Peu après les cris et le verre brisé, les employés du bar avaient rapidement appelé la police pour mettre fin aux agissements du duo destructeur.
Des clients avaient été effrayés, de la vaisselle cassée, et des cheveux tirés ; tandis que le barman s'était éloigné le plus possible pour éviter d'être inclus dans la bagarre en cours.
Shinsuke avait toujours accroché sur son dos une furie que rien n'arrêtait.
« Mais lâchez-moi bordel ! » Hurla-t-il une énième fois.
« Dans tes rêves ! » Répliqua la jeune femme dont il pouvait sentir l'haleine alcoolisée arriver sur lui.
Elle tira encore plus sur les cheveux de l'homme qu'elle prenait pour un cheval, se servant des mèches qu'elle avait entre les mains comme de rennes pour diriger sa monture humaine.
Shinsuke heurta une nouvelle fois le comptoir du bar, faisait sursauter en arrière le barman, et lui arrachant un cri de surprise.
Malgré cela, l'homme plus âgé serra les dents et se redressa en essayant cette fois de défaire les jambes entourées autour de son ventre. Ses mains s'emparèrent des mollets plus fins que les siens, et il les tira pour essayer de les écarter de son torse. Néanmoins, sa tentative lui valut d'être presque scalpé sur place ; la jeune femme tirant violemment sur ses cheveux. Il cria de douleur, et tandis que sa tête était tirée en arrière, il vit du coin de l'œil la couleur caractéristique des gyrophares de police rouge briller par intermittences depuis la rue en contrebas jusqu'aux fenêtres du second étage où ils se trouvaient.
Ravi de voir que les forces de l'ordre étaient enfin arrivées devant l'immeuble, Shinsuke se sentit pousser des ailes. Son calvaire allait bientôt se terminer.
« HA ! La police va bientôt être là et va vous arrêter ! » Jubila Shinsuke.
« Hein ? La police ? » Répéta-t-elle avec stupeur, ses mains relâchant leur prise sur les mèches de cheveux de l'homme.
Est-ce que ces deux mots avaient finalement réussi à la faire dessoûler, et revenir à la raison ?
En tout cas, elle était soudainement immobile et calme, ce qui laissa à Shinsuke une chance inespérée pour tenter de se libérer.
Il se redressa soudainement pour désarçonner la jeune femme, et cette dernière faillit basculer en arrière. Ses jambes, bien serrées autour du torse de l'homme, l'avaient sauvée d'une violente chute sur le carrelage noir du bar.
Toutefois, le fait d'être presque tombée n'était pas ce qui la préoccupait le plus.
« Je peux pas me faire attraper...» Se murmura-t-elle à elle-même assez fort pour que Shinsuke l'entende aussi.
« Fallait réfléchir avant d'agir comme une tarée, » se moqua Shinsuke.
« Si j'me fais prendre, tu te feras aussi embarquer! » Répliqua-t-elle triomphalement.
« Je suis la victime ici ! » Rétorqua avec confiance Shinsuke.
« Demande aux employés, je suis sûr qu'ils ont pas la même vision des choses que toi ! » S'exclama-t-elle.
Aussitôt, Shinsuke lança un regard interrogateur vers un des serveurs à proximité, puis le barman derrière le comptoir ; et son air confiant s'estompa tout aussi rapidement qu'il avait pensé être tiré d'affaire. Chaque visage qu'il avait pu observer reflétait soit de la peur, soit de l'incompréhension. Il n'y avait pas une once de compassion ou d'inquiétude vis-à-vis de l'homme qui en était venu aux mains avec la jeune femme.
« Dites-moi que je rêve… » Balbutia-t-il.
Cependant, la jeune femme ne se laissa pas décourager par les gyrophares rouges qui éclairaient les fenêtres donnant sur la rue principale.
D'une main, elle tira à nouveau sur les cheveux de sa victime, et de l'autre, lui ordonna de s'enfuir en montrant du doigt la porte arrière de l'établissement.
« Par là ! »
« Hein ? » Eut tout juste le temps de dire Shinsuke.
« Si on veut pas se faire attraper, fuyons par là ! » Renchérit la jeune femme.
Elle n'eut pas à le dire une troisième fois, que, son fardeau sur le dos, Shinsuke s'élança vers une des issues de secours menant à l'extérieur et ouvrit sans grande difficulté la porte de sécurité.
La jeune femme, elle, prit un malin plaisir à lui donner des tapes sur le dos en utilisant le plat de sa main, et la force qu'elle y mit commença à faire dessaouler l'homme.
'Elle veut me frapper jusqu'à ce que tout l'alcool dans mon corps soit sorti ou quoi ?!' S'écria-t-il intérieurement.
Il parcourut rapidement le petit couloir qui les séparait encore de la liberté, et suivant un panneau de secours indiquant une issue à emprunter, s'y rua pour enclencher la longue barre servant de poignée.
Comme il s'en doutait, la porte donnait sur les escaliers extérieurs habituellement réservés aux situations d'urgence, et à peine sorti dans l'air froid de la soirée, la jeune femme bondit sur le côté pour descendre de son dos.
« Bien joué ! » S'exclama-t-elle.
Enfin libre, Shinsuke prit une grande inspiration. Cette femme n'allait pas s'en tirer comme ça !
Il se retourna vers elle, prêt à lui décocher une réplique cinglante et violente, et écarquilla les yeux.
Il n'avait même pas eu le temps d'ouvrir la bouche, qu'il avait été heurté de plein fouet par la jeune femme. Ou plus exactement, elle s'était élancée vers lui, et quelque chose de tiède avait heurté ses lèvres. Instinctivement, il baissa les yeux face à la jeune femme qui avait fermé les siens, et se rendit enfin compte qu'elle avait posé ses lèvres sur les siennes pour l'embrasser.
Pétrifié, il resta figé un instant, ne sachant pas comment réagir à ce qui n'était rien de plus qu'un simple contact entre deux bouches.
Il ne pouvait même plus distinguer les symboles et les chiffres sur les divers panneaux lumineux qui pullulaient dans le quartier, ni les gens et la voiture de police dans la rue en contrebas. Tout était devenu flou, comme lointain et oublié. Les sons s'étaient retrouvés étouffés, mis en sourdine comme si le cerveau de Shinsuke lui ordonnait de se concentrer sur autre chose, plutôt que de faire attention à des détails sans importance.
C'était une simple pression sur ses propres lèvres, vraiment. Pourtant, cela suffit à faire hoqueter Shinsuke de surprise, tandis qu'il se demandait ce qu'il faisait là, à cet instant précis, à se faire embrasser.
Il n'en avait aucune idée, à vrai dire. Du moins, c'était ce que son esprit embué par quelques verres d'alcool lui disait. Sans cela, il était sûr qu'il aurait réagi bien plus vite et repoussé la jeune femme sans attendre.
Ses doigts s'agitèrent, ses poings se serrant et se desserrant, et il crut avoir oublié comment respirer.
Cependant, il n'eut pas le temps ni de pleinement réaliser la situation dans laquelle il se trouvait, ni de s'en extirper. C'était quelque chose de passager, qu'il aurait peut-être pu penser avoir rêvé, car il sentit le contact se rompre, et vit la jeune femme faire un pas en arrière avant de rouvrir les yeux.
« Désolée… Tu ressembles beaucoup à quelqu'un que je connais... » Dit-elle à demi-voix.
Shinsuke fronça les sourcils, et fit lui aussi un pas en arrière. Est-ce qu'elle venait de l'embrasser parce qu'elle l'avait pris pour quelqu'un d'autre ? Ou parce qu'il ressemblait à quelqu'un qu'elle connaissait ?
Sur le moment, il se sentit vexé à l'idée que ce geste d'affection ait résulté d'une méprise sur la personne, et s'apprêtait à la réprimander quand elle reprit la parole.
« À force de faire la tête, tes sourcils vont finir collés comme ça, » dit-elle en montrant sur son propre front l'espace entre ses deux sourcils.
L'espace d'un instant, Shinsuke resta silencieux, la bouche entrouverte, sans savoir quoi répondre. Il ne s'attendait pas à ce genre de réflexion de la part de la jeune femme, ni à ce qu'elle utilise précisément ces mots. Il avait l'impression d'avoir entendu quelque chose de familier, sorti de la bouche d'une parfaite inconnue. C'était probablement une coïncidence, la jeune femme n'étant pas vraiment sobre.
« À la prochaine ! » S'exclama-t-elle en lui faisant un signe de la main.
Elle se précipita alors dans les escaliers – plutôt adroitement, pour quelqu'un de saoul – et se mit à descendre les marches quatre à quatre sans perdre un instant.
'Ouais, plutôt à jamais', pesta mentalement Shinsuke.
S'il pouvait éviter de recroiser cette fille complètement folle qui l'avait malmené avant de soudainement l'embrasser, ce serait l'idéal. Il avait suffisamment eu d'émotions fortes pour la soirée, et probablement pour l'année entière.
Resté seul dans l'escalier, il entreprit alors de descendre les marches vers la rue pour éviter la police, et essoufflé, posa une main sur sa poitrine.
Le cœur de Shinsuke battait la chamade, et il n'avait aucune idée de la cause de ces palpitations : était-ce la rencontre qui s'était rapidement transformée en bagarre ? Leur soudaine fuite et l'effort qu'il avait dû faire à devoir courir tout en portant quelqu'un ? Ou est-ce que c'était...
'Non. Ressaisis-toi, Kobayashi Shinsuke !'
Il n'était plus un adolescent depuis bien longtemps, alors ce n'était pas un vulgaire baiser qui allait le mettre dans tous ses états. Il était sûrement encore énervé à cause de l'agression qu'il venait de subir, et certainement encore plein de rancœur vis-à-vis de la jeune femme qui avait déguerpi sans demander son reste. Oui, c'était très probablement la colère qui diffusait cette tiédeur sur sa nuque et ses oreilles. Il n'était pas idiot au point d'apprécier un baiser donné de force par une fille complètement folle.
Et même s'il avait apprécié, c'était trop cher payé que de se faire agresser pour arriver à un tel résultat. Il sentait toujours son crâne en feu, les racines de ses cheveux ayant bien souffert ces dernières minutes.
Frustré, il se gratta brièvement la tête avant de se pencher au-dessus du garde corps en béton pour regarder avec curiosité vers la rue en contrebas. La jeune femme était déjà hors de vue, et il ressentit une pointe de déception manquer de l'envahir tout entier. Ce n'était pas le moment de s'abaisser à ça !
À peine avait-il atteint la dernière marche des escaliers de secours, que deux hommes vêtus d'uniformes de patrouilleurs – avec gilet pare-balles bleu marine, radio attachée sur la clavicule gauche et casquette comme pectoraux arborant fièrement les armoiries de la police – vinrent à sa rencontre.
Réalisant qu'il allait probablement passer la nuit en cellule, Shinsuke reprit enfin totalement ses esprits, comme si l'alcool avait effectivement quitté son corps.