« Écoutez bien tous ! » Tonna la voix de Tsukasa Heizo, 59 ans, et chef de la Section Ventes du Département des Catastrophes Naturelles.
Il était lui aussi assez grand et très musclé, comme s'il allait régulièrement à la salle de sport. Il avait aussi une barbe assez impressionnante, en plus de sourcils épais. Et en quelques paroles à peine, sa grosse voix avait réussi à capter l'attention de tous les travailleurs du huitième étage. Un exploit assez impressionnant, étant donné qu'il avait arrêté près de quarante personnes dans leur travail, et avait leurs regards à tous braqués sur lui.
« N'oubliez pas qu'aujourd'hui, le gouvernement va lister les préfectures reconnues en état de catastrophe naturelle, » déclara-t-il d'une voix sûre et autoritaire. « Alors je compte sur vous tous pour tenir la ligne jusqu'au bout, et si besoin retarder votre travail habituel pour soutenir votre section, et celle voisine de la vôtre ! »
Il y eut quelques hochements de tête, et même des pouces levés en l'air par dessus des cloisons. Puis le travail reprit son cours comme si rien n'était arrivé.
Cela impressionna grandement Hana, qui n'était pas habituée à voir quelqu'un fédérer aussi vite tout un groupe. Mais elle ignorait également qui était l'homme qui venait de parler. Il devait s'agir de quelqu'un d'aussi important que le Chef Kobayashi, pour que tout le monde s'arrête et l'écoute.
Elle ignorait également que rester aussi longtemps assis dans la même position à fixer un écran pouvait être aussi difficile. Elle avait déjà des crampes et mal au dos, et ça n'allait certainement pas s'améliorer, étant donné qu'il n'était même pas encore midi.
De plus, depuis l'annonce de l'homme barbu et maintenant, près de deux heures plus tard, les téléphones s'étaient soudainement mis à sonner de partout dans l'étage. Une véritable cacophonie avait envahi les locaux, les gens tous en même temps au téléphone, et les touches de claviers tapées avec force et rapidité dans un bruit de fond irrégulier et stressant. Au bout du compte, Hana avait même dû jouer la standardiste, à mettre des gens en attente, ou à transférer des appels.
L'excitation et la frénésie ambiante avaient duré pendant un bon moment, ne laissant presque aucun moment de répit ; jusqu'à ce que le même homme barbu ordonne la fermeture des lignes téléphoniques pour la matinée.
La pression était alors soudainement retombée comme un soufflet, les employés visiblement soulagés de ne plus être au cœur de l'action.
Toutefois, même si les téléphones s'étaient tus, un autre élément prompt à stresser les collègues d'Hana avait pris le relais.
« Il y a encore une erreur dans ce devis, alors refais le entièrement ! » Aboya le Chef Kobayashi.
Il avait dû se déplacer jusqu'au bureau du fautif, ce qui n'avait pas aidé avec son état furax. Et comme une sinistre ombre, il avait semé la peur sur son trajet, chacun priant qu'il ne serait pas la cible de remontrances mortelles. Mais Hana, elle, avait calmement observé la scène depuis son poste, observant ce qui se déroulait sous ses yeux.
Le Chef Kobayashi avait imprimé le document erroné de plusieurs pages, et l'avait jeté avec grand bruit sur le bureau de sa nouvelle victime, donnant encore plus de poids à ses menaces.
« Je le veux avant 14h00 dans ma boîte e-mail ! » Ordonna-t-il en fusillant du regard un collègue qu'Hana ne pouvait pas voir ; dissimulé derrière les cloisons grises.
Puis, comme un prédateur observant les environs, le Chef Kobayashi avait relevé la tête, balayant du regard tout l'étage.
Et c'est là que leurs regards s'étaient croisés.
Shinsuke, l'air encore énervé et les sourcils froncés, respirant bruyamment et sa poitrine se levant et s'abaissant en rythme.
Hana, yeux écarquillés sous la surprise de ce contact visuel inattendu, la bouche légèrement ouverte ; comme prise en flagrant délit pendant qu'elle commettait un crime.
Et finalement, c'était elle qui avait détourné le regard en premier, pivotant rapidement sur son siège pour faire face à son écran, et laisser dans son dos un Shinsuke perplexe et encore lui-même un peu surpris d'avoir été regardé directement.
L'amusante scène n'avait pas échappé à Mari, qui sourit légèrement.
« Déjà fatiguée, Shinohara-chan ? » Demanda Mari, en se penchant au-delà de la cloison séparant le bureau de Hana et le sien.
Elle avait demandé d'une voix si gentille et si sympathique, qu'Hana ne put s'empêcher de sourire à la femme plus âgée qu'elle.
« ça va aller, même si j'ai un peu mal au cou... » Avoua Hana, un peu gênée.
Le fait de lever la tête en permanence pour tenter d'apercevoir le Chef Kobayashi n'avait pas aidé, loin de là. Et elle ressentait à présent toute la fatigue accumulée par sa nuque.
Il semblait aussi que Mari avait observé tout le petit manège d'Hana, car elle sourit à son tour à la jeune femme.
« Il est presque midi de toute façon. Tu veux venir manger avec nous, Shinohara-chan ? » Demanda Mari, d'un air enjoué.
Elle avait pris pour acquis que Ren et Yuuto accepteraient la nouvelle dans leur petit groupe. Ou peut-être qu'elle était du genre à mettre les gens devant le fait accompli ?
Au final, ils n'eurent pas leur mot à dire, d'accord ou non avec elle.
Yuuto s'étira en arrière, se penchant en arrière et inclinant ainsi le dossier de son siège.
« Baaaah, j'ai cru qu'on allait mourir ce matin, » se plaignit Yuuto en baillant.
L'ensemble du personnel avait également assisté à l'apparition de l'heure salutaire, « 12h00 », en bas à droite de leur écran d'ordinateur, déclenchant une vague de départs et une ruée à la fois vers les ascenseurs et la salle de pause. Hana fut d'ailleurs amusée de voir ce ballet coordonné de personnes se regroupant par affinités pour soit quitter l'étage, soit prendre d'assaut les distributeurs automatiques et les machines à café.
Instinctivement, elle reporta son regard vers le bureau du Chef Kobayashi.
Et fut choquée de croiser à nouveau son regard.
Il devait déjà être en train de la regarder, avant même qu'elle ne tourne son attention vers lui.
Ses yeux marrons la fusillaient du regard. Et cela la força à nouveau à détourner le regard la première.
Hana était vraiment plus à l'aise quand elle pouvait l'observer sans avoir à le regarder droit dans les yeux. Elle arrivait plus ou moins à regarder les gens face à face. Mais quand on lui renvoyait un regard aussi… Agressif… Elle ne pouvait s'empêcher de céder. Ce n'était pas qu'elle était embarrassée, mais plutôt qu'elle manquait de courage. Et en particulier quand il s'agissait de cet homme.
« Alors, comment était ta première matinée ici, Shinohara-chan ? » Demanda Mari, avec un ton doux. « Et au fait, je peux t'appeler par ton prénom? »
Cette question permit à Hana de se ressaisir, et d'oublier le concours de regards qu'elle avait fait avec le Chef Kobayashi.
« O-oui… » Répondit timidement Hana.
C'était la première fois que quelqu'un qui n'était proche d'elle cherchait à l'appeler par son prénom, alors ce qu'elle ressentait actuellement était quelque peu étrange pour elle. Elle sentait que Mari essayait de nouer un lien avec elle, mais aussi qu'il n'y avait pas d'intention malveillante derrière cet acte.
« Bien ! Dans ce cas, appelle moi Mari ! » Sourit chaleureusement la femme qui était son aînée au sein de la compagnie. « Et donc, Hana-chan, que penses-tu de Marline Insurance ? »
« C'était vraiment… Intense… » Répondit maladroitement Hana. « Je n'ai même pas réellement commencé à travailler, vu que je suis en formation… Mais c'était tout de même impressionnant. »
« Ben il faut dire que t'as pas non plus commencé pendant le meilleur jour, » dit pensivement Yuuto, tout en pivotant plusieurs fois sur son siège.
« Comment ça ? » Interrogea Hana, un peu perdue.
Y avait-il quelque chose qu'elle ignorait, et qui faisait que cette journée était bien plus complexe qu'un jour de travail normal ?
« Le typhon du mois dernier, » déclara simplement Ren, sans même lever les yeux de son ordinateur.
« Ah oui…. Le typhon... » Répéta Mari, soudainement fatiguée et déprimée. « Ce sale typhon... »
La femme plus âgée s'était avachie sur son bureau, la tête entre les bras, et avait soupiré lourdement.
Hana ne pouvait pas voir à cause de la cloison l'expression de son aînée, mais rien qu'au ton de sa voix, elle était sûre que Mari était en train de bouder.
« Un typhon ? Qu'est-ce que ça veut dire ? » Demanda à nouveau Hana, perdue par l'attitude de ses collègues. Elle n'était pas vraiment sûre de ce que signifiait ce mot, ni son importance.
« On va t'expliquer, mais d'abord… Allons manger ! » Dit précipitamment Mari en se levant de son siège, et imitée de près par Yuuto et Ren.
Comme une chorégraphie répétée à l'avance, les trois collègues et amis enfilèrent leurs vestes et prirent leurs sacs et portefeuilles, prêts à partir.
« Ah, ce midi on mange quoi ? » Demanda Yuuto, plutôt ravi de pouvoir enfin sortir du bureau et de se dégourdir les jambes.
« Pas de cuisine épicée s'il vous plaît, j'ai encore mal à l'estomac à cause de la dernière fois », se plaignit Ren.
« On a aussi Hana-chan avec nous, donc il faut penser à quelque chose qui n'est pas trop loin, et pas trop cher... » Réfléchit à haute voix Mari.
« Le restaurant de Mme Oh semble être une bonne alternative, » Proposa Ren.
Ils semblaient sérieusement discuter le choix de leur lieu de restauration afin d'inclure Hana dans leurs plans. Toutefois, elle avait besoin de faire quelque chose avant de manger. Et malheureusement, ça ne pouvait pas attendre…
« Excusez-moi un instant, je dois passer un appel important», s'excusa rapidement Hana. « Alors si vous devez y aller... »
Ses trois collègues furent un peu surpris, et Hana eut une boule au ventre. Ils allaient probablement lui dire que ce n'était pas grave, et qu'elle pourrait venir avec eux une prochaine fois. Elle était habituée à ce genre de réponse. Elle avait toujours eu des empêchements, ce qui l'avait éloignée des autres, à tout moment. Elle était tout de même heureuse qu'ils aient pensé à elle à ce point, mais il fallait se rendre à l'évidence. Ils la connaissaient à peine, et elle leur faisait déjà faux bond…
« Oh, dans ce cas rejoins-nous quand tu as fini, Hana-chan ! » La rassura Mari. « On t'attendra dans le hall, au rez-de-chaussée ! »
La réaction totalement inattendue des trois personnes en face d'elle rendit Hana silencieuse.
Elle ne s'y attendait pas du tout.
Des gens avaient choisi de l'attendre, malgré la situation. Cela lui prouva une fois de plus qu'elle avait rencontré des personnes agréables, qui allaient rendre sa nouvelle vie plus intéressante et joyeuse au quotidien. Cela lui mettait du baume au cœur.
Mari, suivie de Ren, se dirigea vers l'ascenseur, tandis que Yuuto faisait un dernier signe de la main à Hana ; tout en souriant.
Elle lui sourit en retour, avant de récupérer son badge d'employée et son téléphone, et de se diriger vers la porte d'accès à la cage d'escaliers.