Le fracas des eaux résonnait sur plusieurs kilomètres. Ce fleuve qui prenait source dans les Montagnes Noires, non loin du plus haut sommet de la chaîne, était l'un des plus sauvages du continent. Ses eaux sombres abritaient de nombreuses créatures qui ne possédaient même pas encore de nom. Mais depuis longtemps déjà, on racontait que le plus grand danger ne régnait pas dans ces eaux, mais sur le rivage. Aujourd'hui, cette légende était devenue réalité.
Cela faisait trois semaines que j'avais intégré la 97ème section d'éclaireur. Aujourd'hui, Thram nous demandait pour une réunion à quatorze heure trente dans la salle d'entraînement.
Habituellement nous passions tous plusieurs heures par jour dans cette salle, mais pas nécessairement aux mêmes horaires. Nhéa par exemple s'entraînait la nuit, alors que Thram préférait tôt le matin. Personnellement, j'appréciais m'entraîner en fin de matinée, et en fin d'après-midi.
Pendant mon temps libre, je rendais souvent visite à Lisa. Sinon, je restais à admirer les jeunes adolescents à étudier sur le banc de l'Académie des Ethérions.
Il s'agissait d'un endroit unique en son genre, où l'on apprenait aux enfants les valeurs des étherions et le comportement à adopter sur le champ de bataille.
Ce n'était pas une étape nécessaire pour intégrer l'armée, mais intéressante pour apprendre les bases du cobmat et de la survie. Ayant beaucoup voyager avant de m'installer à Era, je pu intégrer l'armée sans apprendre à l'Académie.
Aujourd'hui, les nombreux bourgeons qui ont commencés à apparaître durant la fin de l'hiver offraient aux arbres un magnifique habit de feuillage naissant. Quelques fleurs commençaient à colorer les parterres, tandis que la nature semblait sortir de sa torpeur annuelle.
Le quartier militaire était plus vivant qu'à l'habitude. Les zones d'entraînements extérieures étaient ouvertes, et un grand nombre de personnes venaient profiter de la chaleur du soleil qui nous baignait dans sa lumière matinale.
Nous étions à peu près au milieu du mois d'Avoknir, le troisème mois, sur huit, de notre calendrier.
Ces mois étaient nommés selon les huit héros de la Grande Guerre : Selena et Tressia, de l'hiver, Avoknir et Hera, du printemps, Kuismer et Zealia de l'été, et Guillya et Qythro de l'automne. Ils récapitulaient les 8 mois de la guerre d'il y a 50 ans.
La date exacte était le 14ème soleil d'Avoknir, dédié à Alena, déesse de l'eau, de la 50ème année après le Cataclysme.
Nos jours étaient eux dédiés aux divinités : Alena de l'océan, Io de la montagne, Julya du vent, Honea de la nature, Federa de la foudre, Chaasla du feu, et Nocturnia du néant.
Je me dirigeai actuellement vers le lieu de notre réunion au fin fond du bâtiment de la sixième armée : la salle d'entraînement de la 97ème section. Il était déjà quatorze heure quinze, et je devais me dépêcher. Je parcourrai une myriade de petits couloirs, avant d'arriver devant la porte qui me séparait de ma destination.
Au travers d'une petite vitre au centre de celle-ci, je pouvais remarquer que Thram était déjà présent, attendant assis sur une table, dos à la porte. Cependant, les autres n'étaient pas encore arrivés.
J'entrouvris la porte et me faufila à travers la mince ouverture. Thram se retourna et m'accueillit avec un léger sourire :
" Salut, Alice."
Je lui répondis accompagné d'un petit signe de la main.
"Salut !"
" Tu es la première à arriver. Approche, je vais pouvoir t'expliquer quelques petits détails supplémentaires avant l'arrivée d'Elena et de Nhea."
Je m'approchai de lui. D'innombrables schémas étaient dispersés sur la table.
Une carte de l'île, quelques autres plans un peu plus détaillés, et surtout une demande officielle de l'armée, qu'il me présenta.
Il y était écrit : 'Chasse aux Stigmas, rives de l'Irï, Montagnes Noires.'
" Selon l'administration, une équipe de la première a besoin d'éclaireurs pour étudier le terrain et trouver le repère de la créature. On a autorisation de la tuer si nécessaire, même si ce n'est pas l'objectif premier de la mission. Malheureusement, personne de notre section ne s'est encore jamais aventuré dans les Montagnes Noires, donc je m'informe un peu. "
Mon esprit avait un peu déjanté lorsque le nom de Montagne Noires avait commencé à se propager en écho dans ma tête. Durant mes nombreux voyages, ce fut l'une des étapes les plus éprouvantes.
"Cela ne sera pas nécessaire." dis-je tout en gesticulant ma main. "Je connais un peu ces montagnes, je les ai déjà traversées une fois il y a longtemps. Ce n'est pas un lieu que l'on oublie facilement. Les cartes ne serviront à rien, elles sont trop peu précises, je servirai de guide pour cette mission si tu le souhaites, même si je ne connais pas toute la région."
Il fut surpris, puis pris un air sérieux : "Es-tu sûre de toi ?"
J'acquiesçai d'un signe de tête.
"Très bien" conclut-il.
Il rangea un peu ses feuilles tandis que Nhéa et Elena arrivèrent quasiment simultanément. La réunion pouvait donc commencer.
Thram demanda à tout le monde de s'installer sur des chaises, tandis qu'il écrivait sur un tableau de xénon, l'un des atomes qui se synchronisait le mieux avec l'éther de la craie, qui, quant à elle, apposait un dépôt de matière sur le tableau immatériel.
Le xénon était en réalité utilisé dans les entreprises de détections de l'éther, bien qu'il s'agissait d'un élément rare.
Thram commença par présenter la mission : une reconnaissance du terrain et du territoire défendu par le Stigma.
La région était vaste et peu explorée car très accidentée, ce qui nous désavantageait fortement. Il répartit les rôles : il me désigna comme guide lors de cette mission, tandis que Nhéa et Elena s'occuperaient de la traque. Thram, quant à lui, s'occuperait de la gestion de nos besoins.
Le Stigma que nous devions traquer était, selon les sources, très vieux. Il en était d'autant plus dangereux, bien que sa force ne dépasserait probablement pas la moyenne.
En réalité, les Stigmas dans des régions habités étaient rares, ils avaient du mal à passer le front, correctement défendu par les militaires du Nord.
Mais celui-ci ne semblait pas avoir traversé le front nord, mais semble avoir été là depuis toujours. Probablement apparut-il lors du Cataclysme, voire avant, lorsque les Stigmas ne régnaient pas encore sur la majorité du territoire des hommes.
Il aurait cohabité avec la nature pendant cinquante longues années, et survécu en bravant la pluie, la neige, la chaleur, et la fureur des hommes. Mais il a commis une erreur. Celle d'avoir osé s'attaquer à l'un de nos villages.
Normalement, un tel problème reviendrait à la charge de la capitale militaire la plus proche, c'est à dire Irïs, mais cette dernière ne possédait qu'une très faible puissance de frappe, étant donné que la cité scientifique concentrait ses dépenses et ses capacités dans la recherche.
Thram termina les dernières petites formalités. Il demanda ensuite à tous de nous reposer, car nous partions le lendemain matin aux aurores. Nhéa partit aussitôt. Elena quant à elle, allait voir une amie de la troisième armée. Je décidai donc de la suivre, souhaitant moi-même aller voir Lisa aux locaux de la seconde armée.
Lors du trajet, nous restâmes silencieuses. Elena m'avait prévenue que l'atmosphère était tendue avant les missions. Elle même stressait un peu avant de s'aventurer hors de la ville. Je me séparai d'elle lorsque nous fûmes arrivés aux bâtiments de la troisième armée.
Ils constituaient les artilleurs de nos armées, et se servaient des armes fabriquées par les scientifiques. Ce sont généralement les étherions possédant une faible puissance après leur symbiose qui intègrent cette armée.
Je m'éclipsai avec un vague signe de la main, légèrement confuse par l'absence inhabituelle d'entrain chez Elena.
Les locaux de la seconde armée n'étaient pas très loin, et j'aperçus rapidement Lisa qui se décontractait sous un arbre, à l'abri de la lumière chaude et aveuglante du soleil.
Elle s'était habituée à me sentir arriver, et mon approche, peu discrète, la fit se réveiller. Elle se leva, m'aperçut et vint à moi. Elle protégea ses yeux de ses mains contre la lumière qui l'éblouissait.
" Cela fait combien de temps que tu dors sous cet arbre ? Tu n'as pas de travail ?" la taquinai-je.
Elle se mit à éclater de rire pendant un petit instant.
" Ha ! Non, pas aujourd'hui. Sinon, Alice, comment ça va ?" me renvoya-t-elle en se passant une main dans les cheveux.
Elle me regardait de ses yeux rouges. J'aimais la chaleur qui s'en dégageait. Lisa les détestait car ils lui donnaient un air très rebelle - et elle l'était !
" Ça peut aller. Je pars en mission demain, donc si tu n'as pas de travail, je peux te proposer que l'on passe la journée ensemble ?"
Elle me regardait d'un air surprit, tout en laissant s'échapper un petit cri de frayeur quasiment inaudible.
" Déjà ? Tu n'as vraiment pas de chance ! Où pars-tu ? "
Je lui expliquai vaguement ma mission et lui informa sur mon rôle de guide dans celle-ci.
" Irïs, donc ? Pas étonnant que la mission soit barbante, même pour la sixième armée. Ils nous refilent tous leurs déchets ! A chaque fois qu'ils jugent une mission trop dangereuse où inutile pour le développement de leur ville, ils la refilent à quelqu'un d'autre. "
Nous commencions à marcher lentement. Le temps défilait pendant que nous radotions sur ce que nous allions faire les prochaines semaines, notamment sur le déroulement de ma mission.
Elle me conseilla de garder mes distances de tout combat sauf lorsqu'il serait inévitable. Elle m'offrit de nombreuses astuces, notamment comment trouver de la nourriture sur l'inhospitalier Mont Noir, point culminant du continent.
Le soleil se couchait peu à peu. Lisa me raccompagna chez moi, où nous mangeâmes léger. Elle me quitta à la tombée de la nuit, je me couchai aussitôt qu'elle fut sortie, afin d'essayer de profiter du peu de temps de sommeil qu'il me restait.
Le lendemain matin, à la sixième heure.
Je n'avais pas fermé l'œil de la nuit. Depuis quelques jours, j'étais victime de sévères insomnies. Des cauchemars me hantaient. Des visions d'horreurs, de drames. Des gens mourraient autour de moi.
Une atmosphère de destruction amplifiait le carnage. Même éveillée, les visions de cette folie meurtrière ne s'estompaient pas. Elles envahissaient mon champ de vision. Je me faufilai tant bien que mal vers la sortie de ma chambre, en enfilant au passage mon uniforme.
L'air frais des matins printaniers me réveilla presque instantanément. Les visions disparurent peu à peu, et je pus enfin reprendre mes esprits.
J'étais redevenue moi-même, mais un étrange sentiment de fatigue persistait. Non pas dû à ma nuit d'insomnie, non, mais comme si mon corps était restreint par un fléau, des chaînes et des poids.
Je parvins à avaler lentement mais sûrement les quelques centaines de mètres qui me séparaient du portail en direction d'Irïs. Il me fallut plus longtemps que prévu afin d'atteindre ma destination.
J'aperçus l'équipe qui s'était déjà réunie devant le portail en m'attendant. Je tentai de cacher du mieux que je pouvais mon malaise.
En m'approchant, je sentis rapidement que Nhéa m'avait démasqué. Il n'en dit cependant pas un mot. Elena et Thram, quant à eux, n'en virent pas la moindre couleur.
" Salut Alice." dirent les deux ignorants en cœur.
" Salut. Désolée pour le retard. Vous m'attendiez depuis longtemps ?" répliquai-je, embarrassée.
" Ne t'inquiète pas. Le vieux ne va pas te faire la moue pour si peu."
Elena semblait s'être remis depuis hier, où elle ne m'avait accordé que quelques mots. Je reconnu rapidement son entrain, et sa capacité à rapidement détendre l'atmosphère.
D'ailleurs, la figure mécontente de Thram s'empourpra légèrement, divisée entre la colère et l'embarras.
" Combien de fois devrai-je te dire que je ne suis pas vieux ! Je n'ai que trente-quatre ans. Regarde Nhéa a presque mon âge ! "
" Sept ans de moins..." Rétorqua rapidement Elena.
Nhéa, lui ne broncha pas. Comme à son habitude, il ne laissa pas échapper un mot. Je sais qu'il est très ami avec Thram, mais en dehors de cela, je ne l'ai entendu parler que quelques fois, et je ne sais pas grand-chose sur cet homme pour le moins obscur, que je connaissais pourtant déjà depuis trois semaines.
Thram changea rapidement de sujet :
" Bon, quoi qu'il en soit, nous ne sommes pas en avance. Donc au lieu de bavasser sur des sujets inutiles, avançons, j'aimerais terminer cette mission en deux semaines si possible."
En deux semaines... Je ne dis rien, mais son espérance de finir la mission en ce laps de temps était largement réalisable. Il nous faudrait deux à trois jours pour atteindre le lieu des recherches, et probablement une semaine le temps de repérer notre cible et d'apprendre à connaître ses habitudes, ses lieux de chasses, ... au final, deux semaines de mission semblait être une durée raisonnable.
Thram emprunta le portail en premier. Nhéa et Elena le suivirent sans attendre, et je traversai en bonne dernière le portail qui me séparait d'une ville qui ne m'étais pas inconnue, y ayant vécu il n'y a que quelques mois de cela : Irïs.
Lors de mes longs voyages, lorsque j'étais plus jeune, je m'arrêtai parfois dans des villes et villages de contrées plus ou moins reculées. C'est ainsi que je m'arrêtai pendant quelques semaines dans cette grande ville.
Lorsque nous arrivâmes dans cette métropole, le premier détail choc fut le changement de luminosité : de par sa position parmi les montagnes avoisinantes, uniquement constituées de roches volcaniques noires, il régnait dans cette ville une obscurité quasiment constante, les rayons du soleil ne parvenant pas jusque dans l'enceinte de la ville. Le ciel était quant à lui constamment couvert de nuages, bloqués par les cimes.
Un grand nombre d'écriteaux lumineux jonchaient les murs, et une ribambelle de feux d'éthers flottaient dans les airs, tel l'éclat d'un million de petites lucioles illuminant cette ville dont le génie était connu du monde entier.
Nous avancions au pied de tours gigantesques, construites dans un métal extrêmement sombre. Une couche de verre protégeait ce métal de la corrosion, des effets néfastes du temps et de l'altitude.
Ces tours montaient jusqu'aux cieux, à la limite du célèbre bouclier qui enveloppait Irïs de n'importe quelle attaque. Nous pouvions d'ailleurs l'observer aisément : régulièrement, de petites gerbes bleues et roses témoignaient de la présence d'un puissant champ électromagnétique.
Ce bouclier n'avait pas pour seule fonction d'empêcher les Stigmas de pénétrer dans l'enceinte de la ville. Il bloquait absolument toute attaque. Il empêchait la pluie de pénétrer sur la surface habitée, et bloquait les orages causés par l'éther de foudre dans l'air qui désactivaient parfois momentanément les appareils qui en possédaient.
Sous ce dôme, un dispositif qui combinait une ancienne technologie à la nouvelle, permettait de réguler entièrement le climat et la qualité de l'atmosphère.
Ainsi, la pluie qui tombait était saine, l'orage n'était plus néfaste pour les engins constituant de l'éther, et la température était toujours régulière selon la saison : froid en hiver, mais sans gel, chaud en été, mais ne dépassant pas une certaine limite. Ils avaient tenté de créer une ville parfaite à vivre.
Mais même avec toutes ces créations, il fallait encore lever les yeux pour découvrir la véritable merveille de cette ville : Epsilon, la plus puissante arme créée par l'homme.
Il s'agissait d'un canon à éther concentré. Près de cent milles cristaux d'éthers étaient utilisés, et plusieurs équipes de scientifiques s'attelaient toujours à l'entretenir et à l'améliorer chaque jour, au cas où le canon venait à être utilisé.
Il régnait sur le ciel de la ville de toute son envergure, preuve que l'humanité n'avait pas encore abandonné la guerre perdue il y a 50 ans.
Nous nous dirigions rapidement à travers la ville. La neuvième heure de la journée entamait sa course tandis que nous traversions de nombreuses rues qui se ressemblaient toutes.
La mentalité des habitants de la ville m'étonnait toujours autant. Ils étaient imbus de leur personne, sûrs d'eux, égoïstes. Un profond sentiment de rejet se faisait ressentir dans leur regard.
Elena en était d'ailleurs mêlée à un sentiment d'incompréhension et de profonde tristesse qui ne semblait pouvoir germer en elle par d'autres moyen qu'en se tenant à mon bras.
Peu à peu le décor commençait à changer. D'une ville moderne, nous arrivâmes à un entassement de taudis. Il s'agissait du quartier pauvre de la ville. Extrêmement grand, il n'était qu'en partit protéger par le bouclier. Nous avancions dans cet amas de taule et de bois qui formait diverses constructions où les malheureux passaient leur journée.
La plupart des personnes qui vivaient dans cet endroit ne travaillaient pas, et dépendaient du peu de valeureux à tenter leur chance à la chasse. Le taux de mortalité était très élevé. Nous accélérâmes la cadence, car une fois encore, nous n'étions pas les bienvenus ici.
Avant de quitter la ville, nous franchîmes le bouclier de par un poste de contrôle située à sa frontière, qui avait l'autorisation de couper partiellement l'alimentation du bouclier, sur quelques mètres de sa surface.
Une fois au dehors, mon équipe fut choquée : il était censé être onze heures, mais il faisait aussi noir que lors d'un crépuscule d'hiver.
" Cela est dû à ces roches noires, qui nous entourent. Ce sont des roches volcaniques qui ont la particularité d'absorber totalement la lumière. Comme rien n'éclaire au dehors du bouclier d'Irïs, la région est plongée dans un crépuscule sans fin. " dis-je d'une voix mélancolique.
Mes camarades regardaient tous autour d'eux, en dehors de Nhéa, qui, à ma grande surprise, m'interpella :
" Es-tu triste ?" dit-il d'une voix douce et calme.
Je le regardais avec des yeux larmoyants, et lui répondit d'une voix enrouée :
"Un peu, oui. Cet endroit me rappelle de nombreux bons et mauvais souvenirs."
Je me rappelais de ces longs voyages, au fond de ces montagnes... La vie y était des plus sauvage. Aucun autre endroit au monde n'était plus libre que ces montagnes, sauf peut-être les grandes steppes de l'est. La nature avait récupéré tous ses droits.
Mais la trace d'une force contre-nature se développait de plus en plus parmi ce pays de roche noire. Les animaux changeaient peu à peu, et les bois se faisaient plus dangereux.
Rares sont ceux qui osaient s'approcher de la forêt au pied des montagnes noires, le Bois Mort. On disait que les arbres, dépossédés de leur feuillage, se déplaçaient parfois, que la forêt changeait régulièrement, et qu'une véritable aura maléfique se dégageait de son centre.
" Dépêchons-nous." dit Thram d'une voix basse, sans doute abasourdit par l'état déplorable de la région.
Les choses avaient changé. Plus nous nous dirigions vers le sud, plus les effets néfastes du Cataclysme d'il y a 50 ans se faisaient ressentir.
Seule Era était relativement protégée de ces effets grâce à la source d'éther présente dans les montagnes aux abords de cette ville.
L'homme devait dorénavant évoluer dans un monde qui lui était hostile, ou tout du moins différent, qui ne serait probablement plus jamais en paix.
Nous avancions rapidement sur la faible pente qui menait à la source d'Irï, non loin du sommet du Mont Noir, par-delà les nuages. Nous arrivâmes rapidement au fleuve.
Le bruit dégagé par ce torrent infernal était incroyablement élevé. C'est à peine si nous pouvions nous entendre parler. Nous continuâmes à longer le cours d'eau qui se transforma rapidement en une petite rivière toute aussi agitée, mais beaucoup moins bruyante.
Nous entrâmes finalement dans un petit bois, où nous avions prévu de nous arrêter pour la nuit. J'avais préalablement choisi ce bois car le maléfice n'avait pas encore atteint cette zone. Peut-être était-elle protégée par une source d'éther, ou par je ne sais quel autre bienfaiteur.
Quoi qu'il en soit, selon les dires de Lisa, je pouvais trouver de la nourriture en abondance aux alentours.
La mélodie constante du fleuve, les chants des oiseaux nocturnes et les aléas de la vie sylvestre nous berçaient tandis que les étoiles nous illuminaient de leur splendeur. Nous avions déterminé chacun à un tour de garde. Le mien arrivait en dernier.
Avant celui-ci, je dormis pour la première fois depuis longtemps sans aucun souci. Je me réveillai aux alentours de la quatrième heure de la matinée.
Mon tour de garde débutait. A vrai dire, rien ne pouvait réellement nous arriver ici, pas vrai ? J'en profitai donc pour partir à la découverte des alentours.
Je longeai la rivière, tout en prêtant bien attention à ne pas trop m'éloigner des autres. Le magnifique bruit des rapides me fit sombrer dans une rêverie, de laquelle je ne me libérai qu'une bonne heure après.
Le soleil devait déjà commencer à se lever, mais nous comptions nous reposer jusqu'à la septième heure de la matinée.
Je profitai des deux heures devant moi afin de réunir un petit festin pour l'équipe, à leur réveil. Je trouvai un bon nombre de fruits, mais aussi quelques animaux que je chassai sans vergogne avec le pouvoir des Abysses. Si quelqu'un m'observait, il serait peut-être en train de désespérer : user d'un tel pouvoir sur d'inoffensives créatures !
Cela me permis de remarquer que mes cibles ne s'enflammaient pas forcément si je ne concentrais qu'une infime partie de mon pouvoir dans la flèche que je décochai.
Ainsi, la blessure pouvait s'apparenter à celle causée par une flèche normale. Cela était relativement pratique pour chasser sans pour autant massacrer la viande.
La septième heure entamait sa course lorsque je revins au camp. Le feu s'était presque éteint, mais Nhéa, Elena et Thram dormaient encore paisiblement. J'en profitai pour organiser nos affaires et la nourriture que j'avais apporté.
Nous avions pour une semaine de provisions, que je rangeai délicatement dans un 'sac sans fond', un sac peu commun qui, grâce au pouvoir de l'éther, pouvait conserver un grand nombre d'aliment sans pour autant nous encombrer.
Inconvénient : le poids se faisait toujours ressentir. Heureusement, la marchandise que j'avais apporté ne pesait pas plus de huit kilos, un soldat aguerri comme Thram pouvait donc facilement s'en charger.
Mes camarades se réveillèrent quelques minutes plus tard. Ils furent surpris devant la quantité de nourriture présente sous leurs yeux.
" Incroyable, Alice, tu as réussi à récupérer autant de nourriture ? C'est le bonheur des éclaireurs de posséder une telle quantité de provisions ! Avec cela, nous pourrons tenir des jours !" s'écria Thram après avoir réalisé l'ampleur de mon exploit, que je ne trouvais pourtant pas si incroyable.
" M-Merci... Je suis contente que cela te fasse autant plaisir..." Balbutiai-je.
Nhéa et Elena admirait la diversité des produits, tandis que je finissais de les ranger calmement. Trente minutes plus tard, nous étions partis, en route au travers des pentes abruptes des Montagnes Noires.
Nous étions à encore quelques heures de marche de la source que la rivière se transformait déjà peu à peu en un petit ruisseau, que l'on perdait de vue régulièrement, se réfugiant dans de petits canyons ou déferlant en cascade.
Le milieu était des plus sauvages, les arbres se montraient de moins en moins nombreux, et la quantité de nourriture disponible diminuait à vue d'œil.
Peu à peu, le sol se recouvrait de neige et la température tomba rapidement en dessous de zéro. Nous arrivions dans les terres inhabitées du mont le plus haut du continent : le Mont Noir.
Le nombre important de conifères présents empêchait tout repérage de notre position, nous nous fîmes donc exclusivement à ma capacité à me remémorer le chemin.
Il s'agissait de la seule route qui reliait Era à Irïs, et n'importe quel vagabond qui souhaitait voyager entre ces deux villes sans emprunter de portail était condamné à s'aventurer sur cette route dangereuse, où s'engager est plus facile que d'en sortir.
Nous arrivions à destination au soir. La nuit était déjà tombée lorsque nous établissions le camp. On avait décidé que le premier tour de garde me revenait.
La première heure, je ne faisais que tourner en rond, réfléchissant à ce qu'il allait se passer ensuite. Puis, ne pouvant rester assise à ne rien faire plus longtemps, je décidai à passer les deux heures restantes à explorer les alentours.
Je longeai momentanément le ruisseau qui se trouvait non loin du camp, puis explorait la faune et la flore de la région. Je me rappelai que certaines créatures de la région avaient muté afin de survivre aux lois de cet environnement peu accueillant.
Ma curiosité m'amena jusqu'à fouiller dans des terriers, des troncs d'arbres, ou autres trous où de nombreux petits animaux tels que des lièvres ou des écureuils pouvaient vivre.
Mais tout le monde connait le proverbe : la curiosité est un vilain défaut.
Il était là dans un bosquet, m'attendant. Je m'approchai, inconsciente du danger.
J'écartai quelques branches, et je vis la créature.
Elle était devant moi, debout, le visage menaçant.
Elle possédait de longues griffes, des crocs incroyablement longs et pointus. Elle s'avança d'un pas, puis d'un autre. J'en reculai du triple. Elle était probablement deux fois plus grande que moi, et, avec un peu de recul, ressemblait fortement à un être humain. Sa peau était recouverte d'écailles, et de longues ailes draconiques s'étendaient jusqu'au sol.
Cela ne faisait aucun doute : je faisais face à un stigma.