La nuit était mon alliée.
Dans le silence du dortoir, alors que mes compagnons de chambre dormaient paisiblement, je me glissai hors de mon lit. Chaque geste était lent, précis, comme les rouages d'une mécanique bien huilée. Cette routine n'avait plus rien d'exceptionnel.
Et pourtant, je ne pouvais m'empêcher de sentir cette tension au creux de mon estomac. Cela faisait dix ans que j'étais dans ce monde. Dix ans depuis ma mort...
Je m'arrêtai à l'angle d'un couloir, mes sens en alerte. Si je me faisais attraper, je préférais ne pas imaginer les conséquences. Ces pensées, comme une ombre persistante, m'accompagnaient à chaque pas.
Dès le jour de ma naissance, je savais que quelque chose n'allait pas ici. Les regards de ce jour-là… Ce n'étaient pas ceux qu'on adresse à un nourrisson. C'était comme si je n'étais pas censé exister.
J'ai soupiré un frisson parcourant mon dos. Essayant de me ressaisir, je secouai frénétiquement la tête avant de claquer légèrement mes joues, sacrifiant au passage ma discrétion mais je ne comptais pas m'arrêter maintenant.
Je continuai ma progression, vérifiant chaque couloir, chaque ombre. Quand j'arrivai enfin à la petite porte donnant sur l'extérieur, je pris soin d'étouffer le grincement des charnières en la poussant lentement.
L'air frais de la nuit m'enveloppa, et un soupir soulagé échappa à mes lèvres. La lune, pleine et radieuse, projetait une lumière argentée sur les jardins silencieux du domaine. Seuls les murmures du vent dans les arbres et le doux clapotis d'un ruisseau rompaient le calme ambiant.
Guidé par ces sons familiers, je me mis en route. Mes pas me menèrent à une clairière cachée, bordée d'arbres imposants et d'herbes hautes. C'était mon sanctuaire, un endroit que j'avais découvert lors d'une balade et que je m'étais approprié.
Et la raison pour laquelle je m'entraînais en secret ? Malgré l'amnésie partielle qui brouillait les détails de mon ancienne vie, j'avais conservé des fragments de souvenirs. Des souvenirs liés à la culture du mana de... Dicathen?
Je pris une profonde inspiration, laissant l'air frais de la nuit remplir mes poumons.
Mes mains tremblaient légèrement, mais ce n'était pas à cause du froid. L'excitation, l'anticipation... chaque fois que je venais ici, je ressentais la même chose.
Je me mis en position, mes jambes légèrement écartées, les genoux fléchis, et je posai mes mains à plat contre le sol. Je fermai les yeux et me concentrai sur la chaleur qui émanait de mon corps.
Le mana.
Il était là, comme une rivière invisible qui circulait en moi, attendant d'être guidée. Je visualisai ce flux, l'imaginant serpenter de ma poitrine jusqu'à mes mains.
« Canaliser… diriger… contrôler », murmurai-je, répétant ces mots comme un mantra.
D'abord, une faible lueur bleutée apparut au creux de mes paumes. Un frisson parcourut mon échine, un mélange de peur et de fierté. Cela faisait des mois que je m'entraînais en secret, utilisant les fragments de souvenirs que je possédais sur la culture du mana. Mais ce soir, pour la première fois, la lumière était stable.
Je tentai une première application simple : un filet d'eau. Je tendis une main vers le ruisseau voisin, imaginant le mana s'étirer comme un pont entre moi et l'eau. L'air vibra légèrement, et je sentis une résistance au bout de mes doigts.
Un filet d'eau se détacha du ruisseau, ondulant paresseusement dans les airs avant de s'effondrer à mes pieds. J'éclatai de rire, un mélange de soulagement et de triomphe.
« Ça marche… ça marche vraiment », soufflai-je.
Mais avant que je ne puisse savourer davantage ma réussite, une chaleur intense se manifesta sur mon front. C'était comme si quelque chose essayait de percer ma peau.
Je portai instinctivement la main à mon front, mais il n'y avait rien, seulement cette sensation étrange, comme une pulsation, une énergie qui cherchait à se libérer.
Mon sourire s'effaça. Était-ce normal ?
Je pris une seconde pour me calmer. « Ce n'est rien. Ce n'est qu'un signe que je progresse », me rassurai-je, bien que mes mains tremblaient à nouveau, cette fois pour une toute autre raison.
Le craquement d'une branche brisa soudain le silence.
Je me redressai d'un bond, les muscles tendus, les yeux fixés sur l'ombre mouvante entre les arbres. Un long moment s'écoula sans qu'aucun bruit ne rompe le silence, mis à part le martèlement de mon cœur dans mes oreilles.
Puis, une voix grave et autoritaire retentit, me faisant presque sursauter : « Sortir en pleine nuit, sans autorisation… Tu as du cran. »
La silhouette se précisa, éclairée par un rayon de lune. Un homme au regard perçant s'avança, vêtu de l'uniforme sobre des surveillants du domaine. Un bâton en bois sombre pendait à sa ceinture, et ses yeux me scrutaient avec une suspicion glaciale.
Je pris une inspiration tremblante, tentant de garder mon calme. « Je… je voulais juste prendre l'air », improvisai-je, ma voix légèrement tremblante.
Un rictus moqueur étira ses lèvres. « Prendre l'air, hein ? Et cet air, tu le prends toujours aussi loin de tes quartiers ? »
Je savais que j'étais en mauvaise posture. Les surveillants étaient des hommes entraînés, loyaux au sang qu'ils servaient et implacables envers ceux enfreignant ses règles. S'ils découvraient mes entraînements secrets, ce serait bien plus qu'une simple punition.
Il s'approcha, ses pas résonnant doucement sur l'herbe humide. « Alors, dis-moi… pourquoi sentirais-tu le mana ? »
Mon sang se glaça. J'avais sous-estimé leur sensibilité au mana. Même si je m'efforçais de contenir mes énergies, il était clair que quelque chose m'avait trahi.
« Le mana ? Je ne sais pas de quoi vous parlez », tentai-je, feignant l'ignorance.
Son regard se durcit. Il n'était pas du genre à croire aux coïncidences.
« Ne joue pas à ce jeu avec moi, gamin. Tu sais aussi bien que moi que le mana est strictement contrôlé ici. Qui t'a enseigné ? »
Je déglutis difficilement. Un frisson parcourut ma colonne vertébrale tandis qu'il avançait encore d'un pas, menaçant. Je reculais instinctivement.
« Personne… je vous le jure », murmurai-je, conscient que cela ne ferait que l'énerver davantage.
Je devais trouver un moyen de m'en sortir, et vite.
L'idée me frappa soudain. Un bluff. C'était risqué, mais c'était peut-être ma seule chance.
Je baissai légèrement la tête, comme un enfant pris en faute, et murmurai :
« Je voulais juste… m'entraîner un peu. Ma t-tête… elle me fait mal, parfois. J'ai pensé que ça m'aiderait. »
Sa méfiance sembla vaciller un instant. « Ton noyau ? » répéta-t-il, sceptique.
« Oui… depuis quelque temps, il brûle parfois, ici », dis-je en indiquant timidement l'origine de la chaleur que j'avais ressenti plus tôt, tout en gardant la tête basse pour éviter qu'il ne voie la panique dans mes yeux.
Il plissa les yeux, comme s'il essayait de déterminer si je mentais. Après un long silence, il finit par reculer légèrement.
« Retourne à ta chambre. Immédiatement. Si je te reprends ici… » Il laissa sa menace en suspens, mais son regard suffisait à me faire comprendre les conséquences.
Je m'inclinai rapidement puis m'éclipsai sans demander mon reste. Je savais qu'il ne m'oublierait pas. Pire, il pourrait attendre la première occasion pour sévir.
Alors que je regagnais mon lit, le cœur battant toujours à tout rompre, je sentais encore son regard peser sur moi, comme s'il m'avait marqué. Il n'allait pas en rester là. Je le savais, je devais redoubler de prudence à l'avenir.