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Chapter 8 - Le Jardin d'Axiome

La charrette s'arrêta brutalement, projetant les esclaves les uns contre les autres. Quatro, toujours silencieux, redressa son dos raide et observa autour de lui. Ils avaient traversé l'arche noire et pénétré dans ce qui semblait être une vaste cour, bordée de murs scintillants, ornés de mosaïques dorées et argentées. Pourtant, sous cet éclat trompeur, le sol était jonché de détritus et de flaques sombres d'un liquide poisseux. Le cœur du jardin était dominé par des fontaines monumentales. Le vin en coulait à flots, rouge sombre, éclaboussant le marbre blanc déjà taché. Des esclaves à genoux, les lèvres tremblantes, tendaient leurs mains vers les jets pour apaiser leur soif, mais des gardes en armures les repoussaient avec des coups de bâton.

L'air, déjà lourd et nauséabond dans les ruelles d'Etamenki, devenait ici presque insupportable. Une puanteur complexe, mélange d'excréments, de viande pourrie et de parfums trop sucrés, semblait s'infiltrer dans les narines comme un poison invisible. Quatro vit plusieurs esclaves plier sous l'odeur, leurs corps secoués de spasmes violents avant de vomir sur le sol crasseux.

Des hommes vêtus de longues robes noires s'avancèrent, portant des masques d'un cuir noir, brodé de fils d'or. Ils lançaient des ordres d'une voix froide.

"Masques pour tous ! Les nouveaux ne tiendront pas sans eux."

Quatro et Ventio furent arrachés de la charrette par des mains rugueuses. Un masque fut poussé dans leurs mains, un objet bizarre et alourdi d'un réservoir intégré contenant un parfum puissant. L'odeur qui s'en échappait, bien qu'étrangement fruité, semblait adoucir le poids insupportable de l'atmosphère environnante.

"Mets-le, murmura Ventio. Tu n'as pas envie de respirer cet enfer."

Quatro obéit sans un mot. Dès qu'il fixa le masque sur son visage, le changement fut immédiat. L'air, bien que toujours oppressant, devenait supportable, et l'envie de vomir son dernier repas s'atténua. Pourtant, l'odeur artificielle du parfum n'était pas moins désagréable, une prison pour les sens dans un enfer sans issue.

Une voix retentit soudain, sèche et autoritaire.

"Ceux-là, les deux Premiers Hommes. À part."

Les esclaves restants furent alignés et emmenés vers une autre partie du jardin, tandis que Quatro et Ventio étaient tirés à l'écart par deux gardes massifs. Ils furent conduits sous un péristyle orné de colonnes torsadées, chaque relief dépeignant des scènes de souffrance et d'excès grotesques.

"Vous avez de la chance, murmura l'un des gardes avec un rire glauque. Le grand Parfumeur en Chef cherche des mains résistantes. Les Premiers Hommes sont réputés pour leur endurance face aux poisons et aux vapeurs toxiques."

Ventio, sous son masque, lança un bref regard à Quatro. Le prince, fidèle à lui-même, resta impassible, mais son esprit enregistrait chaque mot. Il comprit que cette fausse croyance pouvait devenir une arme, une opportunité pour pénétrer plus profondément dans ce palais maudit.

Ils furent menés à travers une série de passages sinueux, bordés de murs étouffants, où les vapeurs s'intensifiaient à chaque pas.

Devant eux ce présentait une immense porte de bronze gravée par des motifs floraux qui s'ouvrit lentement; dévoilant une salle où des fumées multicolores flottaient dans l'air comme des spectres. Une voix aiguë, posée et teintée de mépris, s'éleva depuis les ombres.

"Enfin, les pièces rares que l'on m'a promises."

Le Parfumeur en Chef apparut, drapé dans un manteau chatoyant, son visage dissimulé derrière un masque d'ivoire sculpté en forme de visage féminin. Il se tenait au milieu de cuves bouillonnantes et de machines étranges, entouré d'assistants anonymes qui travaillaient sans relâche, leurs gestes précis mais empreints d'une nervosité palpable.

Il s'approcha lentement de Quatro et Ventio, observant chacun comme un collectionneur jaugeant un trésor potentiel.

"Nous verrons si votre réputation est méritée. Ici, le poison ne pardonne pas !"

Quatro ne répondit rien. Sous le masque, ses yeux restaient fixés sur le Parfumeur, froids et calculateurs. Derrière ce silence, il savait qu'il venait de franchir un seuil important. Chaque pas le rapprochait de son but, mais chaque pas, aussi, l'enfonçait plus profondément dans les abysses d'Etamenki.

Le Parfumeur en Chef s'approcha de Ventio, ses yeux dissimulés derrière le masque d'ivoire, mais son regard semblait sonder l'âme de l'ancien parfumeur. Il tourna lentement autour de lui, le jaugeant comme un chasseur observe sa proie.

"Comment t'appelles tu ?" murmura-t-il, sa voix trainante marquée d'un soupçon d'interrogation.

Ventio hocha la tête avec une servilité feinte.

"Sariud, maître. Je viens des ports de l'Est. Je ne suis qu'un simple esclave."

Le Parfumeur s'arrêta un instant, ses doigts fins effleurant le menton de son masque.

"Curieux. Tu as une odeur familière. Une fragrance presque éteinte, mais qui flotte encore. Aurais-je croisé un homme de ton lignage autrefois ?"

Ventio baissa humblement la tête.

"Je n'ai jamais quitté les ports, maître. Et maintenant je suis à votre service."

Un long silence suivit. Quatro, immobile, observait attentivement cette confrontation. Il sentit la tension dans les épaules de Ventio, la façon dont il évitait de croiser directement le regard masqué du Parfumeur. Le prince savait que son compagnon cachait bien plus qu'il ne l'avait laissé entendre jusque-là.

"Peut-être" fit finalement le Parfumeur en Chef, brisant le silence d'un geste nonchalant. "Qu'importe. Si tu es utile, tes secrets, réels ou imaginaires, mourront avec toi dans mes ateliers et mes laboratoires."

Il pivota brusquement, sa cape chatoyante balayant le sol noirci de résidus chimiques.

"Gardes ! Emmenez-les aux dortoirs. Demain, ils commenceront."

Deux hommes massifs s'avancèrent, attrapant Quatro et Ventio par les épaules pour les pousser à travers une série de couloirs étroits, leurs murs suintants, alourdissant l'air déjà épais. La lumière des torches vacillantes jetait des ombres effrayantes sur le passage, donnant vie à des silhouettes menaçantes. Ils débouchèrent finalement dans une salle basse de plafond, exiguë et puante. C'était le dortoir des esclaves, un lieu si misérable qu'il semblait à peine digne d'êtres humains. Sur le sol, des lits grossiers en paille étaient alignés, chacun séparé de l'autre par une distance à peine suffisante pour allonger un bras. Contre le mur, trois seaux trônaient comme des reliques absurdes : l'un rempli d'une eau douteuse, un autre contenant une bouillie informe servant sans doute de nourriture, et le dernier, pestilentiel, destiné aux excréments.

Quatro fut saisi par le dégoût. Les murs étaient couverts de tâches indéfinissables, et une odeur acide flottait dans l'air, mélange de sueur, de pourriture et de matières organiques. L'idée que ces immondices puissent être réutilisées dans la création des parfums d'Etamenki ajoutait une couche d'horreur à ce tableau déjà répugnant.

"Bienvenue chez nous" souffla Ventio avec un sourire amer, avant de se laisser tomber sur un lit de paille.

Quatro resta debout un instant, ses yeux parcourant l'espace délabré. Il n'avait jamais connu une telle misère, même sur les champs de bataille les plus sanglants. Pourtant, il n'exprima aucun mot de plainte. Sa rage et sa détermination lui tenaient lieu de bouclier contre la nausée et le désespoir. Il s'assit sur un lit à l'écart, tentant d'ignorer la saleté qui collait à ses vêtements et à sa peau. Ses pensées vagabondèrent vers sa sœur, cette ombre insaisissable qui guidait chacun de ses pas depuis qu'il avait quitté son royaume.

Comment avait-elle pu survivre dans un lieu aussi sordide ?

Était-elle encore en vie ?

Il réalisa qu'il ne connaissait rien d'elle.

Ni son nom, ni son visage.

Rien, sinon le poids de sa promesse à lui-même : la retrouver, coûte que coûte.

Mais cette ignorance le hantait...

Comment saurait-il qui elle était lorsqu'il la croiserait ?

Et si elle ne le croyait ou alors elle le mépriserait pour avoir abandonné son royaume et son peuple dans sa quête insensée ?

Quatro s'allongea enfin, le corps lourd de fatigue. Le sommeil ne vint pas immédiatement. La puanteur, les râles des autres esclaves, les pensées obsédantes; tout conspirait pour l'enchaîner à un éveil douloureux. Finalement, la lassitude triompha. Avant de sombrer, une dernière question brûla dans son esprit comme une flamme vacillante : qu'avait-il sacrifié pour retrouver cette sœur qu'il ne connaissait même pas ?

Dans la pénombre du dortoir, parmi les gémissements des âmes brisées, Quatro sombra dans un sommeil agité, d'un prince sans royaume.