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Chapter 45 - Chapitre 45

La nuit tombait lentement sur la plantation. Les derniers rayons de soleil se reflétaient sur les feuilles des cannes à sucre, transformant le paysage en un tableau doré qui masquait une réalité bien plus sombre. Aniaba, dissimulé dans l'ombre d'un manguier massif à la lisière de la plantation, observait en silence. Ses yeux, aussi aiguisés qu'un faucon, suivaient les allées et venues des esclaves et des gardes, chaque détail gravé dans son esprit comme une carte stratégique.

Il avait choisi cette plantation pour une raison claire : son maître, un homme nommé Augustin Duverger, était une figure de terreur. Réputé pour sa cruauté sans borne, il faisait fouetter ses esclaves pour la moindre infraction, leur infligeant des mutilations pour ses propres amusements. Même ses proches n'étaient pas épargnés. Sa femme, Élisabeth, portait sur son corps les marques des violences conjugales, et ses enfants, deux garçons et une fille de 17 15 et 13 ans, reproduisaient cette brutalité sur les domestiques plus jeunes. Aniaba ressentait un mélange de rage et de dégoût en observant cette famille dysfonctionnelle.

Cependant, il avait décidé de ne pas laisser sa vengeance aveugler son jugement. Tous les maîtres n'étaient pas égaux dans leur culpabilité. Aniaba avait rencontré des planteurs qui, bien que partie intégrante du système esclavagiste, avaient montré des signes de compassion, voir de lutte contre le système. Certains avaient affranchi leurs esclaves, d'autres avaient reconnu leurs enfants métis comme légitimes, les élevant avec dignité. Ceux-là ne seraient pas épargnés, mais leur punition serait différente : il se contenterait de libérer leurs esclaves et de brûler leurs propriétés, les laissant pour les moins coupables partir avec leur vie. Ils devaient apprendre qu'aucune richesse ne pourrait être acquise et subsister grâce à l'exploitation d'autres êtres humains.

Pour les autres, comme Duverger, la sentence était plus claire. Leurs corps mutilés seraient un rappel pour tous que la justice finit toujours par frapper, tôt ou tard. Aniaba était la Main des Loas, et ce soir, il distribuerait leur colère avec une efficacité impitoyable.

Il avait passé toute la journée à surveiller les mouvements dans la plantation. Les gardes, bien que nombreux, suivaient des rondes répétitives, laissant des fenêtres d'opportunité. Les esclaves, fatigués et affamés, terminaient leurs tâches en silence, les épaules affaissées. Certains échangeaient des regards furtifs, des murmures d'espoir ou de désespoir, sans jamais trop s'attarder.

Il nota également les déplacements de la famille Duverger. Augustin restait souvent dans son bureau, un verre de rhum à la main, examinant ses registres. Élisabeth, lorsqu'elle ne supportait pas les colères de son mari, errait comme une ombre dans la maison, ses gestes mécaniques témoignant d'une vie brisée. Les enfants, quant à eux, étaient souvent dehors, exploitant leur position pour dominer les domestiques.

Aniaba sourit, un rictus glacé qui reflétait la noirceur de ses pensées. Ce soir, le sang coulerait. Ce soir, la plantation apprendrait ce que signifiait la vraie terreur.

Alors que l'obscurité enveloppait le domaine, Aniaba se prépara. Il vérifia son sabre, une lame d'un éclat sinistre, polie avec soin. Il porta la main à son grigri, sentant la chaleur apaisante des bénédictions des Loas.

Plus tard la nuit était épaisse, alourdie par le silence menaçant qui enveloppait la plantation. Les cris et les rires des esclavagistes qui s'étaient dissipés plus tôt dans la soirée avaient cédé la place à une atmosphère lourde et oppressante. Les ombres dansaient sous la faible lueur des lanternes dispersées, mais elles ne suffisaient pas à illuminer les recoins sombres où Aniaba se mouvait silencieusement.

Il avait été patient. Pendant des jours, il avait observé les allées et venues des hommes, noté leurs routines et identifié leurs faiblesses. Il savait qui était cruel, qui était complice, et qui était trop terrifié pour oser agir. Mais ce soir, il n'y aurait pas de distinctions. Ce soir, la vengeance des Loas s'abattrait sur eux tous.

Une dernière fois, il regarda le ciel, murmurant une prière silencieuse à Ogun Feray et au Baron Samedi. Il leur demandait la force de ne pas vaciller, même face aux horreurs qu'il allait commettre. Cette nuit, il ne serait pas seulement un homme. Il serait le bras de la justice.

Un hurlement s'éleva quelque part dans la jungle, un écho sinistre qui fit frissonner les esclaves les plus proches. Aniaba s'enfonça dans les ombres, devenant un avec la nuit. Ses pas étaient silencieux, ses mouvements fluides. Il n'était plus qu'une ombre parmi les ombres, une présence invisible mais palpable.

Il savait ce qu'il allait faire. Chaque garde qui croisait son chemin tomberait avant même d'avoir compris ce qui se passait. Les portes de la maison principale seraient ouvertes à coups de sabre, et les Duverger seraient confrontés à une terreur qu'ils ne pourraient comprendre. Les esclaves, eux, seraient libérés, et la plantation serait consumée par les flammes.

Mais Aniaba ne s'arrêterait pas là. Il laisserait des traces, des symboles clairs gravés dans la chair et les murs pour rappeler à tous les autres maîtres esclavagistes que leurs jours étaient comptés. L'aube serait rouge, comme un présage des temps à venir.

Alors que la nuit était à son moment le plus sombre, il sentit une adrénaline glacée parcourir son corps. Il n'y avait plus de place pour l'hésitation. Il s'avança lentement vers la première sentinelle, sa lame brillant brièvement sous la lumière de la lune avant de s'abattre avec une précision chirurgicale. Le silence de la plantation fut pas brisé, l'absence de bruit était le reflet brutal de l'absence de vie. Et ainsi commença le carnage dans le silence le plus complet.

Alors qu'Aniaba s'introduisait dans la demeure principale, les ombres semblaient s'étirer autour de lui, masquant sa présence, feutrant ses pas. Le maître des lieux, un homme gras et arrogant, dormait à l'étage supérieur, mais ce n'était pas à lui qu'Aniaba rendrait visite en premier. Le contre maitre gisant déjà dasn son sang, il se tourna vers un petite pièce qui était encore éclairée. 

Dans la chambre adjacente, la femme du maître, Élisabeth, était assise sur son lit, ses mains tremblantes agrippant les draps. Ses yeux, rouges d'angoisse, se fixaient sur la porte comme si elle savait que l'inévitable approchait. Quand Aniaba entra, elle laissa échapper un faible gémissement, mais elle ne cria pas Elle ne semblait pas surprise, plutot terrifiée et à la limite peut être meme soulagée. Ses mains tremblaient, agrippant les draps comme si elle espérait que cette simple action pourrait la protéger de l'inévitable.

— Je savais que vous viendriez, murmura-t-elle, sa voix brisée par la peur et le désespoir. Vous avez raison de me haïr… mais je… je n'avais pas le choix…

Aniaba s'approcha lentement, sa silhouette massive projetant une ombre menaçante sur la pièce. Ses pas étaient lourds, presque résonnants dans le silence oppressant. Il déposa son sabre contre le mur a coté de lui, un geste calculé pour ne pas paraître plus terrifiant qu'il ne l'était déjà. Pourtant ses yeux, étincelants de rage et d'un mépris contenue, croisèrent ceux de la femme, figée par l'effroi.

— Vous n'aviez pas le choix ? répéta-t-il avec un calme glacial, chaque mot semblant peser comme un jugement.

Élisabeth hocha frénétiquement la tête, ses larmes dévalant ses joues, laissant des traces brillantes sur sa peau pâle.

— Mon mari… il… il m'a toujours contrainte. J'ai subi autant que les autres. Il… il me battait… m'humiliait… Vous pensez que j'avais du pouvoir ici ? Non… je n'étais rien… juste une autre de ses victimes.

Sa voix se brisa sur ces derniers mots, et son regard se perdit dans le vide, comme si elle revivait chaque humiliation, chaque douleur. Chaque mot qu'elle prononçait semblait être un aveu arraché à son âme, une confession qu'elle n'avait jamais osé formuler. Ses épaules s'affaissèrent davantage, comme si le poids de ses paroles devenait insupportable. Aniaba resta silencieux un moment, les souvenirs de sa propre souffrance, de sa propre impuissance lors de sa captivité, vinrent envahir son esprit comme une marée montante. Il se souvint des fouets cinglant, des cris étouffés des autres esclaves, des regards emplis de désespoir qui semblaient supplier silencieusement pour un miracle, ou une fin rapide. Chaque élément de ces souvenirs était une épine gravée dans son âme. Mais au milieu de cette noirceur, il se souvenait aussi d'autres choses : des moments où il avait senti une rage sourde naître en lui, une force brute qui lui avait permis de se redresser, de défier l'insupportable, de continuer même lorsque son corps et son esprit semblaient sur le point de céder.

Cette rage, il l'avait canalisée, transformée en quelque chose de plus grand que lui. Elle était devenue son armure, son moteur. Elle lui avait permis non seulement de survivre, mais aussi de se promettre qu'il changerait ce monde. Mais aujourd'hui, face à cette femme qui pleurait devant lui, cette rage menaçait de déborder, de le submerger. Il inspira lentement, tentant de calmer les flammes en lui. Il ne pouvait se permettre de vaciller maintenant. Pas devant elle.

— Je vous crois, et je compatis dit-il avec une pointe de pitié teintant sa voix, presque imperceptible. Je vous ai vue. Je sais que vous n'aviez aucun pouvoir de décision sur ce qu'il se passait dans cette demeure. Je vous ai vue subir également. Alors oui, peut-être… peut-être étiez-vous juste une autre victime.

Il marqua une pause, son regard perçant scrutant chaque réaction sur son visage. Puis sa voix changea, devenant plus basse, mais également plus tranchante. Chaque mot frappait comme un marteau s'écrasant sur une enclume invisible.

— Peut-être oui … Mais vous étiez aussi une complice, vous avez par votre silence sacrifié des servantes à la fureur de votre époux juste pour vous protéger. Vous saviez ce qui se passait. Vous avez vu les coups, les viols, les exécutions. Vous avez vu des enfants arrachés à leurs mères, des hommes tués pour avoir osé résister, des femmes brisées sous le poids de votre silence. Vous avez entendu les cris, vous avez croisé leurs regards. Et pourtant, vous n'avez rien fait. Je ne vous reproche pas d'avoir fait quelque chose. Je vous reproche au contraire d'avoir fermé les yeux, d'avoir fui, d'avoir été lâche.

Son ton s'était élevé légèrement, mais il se reprit rapidement. Sa voix redevenait glaciale, impitoyable, aussi tranchante que la lame de son sabre.

Élisabeth éclata en sanglots, ses jambes se dérobèrent sous elle, et elle s'agenouilla devant lui. Ses mains, jointes dans une posture de supplication, tremblaient violemment. Ses larmes, abondantes, tombaient sur le sol, se mêlant à la poussière, dessinant des motifs aléatoires à ses pieds comme une offrande vaine à cet homme qu'elle savait intraitable.

— Il m'aurait tué, dit-elle dans un souffle, la tête baissée, presque inaudible. Vous ne comprenez pas ce que c'était… chaque jour était une bataille pour survivre… chaque jour, je priais que cela s'arrête… mais je n'avais pas le courage…

Aniaba resta silencieux un moment, mais ses yeux ne quittèrent pas les siens. Lorsqu'il parla enfin, sa voix était d'une neutralité glaçante.

— Oui, c'est vrai, mais vous seriez morte, morte libre et fière, héroïque luttant pour les autres mais surtout pour vous même, et non pas ainsi une loque humaine humiliée et brisée.

Il ne savait pas vraiment si il parlait pour elle ou pour tout ceux qui étaient dehors là attendant que quelqu'un vienne les sauver, et ce fait amplifiait encore plus sa colère, mais contre qui?

Elle releva légèrement la tête, ses yeux rouges emplis de désespoir, mais elle ne trouva rien dans l'expression d'Aniaba qui puisse lui offrir un quelconque réconfort. Elle inspira difficilement, son souffle saccadé révélant l'épuisement d'années de peur et de soumission. Chaque respiration semblait peser lourd, comme si elle portait en elle tout le poids de ses regrets.

Aniaba baissa les yeux sur elle, et une expression mélangée de mépris et de compassion traversa son visage. Il ne voyait plus seulement une femme, mais un symbole de la passivité complice qui avait permis tant d'atrocités. Dans un autre contexte, dans une autre vie, le prince lui aurait peut-être tendu la main pour la relever, aurait peut-être même cherché à comprendre la douleur qu'elle portait. Il aurait pu trouver des mots de pardon ou de compréhension, cherchant à réconcilier les morceaux brisés d'une humanité partagée, elle et lui n'était en somme pas si différents. Mais ici, maintenant, elle était plus qu'une simple victime ou une simple femme. Élisabeth incarnait Le rouage dans la machine de cruauté, une partie d'un système qui avait broyé des vies, y compris la sienne.

Ce système ne reposait pas seulement sur la violence ou la cruauté de bourreaux comme son mari, mais surtout sur la peur paralysante de chacun, la lâcheté collective, et le silence assourdissant de ceux qui voyaient le mal mais choisissaient de ne rien faire. Chaque moment où elle avait détourné les yeux, chaque instant où elle avait préféré se taire plutôt que de résister, avait renforcé les chaînes d'un système inhumain.

Une partie de lui hésitait encore, tiraillée par la justice qu'il cherchait à imposer, la rancœur qui consumait son âme et la raison. Ce qu'il reprochait à cette femme, c'était de ne pas avoir eu le courage de dire non, de dire stop, de se lever et de combattre, même au prix de sa propre vie. Il savait que c'était un fardeau immense, que c'était beaucoup demander, peut-être même que c'était impossible, que c'était trop. Une partie de lui reconnaissait aussi l'hypocrisie dans ses attentes : après tout, combien des siens étaient restés silencieux, paralysés par la peur ou accablés par leur propre souffrance ? Combien on préféré courber l'échine et vivre. Vivre dans l'humiliation. Vivre dans la douleur, mais vivre. Ils étaient là dehors. Il pouvait d'ici, grâce aux dons des Loas, les entendre gémir dans la nuit.

Mais il savait aussi et surtout que pour lui, le pardon était un chemin difficile, un chemin qui demandait une force qu'il n'avait pas encore retrouvée. Il savait que la rédemption qu'elle espérait, il ne pouvait pas la lui offrir. Pas lui. Pas aujourd'hui. Pas maintenant. Aujourd'hui, il n'avait que la vengeance. Et la vengeance n'était pas douce. Elle était brute, implacable, et n'offrait aucun répit.

— Pitié, faites que cela soit rapide et sans douleur. Je vous en supplie, dit elle enfin.

Aniaba la regarda, divisé entre haine, mépris et pitié. Puis il pris une grande inspiration comme pour calmer son esprit. 

— Vous avez ma parole, vous ne sentirez rien, murmura-t-il enfin, sa voix se réchauffant légèrement sous l'effet de la pitié qu'il ressentait pour cette femme. Victime complice, elle avait cherché à survivre à tout prix, même si cela impliquait de sacrifier des innocents. Cela n'était pas bien, cela était loin d'être noble, mais cela était profondément humain.

Délaissant son sabre toujours contre le mur et s'agenouilla devant elle, lui prenant doucement les mains. Le geste était empreint d'une tendresse inattendue. Surprise, Élisabeth releva les yeux vers lui. Son visage n'exprimait plus la fureur de la vengeance, ni même le mépris, mais une profonde pitié, teintée d'une lourde mélancolie. Inspirant longuement, il ferma les yeux avant de murmurer :

— Je suis Aniaba, la main des Loas, et par mon nom, je te confie au Baron Samedi, gardien de la croisée des chemins.

L'odeur de tabac, de terre mouillée et de rhum envahit soudainement la pièce, dense et mystérieuse. Il était là. Le Baron Samedi, coiffé de son haut-de-forme emblématique, se tenait devant eux. Son sourire narquois habituel était remplacé par une expression amicale et pleine de compassion.

— Viens, mon enfant, dit-il en tendant une main squelettique vers Élisabeth. Prends ma main. Tout est fini, tu ne souffriras plus jamais, je te le promets.

La jeune femme resta figée un instant, ses larmes se tarissant sous l'effet de la voix douce du Baron. Puis, lentement, elle tendit sa main vers lui. Avec une grâce presque royale, il l'aida à se relever et lui prit le bras comme un gentleman escortant sa promise pour une promenade romantique.

Avant de s'éloigner, le Baron tourna son regard vers Aniaba.

— Continue comme ça, mon champion. Peut-être comprendras-tu un jour comment vaincre le mal qui nous guette.

Dans un pas silencieux, il disparut avec la jeune femme. Pourtant, son corps lui resta allongé devant Aniaba. Il fronça les sourcils. Avait-il vu son âme partir avec le Baron ? Il avait agit par pur instinct, c'était une invocation qu'il avait réalisée sans en comprendre pleinement les implications. Mais elle avait marché, le Baron lui avait répondu et Élisabeth était partie, doucement paisiblement, sans douleurs comme promis. Pour une raison qu'il ignorait, Aniaba l'imaginait maintenant marchant au bras du Baron, émerveillée elle souriait légèrement, tandis qu'il lui montrait les paysages d'une autre réalité. Peut-être était elle enfin en paix.

Aniaba se releva, ramassa son sabre et se dirigea vers la porte, la partie la plus simple était terminée. Il était temps de passer au chose sérieuses.