Le lendemain matin, l'air était frais, et les oiseaux chantaient au-dessus du domaine de Vannes, apportant avec eux une lueur d'espoir pour une journée nouvelle. Cependant, la mer, au loin, déchaînée contre les falaises, semblait prophétiser l'orage à venir. Le château Luminar, surplombant la vallée, se dressait tel un colosse de pierre, son histoire gravée dans chaque fissure, chaque pierre noircies par le temps. À l'intérieur, la lumière douce du soleil s'infiltrait à travers les fenêtres en arcades, projetant des ombres étranges sur les murs de la salle du trône. Mais pour Aldemar, ce jour n'était que l'écho de la lourde responsabilité qui pesait sur ses épaules. La paix fragile qu'il avait su maintenir s'effritait, et l'ombre de la guerre se profilait, aussi inéluctable que le crépuscule.
Aldemar, homme imposant aux cheveux grisonnants et à la barbe soignée, entra dans la salle avec une démarche lourde, comme s'il portait le poids d'un royaume sur ses épaules. Son regard, d'habitude aussi perçant qu'une épée, trahissait une inquiétude qu'il ne pouvait dissimuler. Chaque mouvement de son corps semblait calculé, comme s'il anticipait chaque obstacle. À ses côtés, son fidèle conseiller, Gérald de Rennes, un homme âgé au regard sage, le suivait silencieusement. Gérald avait toujours été son roc, l'homme de confiance sur lequel il avait reposé ses décisions les plus lourdes. Mais aujourd'hui, une ombre passait dans ses yeux. Il savait, mieux que quiconque, que le temps de la paix était révolu, que les vents de la guerre soufflaient plus fort que jamais.
"Les choses ne vont pas bien, Aldemar," murmura Gérald en s'approchant du grand fauteuil en bois sculpté, qui dominait la pièce. Sa voix était empreinte d'une gravité inhabituelle, presque marquée par un sentiment de déjà-vu. "Les seigneurs voisins se pressent autour de notre comté. À l'est, le royaume de Bretagne s'unit sous l'égide du roi Alain II. Et à l'ouest, les Normands eux-mêmes lorgnent sur nos côtes. Si nous ne faisons rien, nous serons engloutis. Nous avons besoin d'une main ferme pour protéger ce qui nous appartient."
Aldemar hocha la tête lentement, ses yeux s'éloignant de Gérald pour se fixer sur ses enfants qui entraient dans la pièce. Ses fils. Là où sa fierté était immense, l'inquiétude faisait surface. Edwyn, son aîné, ressemblait en tout point à l'homme qu'il avait été jadis : grand, puissant, un guerrier. Ses cheveux bruns, courts, étaient toujours un peu éparse, comme s'ils ne pouvaient contenir la fougue de son esprit. Ses traits étaient marqués par une vie de combats, et ses yeux perçaient l'âme de ceux qu'ils scrutaient. Edwyn avait l'impulsivité de la jeunesse et le courage du lion, mais il ne voyait pas toujours les dangers qui se cachaient dans l'ombre. À ses côtés, Eudes, le cadet, se tenait avec une élégance presque absurde dans un tel lieu. Fin et presque efféminé, son regard d'un bleu glacé semblait calculer chaque geste, chaque parole, à la recherche d'une faille, prêt à manipuler les fils de la politique pour arriver à ses fins. Tandis qu'Edwyn irradiait de force brute, Eudes projetait une aura de calme froid et méthodique. Les deux frères se tenaient, inconscients des tensions qui commençaient déjà à naître entre eux, le vieux château semblant en retenir le souffle.
"Quel est le problème, père ?" demanda Edwyn, sa voix forte, presque provocante. "Nous avons l'armée la plus forte de Bretagne. La guerre ne nous effraie pas." Il fixa son père, son regard plein de fierté et d'impatience. "Nous devons attaquer, c'est la seule solution."
Aldemar, sentant la brûlure de ses mots, posa une main ferme sur le bras de son fils, un geste qui, malgré la tendresse, trahissait l'amertume d'un père déchiré. "La guerre n'est pas une solution, Edwyn. C'est un mal nécessaire, parfois, mais ce n'est pas la seule voie. Ce n'est pas ainsi que l'on bâtit un royaume durable." Il se redressa, une décision silencieuse se formant dans son esprit. Son regard se tourna vers Gérald, mais ce dernier ne le soutint que d'un hochement imperceptible. Il savait qu'un choix devait être fait.
Le silence qui suivit pesait lourdement sur la salle. Eudes, jusqu'alors silencieux, observa son frère avec un regard perçant, un mélange de désapprobation et de calcul. Puis, se tournant vers leur père, il laissa échapper sa voix calme, glaciale : "Laisser nos voisins nous défier est un signe de faiblesse, père. Si tu refuses de nous défendre, je prendrai les rênes. Il est temps de laisser la nouvelle génération faire sa place. L'histoire se souviendra de nous pour ce que nous accomplirons, et non pour ce que nous avons laissé derrière nous."
Les mots d'Eudes frappèrent Aldemar avec la force d'une lame, creusant davantage le fossé déjà visible entre ses fils. Son cadet, toujours aussi intelligent et ambitieux, semblait prêt à tout pour obtenir le pouvoir. Une vague d'inquiétude traversa le seigneur de Vannes, mais il la refoula, se concentrant sur le présent. La guerre qu'il redoutait sur ses frontières n'était rien comparée à celle qui allait déchirer sa propre maison.
Il se tourna lentement vers Gérald, qui n'avait pas bougé, mais dont le regard exprimait une profonde inquiétude. Gérald savait que ce jour viendrait, et il n'était pas sûr que la guerre serait la seule réponse à la menace extérieure. Mais ce qui le préoccupait le plus, c'était la guerre qui était déjà en train de déchirer la famille. Les tensions entre les deux frères ne feraient que croître.
Les sons du château résonnaient dans l'air, mais dans cette salle, tout semblait figé. Aldemar savait que ses enfants ne se réconcilieraient pas tant qu'ils n'auraient pas trouvé une solution, mais la question était : qui serait prêt à en payer le prix ?