27 août 2142 - Entrepôts (Ouest), Beyond the Clouds
Un coup de feu retentit, suivit d'une salve résonnant dans tout l'entrepôt. Baignant dans son propre sang, l'homme peinait à retenir sa respiration. Le dernier survivant d'un massacre inhumain avait une balle logée dans les viscères, il sentait que son corps était gravement affaibli. Le poing serré, il enrageait. Son impuissance, la cruauté de son destin, l'injustice de leur situation, ces nombreuses pensées estompaient à peine la douleur vive qui le clouait au sol.
— [Cet homme qui attendait de revoir sa famille aux États-Unis... Cette fille séparée de ses parents par les troupes du Royaume Catholique... Ils avaient tous quelque chose à retrouver... Elle les a tués avec un sourire inhumain... Cette folle...]
Sa survie n'avait été permise que par la diversion de Megane. Il avait mobilisé ses dernières forces pour se traîner dans un endroit à l'abri. Mais il sentait à présent que sa blessure était plus grave qu'il ne le pensait, et qu'en perdant du sang à ce rythme, il finirait par mourir.
— [Je suis désolé... Je crois que vos efforts n'auront servi à rien... Vous n'aurez sauvé personne...]
Alors que sa conscience commençait à s'effacer, il fut rappelé à lui par de nombreux bruits de pas qui le rejoignaient. Il savait que ça ne pouvait être que des renforts, mais ne savait pas s'il devait en être soulagé. Il avait le sentiment que cela ne ferait qu'alimenter le massacre. Quand ils arrivèrent en face de lui, la plupart des visages qu'il voyait ne lui étaient pas familiers, hormis celui de Futakuchi-onna. Ce fut d'ailleurs elle qui prit la parole en premier, s'agenouillant auprès du blessé.
— Accrochez-vous, nous sommes là.
Elle ouvrit la chemise du rebelle et se préparait à injecter un produit régénérateur, mais ce dernier l'interrompit.
— La balle est... encore logée à l'intérieur... Il faudrait l'extraire avant... Mais je ne survivrai sûrement pas au trajet pour retourner à notre repère...
Face à cet homme aux portes de la mort, l'adolescente était désemparée. C'était une personne qui, comme elle, comme la plupart des membres de la rébellion, partageait cet idéal de liberté. Il ne méritait pas de mourir.
— Je m'en charge, proposa Seth, rejoignez Megane pendant ce temps.
— En plus d'être un assassin maintenant t'es aussi chirurgien ? Tu sais ce que tu fais, killer boy ?
Face au regard interrogatif de la Vouivre, Seth montra un sourire confiant. Il avait l'air d'être certain de ses capacités, même si la situation exigeait de la précision et de la minutie.
— Faisons ça, alors. Où est Megane en ce moment ? demanda ensuite Futakuchi-onna.
— Je crois qu'elle a attiré Constance vers la zone ouverte... répondit le blessé.
Malgré l'expression encore visible de son animosité à l'égard du garçon, Futakuchi-onna décida de s'en défaire un instant, et d'accepter sa proposition. Ainsi, elle lui confia la trousse de soin qu'elle avait apportée, puis lui adressa un dernier regard sévère.
— Ne me déçois pas, Seth.
— T'inquiète ! rétorqua le garçon.
L'adolescente se releva, et partit en courant dans les couloirs où elle était la seule à pouvoir se diriger correctement, alors Joshua et la Vouivre se tournèrent brièvement vers le garçon.
— Ciao killer boy !
— On se revoit dès que la situation est réglée.
Ils ne restèrent pas plus longtemps pour éviter de prendre du retard par rapport à l'impatiente jeune fille, qui se faisait du souci pour son amie. Une fois qu'ils furent partis, Seth laissa s'échapper un léger soupir.
— Capitaine, vous m'entendez ? J'ai besoin de l'infirmier, ça vous dérange pas de faire l'intermédiaire ?
— Pas de souci. Il s'agit d'extraire une balle, c'est ça ? Arthur est l'un des meilleurs chirurgiens que ce monde ait connu, alors ça pourrait marcher.
— Merci capitaine... D'ailleurs, le seul matériel que j'ai sur moi, ce sont mes dagues. Heureusement, je crois qu'il a perdu connaissance...
Ce fut la première expertise chirurgicale du garçon, avec une lame qui servait à tuer, mais qui, en cet instant, était utilisée pour sauver la vie d'une personne. Le bien et le mal sont les deux faces d'une même pièce, presque indiscernables pour quelqu'un qui n'a jamais connu ce manichéisme naturel. Dans son cas, il ne faisait aucun doute qu'il n'avait pas spécialement réfléchi à la portée de ses actions. Aider un groupe qui se bat pour sa liberté ne revêt aucun sens particulier pour lui, mis à part le sens d'agir selon ses convictions.
27 août 2142 - Entrepôts (Zone ouverte), Beyond the Clouds
La zone ouverte correspond à une partie des entrepôts d'une largeur telle qu'on pourrait imaginer qu'elle couvre près d'un quart des souterrains de la ville. C'est une zone de trafic important, desservie par des véhicules automatisés. Ces véhicules déplacent principalement du matériel depuis les entrepôts jusqu'à la surface, et des habitants depuis les zones résidentielles souterraines jusqu'à leurs lieux de travail. C'est un point qui relie les zones résidentielles aux entrepôts, mais vouée uniquement au personnel et aux transports, elle est ainsi surveillée par de nombreux automates, d'autant plus depuis que la rébellion a éclaté.
Grâce à sa capacité unique, qui lui permettait de changer de position sans se déplacer, Megane avait pu échapper à Constance et à ses tirs, tout en l'éloignant du dernier survivant. Cependant, cela faisait maintenant de longues minutes que ce jeu du chat et de la souris durait et elle commençait à ressentir la fatigue et le contrecoup de son aptitude. Alors qu'elle était cachée derrière un pilier qui soutenait le plafond, elle entendit le sifflement caractéristique de son adversaire et se mit sur ses gardes.
— What're you waiting for, little bunny… ♪
Petit à petit, cette femme approchait de sa cible qui ne bougeait pas de sa cachette. C'était une adulte en blouse blanche, et dont les cheveux noirs aux racines tendaient vers un rose peu naturel, descendant jusqu'en bas du dos. Son visage était encore épargné de rides, et avec son sourire serein, il exprimait un certain côté maternel que Megane retrouvait dans le regard mélancolique de Maya. Ne se tenant plus qu'à quelque pas de la cachette de sa proie, Constance entendait sa respiration. Plus que quelques instants, plus que quelques mètres, elle devait faire attention à ne pas révéler sa position. Elle tendit le canon de son arme dans la direction qu'elle estimait la plus à même de toucher sa cible, prit une grande inspiration et glissa son doigt le long de la gâchette. Sa chasse patiente allait connaître son succès, sa cible étant essoufflée et incapable de fuir, mais elle aperçut du coin de l'oeil une masse sombre qui se déplaçait à une vitesse anormalement élevée.
— Kekeke ! J'vais t'réduire en bouillie !
— Shit ! Futakuchi !
La chasseuse eut à peine le temps de s'écarter que le projectile, ou plutôt, cette forme sombre qui semblait s'étendre comme une ombre traversa l'espace qui la séparait de sa proie. À cause de ses chaussures à talons, elle peina à retrouver son équilibre après son mouvement de recul, mais avant même d'arrêter son élan qui l'entraînait en arrière, elle tourna son viseur en direction de la source de cette attaque. Cette masse amorphe se déployait depuis l'arrière du crâne de Futakuchi-onna, qui venait d'entrer sur scène au dernier moment pour sauver sa camarade. Les coups de feux qui suivirent rencontrèrent ce bouclier noir qui s'ouvrit tel une fleur devant elle. Constance eut seulement le temps d'observer la parade avant que son intuition ne s'alarme, en partie à cause de l'immobilité de son adversaire, la poussant à prendre ses distances. Elle s'arracha de justesse de la mâchoire qui revenait vers elle après l'avoir manqué une première fois.
— Kekeke ! Encore manqué ! C'est qu'elle bouge bien, c'te gonzesse !
— En fait, elle a même pas besoin de nous, remarqua la Vouivre. Je me doutais pas qu'elle cachait une bestiole comme ça dans sa tignasse.
Elle émit un léger soupir, observant cette masse sombre, qui ressemblait maintenant à une sorte de gueule animale, traquer sa cible sans parvenir à l'attraper réellement, montrant les limites de sa vitesse.
— Je ferai mieux de partir avant que la situation ne dégénère… See ya !
Avant d'entreprendre sa fuite, Constance vida son chargeur sur Joshua et sa camarade, qu'elle voyait pour la première fois. Les balles rencontrèrent le plat d'une épée judicieusement maniée ainsi qu'une épaisse couche d'écaille sur laquelle elles s'écrasèrent.
— Tu as parlé trop vite, tu n'as pas envisagé qu'elle pouvait s'enfuir, et pour l'en empêcher, il va falloir… commença Joshua en levant son épée, pointe vers le bas.
— Futakuchi manque de portée !...
Au moment où Futakuchi commençait à être distancé par la chasseuse en fuite, Joshua planta fermement sa broadsword dans le sol et, sa main droite posée sur le pommeau, hurla à plein poumons.
— Écrase-toi !
Une lumière éblouissante surgit du plafond et se déferla subitement sur Constance, trop rapidement pour qu'elle ne puisse l'éviter, démolissant les installations sur son chemin puis s'évanouissant lentement en poussières éparses. Celle qui avait subi le coup de plein fouet se releva difficilement, bravant la douleur répartie dans tout son corps.
— C'est qu'ils sont pas tendres… J'avoue l'avoir mérité…
Elle grimaça, réalisant qu'elle était déjà en position de défaite, un sourire déformé apparaissait sur son visage. Peu habituée à la souffrance d'un coup direct, elle venait d'expérimenter une situation des plus désagréable, ce qui ne l'empêchait pas de renvoyer une expression capable de clouer sur place une créature telle que Futakuchi. Même si la chercheuse ne bougeait pas, tous étaient paralysés face à elle, comme si son sourire avait une emprise écrasante.
— Avant de taffer ici, je recherchais un sérum miracle qui aurait permis d'accélérer la vitesse de guérison des blessures. Il se trouve que mes recherches ont abouti à quelque chose, mais malgré mon idéal, la production de ce sérum miracle n'a vu le jour qu'à des fins militaires. Je raconte ça juste parce que le capitaine Heaventown écoute, ça lui est spécialement destiné.
Constance glissa une main dans la poche de sa blouse, de laquelle elle extirpa une boîte légèrement cabossée. Ses adversaires étaient toujours incapables de bouger. Ils la contemplaient avec effroi, alors qu'elle ouvrait le contenant. Une grande partie des éprouvettes à l'intérieur étaient détruites, à cause de l'impact de la première attaque, mais il restait quelques échantillons intacts. Le liquide à l'intérieur était clair, presque transparent.
— Ouais. En fait mes recherches ont abouti mais ce produit n'est pas du tout ce que j'espérais. Au lieu de stimuler la réparation, il stimule l'organisme entier, peut créer des risques cardiaques et endommager certains organes. Dont le cerveau. Quand on le boit, on sent tous ses muscles se contracter, comme si on avait une crampe dans tout le corps. Ça fait un mal de chien.
— Qu'est-ce que vous foutez ?! Ne la laissez pas boire ce truc !
L'interjection de la Vouivre sortit Joshua et Futakuchi-onna de leur passivité, mais pas à temps pour empêcher la consommation du sérum. Impuissants, ils étaient témoins de la vive douleur que provoquait cette substance. Lorsque Constance rouvrit enfin les yeux, ils étaient injectés de sang. Certains vaisseaux affleuraient sous sa peau et battaient à un rythme rapide, au dos de ses mains et au niveau des tempes.
— Let's begin round two.