27 août 2142 - Entrepôts (Ouest), Beyond the Clouds
Lorsqu'ils retrouvèrent Seth, ils le surprirent en train de discuter gaiement avec Megane plutôt que de surveiller le blessé. Il ne fallut pas longtemps avant que la princesse ne saute dans les bras de Futakuchi-onna, l'enlaçant avec une ferveur au moins aussi intense que son inquiétude. L'équipe du Prometheus ne partageait pas un sentiment aussi profond, mais ils n'en étaient pas moins contents de se retrouver sains et saufs. Même si elle était prise au dépourvue par cette démonstration d'affection de la part de son amie, l'adolescente n'hésita pas un seul instant à poser une question importante à ses yeux.
— Est-ce qu'il est en vie ? J'espère que ta bonne humeur n'est pas la marque de ton indifférence.
Elle toisa l'infirmier improvisé du regard, guettant la moindre réaction qui pourrait justifier son antipathie, mais il lui répondit avec son insouciance habituelle.
— Il va bien. Megane et Mary m'ont rejoint après que j'aie retiré la balle et administré le traitement. Comme il allait mieux, Mary a proposé de le ramener à la base, et Megane a insisté pour vous attendre. Il faudra remercier Arthur.
Futakuchi-onna ne trouva rien à lui reprocher. Peut-être était-ce pour le mieux. Une fois ces retrouvailles émotives menées à leur termes, le groupe se mit en marche pour revenir dans la zone occupée pour les rebelles. Ils faillirent s'inquiéter d'une embuscade menée par les robots de la police, mais avant que cette idée ne traverse l'un d'entre eux, Mary les rassura en faisant savoir, au travers des deux intermédiaires, qu'ils surveillaient les issues.
Si pendant un instant, l'ambiance du retour était calme et silencieuse, une personne dans le groupe était assez pressée qu'une discussion s'instaure, c'était la Vouivre.
— Dis killer boy, je suis pas fan des promenades silencieuses. Ça te dit on parle de foot ?
Le garçon réagit et tourna son visage vers celle qui l'avait interpellée.
— Désolé, j'y connais rien en foot moi.
Il était un peu embarrassé de ne pas pouvoir poursuivre sur ce sujet, détournant le regard pour ne pas voir la déception qui se dessinait distinctement sur le visage de la Vouivre.
— Sérieux ? Dis moi pas que tes parents t'empêchaient de regarder du sport pour ton éducation.
Seth esquissa un léger sourire, parvenant facilement à imaginer l'idée que sa partenaire se faisait de sa famille.
— Non au contraire. Ils me faisaient regarder des compétitions d'arts martiaux.
— Ça craint. C'est quand même la base, le foot. Pas vrai Josh ?
Le visage du concerné se tourna vers la Vouivre, et la fixait avec sa rigidité habituelle.
— C'est Joshua, s'il-te-plaît.
Elle grimaça à cette remarque désagréable qui rejetait la proximité qu'elle voulait instaurer par ce surnom.
— Ouais ouais peu importe.
Il souleva ses sourcils, puis lâcha un léger soupir. Il n'était pas vraiment dérangé par son impertinence, mais il préférait garder les choses ordonnées.
— Football américain ou soccer ?
En remarquant l'expression confuse de son amie française, le garçon décida de répondre à sa place.
— Elle parlait de soccer, je crois.
— Expression de vieux.
Elle exprima son mépris par une moue qui ne fit qu'amener un sourire sur le visage de Seth. Joshua reprit après l'avoir laissée bouder.
— Personnellement, je préfère le tennis.
— OK le fossile. Et toi Megane ?
Une once de susceptibilité ressortait dans sa réponse assortie d'une pique qui n'affecta pas vraiment la personne à laquelle elle était destinée.
— Hum… La balle au prisonnier, c'est sympa, non ?
— C'est un sport, ça ?
Son tact fit ses preuves en provoquant chez l'interrogée une expression mêlant regret et honte. Megane détourna aussitôt le regard en essayant de se faire oublier.
— Tu sais Megane, aimer jouer à la balle au prisonnier est bien plus valable qu'aimer regarder le football. Tu devrais en être fière.
L'imperturbable Joshua prit la défense de la jeune femme, ce qui lui valut un regard accusateur de la part de celle qui l'opposait. C'était suffisant pour rassurer Megane, mais aussi pour attiser la colère de la Vouivre.
— Mais je t'emmerde !
— C'est pas la peine d'être vulgaire !
Seth essaya de calmer la créature au sang chaud, déçu de la voir s'emporter pour une chose aussi futile. Pourtant, ce n'était pas aussi insignifiant aux yeux de la Vouivre, qui était véritablement passionnée par le football. Finalement, son tempérament lui permit de s'apaiser aussi rapidement qu'elle était montée en pression. Elle se tourna vers la dernière personne qui n'avait pas été interrogée.
— Un avis sur le sport Kuchichi ?
Futakuchi-onna peina à se reconnaître dans ce surnom, mais elle dut se rendre à l'évidence puisque la Vouivre la fixait avec un regard plein d'attentes. Cela ne la laissa pas indifférente et, inquiète de dire une chose qui aurait été déplacée dans le contexte, elle préféra éviter de répondre.
— Pas… vraiment…
Le visage plein d'espoir de son interrogatrice s'éteignit très brusquement face à cette réaction.
— Décevant.
— Une fois que tout ça sera fini, on fera une partie de balle au prisonnier tous ensemble.
Seth voulut se montrer optimiste pour essayer de remonter le moral de Megane, qui lui paraissait morne. Ils échangèrent un regard, et la princesse montra l'éclat d'un bref sourire.
27 août 2142 - Repère de la rébellion, Beyond the Clouds
Le groupe fut accueilli chaleureusement par toute la communauté et délesté de Constance. Son pouvoir posait souci pour la maintenir emprisonnée, mais Emett, le mécanicien à la salopette, apporta une solution pour contrer celui-ci : coller les deux mains l'une contre l'autre. Ce n'était pas non plus infaillible, mais en y ajoutant une garde continue, c'était suffisant pour rassurer tout le monde. La prisonnière s'était plongée dans un mutisme résigné. Son sourire avait provoqué des mouvements parmi les rebelles, et l'exécution fut proposée à plusieurs reprises, mais le charisme de Mary calma rapidement l'agitation. Elle était parvenue à incarner l'idéal qu'ils poursuivaient, évoquant le précepte de Socrate énonçant qu'il vaut mieux subir l'injustice que la commettre. Elle ne les convainquit pas de cesser de penser à la vengeance, mais parvint à faire ressurgir en eux l'éclat de morale qui n'avait pas encore été terni, et qui les retenait de s'abaisser au niveau de leurs persécuteurs.
— Toutes mes félicitations. Vous avez réalisé une prouesse remarquable, enfin, ce n'est que le début. Je vous suis vraiment reconnaissante pour l'aide apportée. Maintenant, j'aimerai que vous vous reposiez. Vous pouvez utiliser les douches et les chambres, Futakuchi-onna et Mégane vous montreront.
La base des rebelles était située dans la partie de Beyond the Clouds dédiée aux logements. Ces derniers étaient correctement équipés avec un confort qui était caractéristique de la récente conception de la cité. Malgré tout, dans les lieux de résidence des cobayes d'expérience, les chambres autant que les douches étaient communes et ces dernières étaient disséminées avec une régularité stricte pour que chaque bloc de chambre soit correctement doté. La Vouivre et Megane s'accordèrent pour que les membres de la PRT soient accueillis dans le même couloir que les membres de la première équipe. Les chambres étaient réparties entre filles et garçons, et par tranche d'âge. Passant pour une adolescente, la Vouivre se retrouva avec Megane et Futakuchi-onna. C'était son intention depuis le début, elle manigançait pour passer la nuit à discuter avec les deux filles. Joshua et Seth partageaient la chambre plutôt calme d'Emett. Après avoir pris le temps de repérer leur nouvel environnement, ils se retrouvèrent tous devant la douche, alors qu'une discorde était née à cause de cette unique douche disponible.
— Je devrais avoir la priorité pour la douche, vu que je suis invitée, avança la Vouivre sur un ton irrité.
— Désolée, j'étais là avant, rétorqua Megane, qui n'osait pas lever le ton autant que son interlocutrice.
— C'est stupide. T'as dit que t'allais te laver les cheveux. Ça va prendre dix plombes. Laisse tomber, c'est moi qui irai la première.
— Mais…
Futakuchi-onna s'était effacée sur le côté pour laisser Megane et la Vouivre se disputer. Bien qu'elle fut la première sur les lieux, elle était parvenue à se rendre invisible, si bien que les deux autres avaient oublié sa présence. L'idée de prendre leur place pendant qu'elles étaient absorbées dans leur conflit l'effleura, mais un scrupule la retint de profiter de l'occasion. Arrivant avec Joshua, Seth s'arrêta en entendant les arguments lancés de part et d'autre.
— Je ne crois pas qu'on puisse utiliser la douche avant un moment.
— Patience est mère de vertu.
Celle avec le plus mauvais caractère finit par gagner et prendre la place. Voyant que Joshua s'était assis contre un mur et que Futakuchi-onna s'était résolue à attendre patiemment dans l'ombre, il ne restait au garçon que la perspective de consoler Megane de sa défaite face à l'implacable —mais surtout intraitable— créature.
— Elle a mauvais caractère.
— Je te le fais pas dire.
Un soupir accompagna sa réponse. Elle ne pouvait pas dire qu'elle trouvait la Vouivre très agréable. Elle était têtue et très difficile à aborder. Megane trouvait que sa personnalité masculine était exprimée même dans ses traits et sa coiffure. Au fond de ses yeux verts comme le sapin se lisait une virilité bestiale, même sa féminité avait quelque chose de mâle.
— Mais elle n'a pas mauvais fond.
— Non, sûrement pas.
Le garçon voyait dans la personnalité de cette femme quelque chose d'intrinséquement magnifique, mais il n'arrivait pas à déterminer quel était cet aspect qui la fascinait autant. Plongé dans des réflexions introspectives, il ne revint à la réalité qu'au moment où la porte de la douche s'ouvrit.
— [Tiens, elle est allée vite…]
Il comprit très vite les étapes négligées en voyant que la Vouivre était sortie sans prendre la peine de se rhabiller, ses vêtements suspendus à son épaule. Ses cheveux bruns étaient encore trempés et lui collaient au front. Malgré une diversité des mœurs, tous —à l'exception de Joshua— furent choqués par un tel manque de pudeur, pour des raisons propres à chacun. C'était l'intention de l'acte, comme en témoignait l'expression de fierté sur le visage de la coupable.
— Bah quoi ? Subjugués par un corps aussi parfait ?
Ce n'était pas de l'arrogance. Son corps était sculpté avec une finesse semblable aux statues de l'antiquité. Elle était dotée d'une musculature à la fois prononcée et sobre. L'harmonie surprenante de ses traits renvoyait à une géométrie lisse et régulière qui naissait dans les motifs naturels. Elle se déroba de leurs regards aussi vite qu'elle était surgie. Après un long silence, la gêne finit par se dissiper et Megane alla occuper la douche. Seth alla chercher le dernier divertissement possible auprès de Futakuchi-onna, qui leva les yeux vers lui à son approche.
— Je t'ai jamais trouvée très bavarde. Tu n'aimes pas parler ou tu as peur ?
Son visage se déforma face à cette remarque. Le garçon y reconnut un mélange de colère et d'abattement. Il s'en voulut d'avoir provoqué ces émotions alors qu'il n'était motivé que par la curiosité.
— Arrête. Tu ne sais pas ce que j'ai vécu.
— Comment tu voudrais que je le sache ? On s'est rencontrés dans la journée.
Malgré un accueil froid, Seth persista. Il n'aimait pas le comportement renfermé de Futakuchi-onna, et ce parce qu'il voyait qu'elle était la première à en souffrir.
— Si jamais tu as besoin de te confier, il ne faut pas hésiter à parler aux autres. Moi en tout cas, je veux bien écouter ce que tu as à dire.
— Tu extrapoles. Je n'ai jamais demandé de confident.
Elle restait fermée à ses tentatives. Contraint à attendre de toute manière, il s'assit à ses côtés, malgré l'absence totale de coopération.
— Je sais. Tu n'es pas du genre à demander de l'aide à quelqu'un, c'est pour ça que je te propose directement. Mais si tu refuses, je vais juste insister.
L'adolescente grimaça. Seth touchait juste, mais il l'agaçait par son obstination. Le garçon faisait preuve d'une perspicacité terrible, qui perçait à jour ces émotions qu'elle cachait par fierté.
— Je peux régler mes problèmes toute seule, ne me prends pas pour une enfant.
Malgré ses tentatives, il ne réussit qu'à provoquer chez elle de l'irritation. Ne laissant aucun signe d'ouverture, elle se leva et partit du couloir pour chercher la tranquillité. Une vague de remords suivit cette conversation brusquement coupée, autant du côté de Seth qui se faisait du souci pour elle, que de Futakuchi-onna qui s'en voulait d'avoir été aussi froide. Après sa douche, il ne la recroisa pas, et partit directement se coucher, fatigué par la journée. Des douleurs lui rappelèrent toute la nuit la violence avec laquelle la préfète de police l'avait envoyé au tapis.