28 août 2142 - Entrée de l'étage supérieur, Beyond the Clouds
Le groupe était avancé jusqu'à l'étage supérieur sans rencontrer de difficulté, et l'absence d'ennemis levait une certaine inquiétude. Ils continuaient à progresser, tendus à l'idée de l'obstacle qu'ils allaient inévitablement rencontrer. Les discussions avaient laissé la place à une pression silencieuse. L'éclairage artificiel disparaissait progressivement, remplacé par la lumière naturelle. La Vouivre fut impressionnée par le grand ciel bleu qui surplombait les bâtiments. Il n'y avait aucun nuage, seulement un grand soleil éblouissant.
Quand elle reposa ses yeux sur la route qu'ils devaient emprunter, elle aperçut une silhouette familière. C'était une femme de taille moyenne, les cheveux attachés, vétûe d'un pantalon gris dans lequel entrait une chemise blanche. Elle se tenait dos au soleil, de telle manière qu'il était difficile de distinguer ses traits, mais sa voix résonnait distinctement.
— Je dois vous arrêter là, rendez-vous pacifiquement, je n'ai pas envie de me battre.
La première chose qui frappa Adalyn lorsqu'elle embrassa d'un regard la totalité du groupe était l'absence du blondinet, celui qui avait tenté de la prendre par surprise la veille. Maintenant consciente de sa capacité à effacer sa présence, elle était sur ses gardes. Elle était loin de se douter qu'il avait choisi un autre chemin.
En réponse à l'impératif de la préfète de police, la Vouivre souffla du nez dans un mélange d'agacement et d'amusement, et le reste du groupe partageait son sentiment. C'était inutile d'essayer de les convaincre d'abandonner, et Adalyn le savait pertinemment. Elle n'avait sincèrement pas envie de se battre parce qu'elle connaissait la conclusion de ce combat, c'était dans un vain espoir qu'un changement soudain de conviction chez ses adversaires qu'elle avait posé cette question.
— On peut sauter directement au moment où je te casse la gueule ?
La Vouivre était la seule qui montrait de l'enthousiasme, et qui se préparait sérieusement au combat. Il n'y avait pas qu'un seul ennemi. Ils ne les voyaient pas encore, mais les robots qui patrouillaient aux alentours se rassemblaient petit à petit pour les encercler.
— C'est toi qui devrait te rendre, intervint Megane. Tu ne peux pas nous arrêter.
Malheureusement, avant qu'Adalyn n'ait pu lui répondre, la Vouivre fit gonfler les muscles de ses jambes qui se couvraient d'écailles rouges, visibles entre les déchirures de son uniforme et bondit directement sur sa cible. Celle-ci se mit immédiatement en position de combat, et l'exosquelette caché sous les manches retroussées de sa chemise se déployait avec fluidité le long de ses bras en émettant un bruit de vapeur.
La préfète allait réceptionner la Vouivre, mais un rayon lumineux frappa l'attaquante dans son angle mort, interrompant son saut et la projetant contre le mur d'un bâtiment. Presque immédiatement, une silhouette se propulsa depuis le toit d'un bâtiment jusqu'à l'endroit où avait atterri la Vouivre. Au même moment, plusieurs Cerbères mécaniques commençaient à se montrer.
Joshua et Futakuchi-onna réagirent très vite, le premier en dégainant son épée et la seconde en passant sa main dans ses cheveux. Ils s'apprêtaient à se lancer, jusqu'à ce qu'un rire les interrompe. Il venait aussi d'un des bâtiments, il était fort, si bien qu'il ne fallut que quelques instants pour que Joshua repère son origine, mais alors qu'il allait utiliser l'une de ses capacités, il vit une ombre massive se démarquer des bordures du toit qu'il observait, elle tombait dans sa direction. Ce qui ressemblait à un rocher au début se démarqua vite par sa couleur blanche et sa forme cylindrique. Il eut un temps limité pour réagir. Il leva son épée, plat orienté vers le projectile et soutenue par son autre main, déployant l'énergie lumineuse comme un bouclier. L'impact produisit un bruit fracassant et Joshua se rendit compte que l'objet qui venait de lui tomber dessus était un marteau d'un poids anormalement élevé, qui aurait pu l'écraser facilement s'il n'avait pas réagi aussi vite.
De son côté, la Vouivre venait de se relever. Son corps n'avait pas été blessé par l'attaque, mais son uniforme avait été carbonisé là où elle avait été touchée. Le mur sur lequel elle avait atterri avait bien plus souffert, et elle dégagea les débris et la poussière avant de braquer son regard sur la créature qui l'avait attaquée puis rejointe. C'était une androïde, différente des robots de la station, avec une queue articulée et un aspect globalement plus féminin. L'adversaire de la Vouivre était Tisiphone. Construite avec les pièces des machines détruites dans la navette, elle brûlait du désir de se venger. Chaque pièce qui la constituait était imprégnée de cette haine dirigée contre la Vouivre et ses camarades.
— Je vais te démembrer, nous ferons en sorte que ton corps subisse notre supplice.
Sa voix de synthèse était chargée d'une émotion puissante, qui sut décontenancer la Vouivre, mais celle-ci n'était pas du genre à se laisser menacer.
— Alors ramène-toi ! répondit-elle en haussant la voix.
Contradictoirement, l'Érinye s'éloigna en se propulsant dans les airs, mais la Vouivre n'hésita pas un seul instant à déployer ses ailes pour la rejoindre, engageant un combat aérien.
Les Cerbères avaient encerclé Megane et Futakuchi-onna, leurs pattes métalliques grattant le sol en anticipation. Ce n'étaient que des cibles faciles pour Futakuchi qui les écrasa entre ses deux mâchoires, mâchouillant les débris mécaniques et baladant ses yeux sur le reste de ses proies.
— Kekeke ! C'est l'heure du ménage ! grinça la créature après avoir recraché un mélange chaotique de restes de Cerbères.
En voyant ses troupes se faire écraser avec autant de facilité, Adalyn fronça les sourcils d'inquiétude. Même si ça ne lui plaisait pas, elle avait reçu l'ordre de donner tout ce qu'elle avait pour les arrêter. Acculée dans ses derniers retranchements, il lui était impossible d'abandonner, il en tenait de la sécurité de la ville et de la paix de son propre monde.
— Ça ne suffit pas… J'ai besoin de toute ma force ! s'écria-t-elle en retirant l'élastique dans ses cheveux.
Ce geste lui permit de se libérer de ses doutes pour relâcher l'entière puissance de ses pouvoirs. Ses cheveux frisés flottaient, mais ils n'étaient bientôt plus les seuls à s'affranchir de la gravité.
— HYDRA !
Adalyn n'avait jamais eu l'intention d'affronter le groupe en n'utilisant seulement que ses créations les plus faibles. Leur nombre ne pouvait pas pallier leur faiblesse, mais leur rôle n'était pas de combattre. Elles transportaient des pièces pour qu'elle puisse s'en servir en plein affrontement. Ce mot qu'elle cria avec force et détermination était une incantation. Elle fit s'élever dans les airs l'entièreté des machines, à l'exception de Tisiphone, et réassembla leurs composants, liant ensemble chacune d'entre elles pour former une créature de métal imposante, aux multiples mâchoires. L'empressement empêcha Adalyn de compléter son travail. Megane avait très vite réagi, et s'était téléporté à côté d'elle pour l'engager au corps à corps. L'hydre n'avait pas la beauté et la finesse de l'Érinye, mais elle avait pour elle la taille et la puissance. Elle occupait tout l'espace laissé entre les deux bâtiments, et s'élevait à une dizaine de mètres de haut. En un geste d'une de ses pattes griffues, elle pouvait balayer toute la zone, sans faire de distinction entre ses cibles et ses alliés.
Futakuchi-onna avait reculé de quelques pas pour examiner l'hydre dans son ensemble, et face à cette bête immense elle doutait de pouvoir résister à ses assauts. Elle ne pouvait compter que sur elle-même, tous ses alliés avaient leur propre combat à mener.
— C'est le moment ou jamais pour relâcher tes émotions, recommanda Mary au travers de l'émetteur.
Le pouvoir de Futakuchi-onna faisait partie d'une catégorie de pouvoirs appelés Phantasms. C'étaient des pouvoirs conçus dans les laboratoires de recherche de Beyond the Clouds et qui essayaient de se rapprocher au mieux de capacités surnaturelles rapportées dans les récits mythologiques et fictifs. La Futakuchi-onna est un yōkai du folklore japonais possédant une deuxième mâchoire implantée à l'arrière du cou. Afin d'en reproduire ses caractéristiques, cette jeune fille d'origine japonaise avait été enfermée avec une plaie laissée ouverte à la base de son cou et affamée. La douleur ne s'est jamais estompée avec le temps, la plaie s'est infectée et l'a laissée mourante. Les pieds et les mains attachées, elle était confrontée au supplice de Tantale, la nourriture était juste sous ses yeux, mais elle ne pouvait jamais l'atteindre. Ce traitement a cultivé un ressentiment puissant, et cette rancœur est devenue le carburant de son pouvoir. Mary venait de l'autoriser à donner libre cours à la colère qu'elle enfouissait. Son regard s'intensifia, caché derrière les mèches de sa frange. Son adversaire était une machine, il n'y avait plus besoin de se retenir. La matière noire qui logeait dans ses cheveux prit des proportions supérieures à la normale. Elle se prolongeait en sorte de tentacules qui s'étiraient de plus en plus loin. La matière ne se développait pas que dans son dos, elle commençait à recouvrir son corps. Cette énergie qui n'était plus retenue déferlait brusquement, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que ses yeux, deux billes noires dans une amande d'un blanc vitreux, qui ne fussent pas recouvert par le tissu sombre. Agissant comme des extensions de son corps, les tentacules la soulevaient et s'attachaient aux parois. L'hydre ne s'arrêta pas pour autant, et un rugissement mécanique retentit alors qu'une de ses têtes s'abattit sur Futakuchi-onna, ouvrant sa mâchoire pour l'y écraser. Futakuchi-onna n'eut pas le temps d'esquiver l'attaque, mais la tête de l'hydre fut frappée violemment par un amas de matière sombre qui arracha une partie de la mâchoire supérieure. Cette masse se déchira en deux, et des dents se dessinèrent sur la surface ainsi créée. Deux énormes globes rouges firent surface des deux côtés de la masse sombre, comme deux yeux. Plus grand que jamais, Futakuchi arracha le reste de la tête dans un mouvement rapide.
Adalyn avait du mal à supporter sa création en même temps qu'elle devait répondre aux attaques de Megane. Cette dernière n'était pas très imposante, mais elle maîtrisait des techniques de corps à corps qui lui permettaient de compenser son manque de puissance. Sa stratégie était d'épuiser l'endurance de son adversaire jusqu'à ce qu'elle laisse une ouverture. Adalyn était bien plus sur l'offensive, son exosquelette lui permettait de délivrer des coups d'une force titanesque tout en compensant la force qui l'aurait entraînée en avant. Il ne recouvrait pas seulement ses bras, mais aussi ses jambes, et ses mouvements dévoilaient les traces d'un entraînement militaire, elle profitait de chacun de ses atouts pour acculer son ennemie. Megane était incapable de suivre la cadence. Elle arrivait à esquiver, mais sentait les poings de la préfète la frôler. À certains moments, elle était forcée d'utiliser son pouvoir pour se téléporter hors de portée et essayer de récupérer le rythme. Pendant que Megane luttait tant bien que mal, la personne qui avait balancé son gigantesque marteau directement contre le bouclier de Joshua avait sauté à terre, relevant son arme avec autant d'aisance que si elle avait soulevé une plume. Joshua dissipa son bouclier après le retrait de son adversaire, et se préparait à contre-attaquer en présentant son épée en avant, légèrement levée et pointée vers l'ennemie. Sa garde était rigide, sa main fermement accrochée à la poignée de sa Broadsword, protégée par le panier et son pied droit avancé vers l'avant.
— Prépare-toi.
Le regard de Joshua était fixé sur la femme qu'il allait affronter. Elle avait un air familier, qui passait par ses cheveux noirs et sa manière de se tenir debout. Avec des cheveux plus longs, elle serait une sosie de Mary, à quelques détails près. En tant que combattant aguerri, il ne se laissait pas troubler, son esprit était entièrement consacré au combat.
28 août 2142 - Repère de la rébellion, Beyond the Clouds
Mary avait été occupée par la surveillance de l'équipe sur le front. Elle était la personne la plus adaptée pour ce rôle, parce qu'elle était la seule à avoir commandé des troupes par le passé. Elle n'était pourtant pas dans son élément naturelle, il était difficile pour elle de connaître la situation de son équipe avec le son pour seule donnée. C'était pourquoi elle avait fait travailler Emett sur une solution à son problème. Détourner les images des caméras à leur avantage avait fonctionné pour leur étage, qu'ils contrôlaient presque entièrement, mais pour l'étage supérieur ils devaient trouver une alternative. Le mécanicien avait donc travaillé sur un moyen de récolter l'information qui leur manquait. À l'aide de ses connaissances, il avait conçu un drone de petite taille, auquel il avait attaché une caméra connectée à leurs appareils. Il l'avait lancé un peu avant que le groupe arrive à l'étage supérieur, et espérait les rattraper rapidement.
Au moment où il arrivait à l'étage supérieur, la première image transmise par le drone était dominée par l'Hydre, trop grande pour être capturée en entière par la caméra. Mary se doutait que cette machine disproportionnée avait été créée par Adalyn, et le fait qu'elle était si grande indiquait un véritable danger.
— C'est le moment ou jamais pour relâcher tes émotions, cria Mary dans le micro.
Elle connaissait la force que Futakuchi-onna retenait au plus profond de son cœur. Une puissance qu'elle ne laissait pas s'exprimer. Mary comprenait cette retenue, Futakuchi-onna s'efforçait de ne pas blesser les autres et surtout de ne pas se blesser elle-même, en faisant appel à ce pouvoir qui prenait source dans la noirceur de son cœur. Les cheveux de Futakuchi-onna ne distinguaient pas ennemis et alliés, et le drone manqua d'être brisé par l'un de ces tentacules de matière sombre. La vitesse de réaction d'Emett lui permit de manœuvrer une esquive, donnant un visuel sur le duel plus chevaleresque de Joshua. La silhouette féminine d'abord floue se distingua progressivement, permettant à Mary de la reconnaître. Elle pâlit, faisant face à la raison même de la pression à laquelle elle était en proie depuis un long moment. Ce visage, ces cheveux courts et sombres, ce corps souple, chaque élément était une vive piqûre de rappel de ce qu'elle avait perdu le jour où elle avait choisi de se soulever. Le nom de la personne qui apparaissait à l'écran était Bertha Heaventown, la sœur cadette de Mary. À l'origine, elles se battaient ensemble pour défendre leur pays, maintenant elles luttaient dans deux camps opposés. La capitaine n'avait jamais fait la paix avec la décision de sa sœur. Comment avait-elle pu choisir de soutenir les personnes qui avaient renié leur humanité, qui les avaient traité comme du bétail et qui les avaient fait souffrir affreusement ? Elle ne pouvait pas ignorer les sentiments de fraternité qui la liaient à sa sœur, elle ne pouvait pas les rejeter et la mettre en danger.
— Qu'est-ce qui te passe par la tête ?...
Sa sœur avait embrassé les convictions des scientifiques, celles qui avaient amené au sacrifice de nombreux innocents, à la souffrance physique et psychologique de captifs forcés à prendre part à ces tests inhumains. Il était impossible qu'elle comprenne son choix, et c'était pourquoi cela la hantait.
— Je dois absolument faire quelque chose ! s'écria-t-elle en se levant de sa chaise et s'élançant vers la porte malgré les interpellations de Maya et d'autres rebelles.
Elle ne pouvait pas rester plantée derrière cet écran, alors que sa sœur s'engageait dans un combat qui pourrait lui coûter la vie. Mary la connaissait pour son impulsivité et son manque d'instinct de conservation. Bertha avait déjà cette témérité inconsciente quand elle s'était engagée à l'armée en tant que pilote, ça n'avait jamais changé. Une bravoure que la capitaine trouvait ridicule et tentait par tous les moyens de réprimer, avec cette tendresse propre à une grande-sœur. Cette fois, une simple remontrance ne suffirait pas à réparer la rupture dans leurs convictions. Était-ce même possible de se réconcilier maintenant qu'elles en étaient arrivées à ce point ? Même tenir une conversation normale lui semblait impossible dans leur situation. Elle partait avec une seule idée, celle de confronter directement sa sœur, pour mieux comprendre ce qu'elle ressentait, aussi bien que pour mieux appréhender ses propres conflits internes.