27 août 2142 - Allée est, Beyond the Clouds
Des bruits de pas réguliers retentissaient dans les allées. Leur tempo trahissait une course effrénée contre la montre. Chaque enjambée la rapprochait du moment fatidique. Elle devait se dépêcher si elle ne voulait pas arriver trop tard. Mary voyait le sol glisser sous ses pieds. Son souffle se dégradait progressivement avec l'accélération de son rythme cardiaque. Elle manqua de s'étouffer à plusieurs reprises. Ce n'était pas que sa respiration difficile, elle sentait également un poids irrépressible sur sa gorge. Une angoisse la rongeait, contre laquelle elle ne parvenait pas à lutter. La réprimer exigeait une force d'esprit dont elle ne disposait pas en cet instant. Il est difficile de ne pas douter quand les enjeux sont si grands. Son esprit troublé pouvait-il encore mener à bien cette opération ? La question faisait émerger plusieurs inquiétudes, mais la réponse apparaissait clairement dans son esprit : "il le faut".
— [Alors c'était Constance la chercheuse à l'origine de ce traitement ? Je comprends bien son ressentiment à mon égard. Notre armée ne pouvait pas se permettre de perdre du terrain face aux mages du Royaume Catholique. Face à leurs capacités surnaturelles, notre réponse fut le nombre. Un soldat qui se relève sans cesse, voilà la valeur militaire de son invention. Reçue comme une bénédiction, vécue comme une malédiction. Aucun instant de répit, instantanément remis sur pieds, instantanément renvoyés au combat. Les séquelles psychologiques laissées par ce traitement sont volontairement ignorées. Mais qu'a-t-elle à gagner en m'apprenant cela ? Veut-elle me faire culpabiliser ? Me faire renoncer ? Ou alors veut-elle se trouver des excuses pour s'être rangée dans le mauvais camp ?]
Des souvenirs de la guerre lui revenaient, désagréables par leur nature sanglante. Elle avait souvent songé à une paix mondiale, étrangère à la géopolitique et au patriotisme. Pour une britannique de confession anglicane, la conquête impérialiste du royaume catholique ne pouvait pas apparaître plus déraisonnable. Une obstination incompréhensible mouvait ce corps terrifiant vers une domination féroce. Elle avait assisté jour et nuit aux violences des conflits dont aucun ne pouvait échapper, à ces batailles destinées à durer éternellement, car face aux miracles de l'Église catholique leurs forces militaires ne parvenaient pas à arracher de victoires décisives. Elle avait constaté avec désespoir les sables mouvants qui emportaient ses troupes, le cercle vicieux qui dégradait le moral des soldats. Alors, maintenant qu'elle était impliquée dans cette rébellion, elle ferait en sorte d'avancer, hors de question de rester statique, elle parviendrait à sortir tout le monde de cette situation. Cette conclusion raffermissait sa détermination. La main serrée, elle courait plus vite, le souffle plus constant, plus doux. Elle était allégée du poids du doute.
27 août 2142 - Entrepôts (Zone ouverte), Beyond the Clouds
L'affrontement n'avait pas encore repris, mais la tension était à son paroxysme. Chaque seconde passée ajoutait au sentiment oppressant qui ridait le front de la Vouivre. Son partenaire restait pourtant impassible, la main posée sur cette épée à la pointe plantée dans le sol. Chacun des partis attendait que l'autre agisse en s'exposant. L'impatience finit par prendre le dessus sur la résolution de la femme à deux mâchoires — Futakuchi-onna. Elle se lança brusquement sur la chercheuse, prête à en découdre. Pourtant, son geste n'atteignit pas sa cible, qui avait bondit hors de sa portée. Futakuchi surgit des cheveux de l'adolescente et plongea droit devant, comme un rapace qui fond sur sa proie, avant d'être attrapé par la chasseuse aux réflexes décuplés. La créature lâcha un cri étranglé, coupée dans son élan.
— J'attendais cet instant. Immunisé aux balles, mais pas non plus invincible.
Avec un sourire satisfait, elle tira le cou allongé de Futakuchi comme une corde, sans difficulté, ramenant vers elle la jeune brune traînée contre son gré, et lança son poing en bas de son ventre. Futakuchi-onna n'avait jamais senti un coup pareil, une puissance qui avait comme broyé ses entrailles. La douleur fut telle qu'elle perdit connaissance, et elle s'écroula au sol. La mâchoire frémit avant de se rétracter et disparaître dans les cheveux de la pauvre évanouie.
— Ouch. Pauvre petite.
La Vouivre grimaça en voyant l'état de la jeune femme. Elle avait un peu d'empathie à son égard, ayant ressenti la puissance de l'attaque même sans la subir directement. Elle n'avait pas encore bougé pour intervenir, les événements s'étaient enchaînés et elle était restée impressionnée. À l'opposé, son coéquipier avait mis à profit ces instants pour préparer son épée. Il l'abattit horizontalement quand le champ fut libéré, et simultanément une vague de lumière frappa Constance sur le flanc comme si elle eut été une matière tangible, puis se dissipa quelques secondes après l'impact. Malgré la marque sur la blouse froissée, c'était tout comme si elle n'avait rien senti. Elle avait pourtant vacillé quelques instants, déstabilisée par le coup, mais, à la surprise de ses adversaires, elle s'était redressée.
— You damn motherfucker… Je crois que je vais m'occuper de toi en premier…
Sans réponse, Joshua ramena sa broadsword près de son buste, se préparant à se protéger. Ce fut juste à temps, puisque la chercheuse vint à lui avec une vitesse inhumaine. Il la bloqua avec le plat de son épée et lutta un instant au corps à corps pour la repousser, mais malgré sa carrure dominante il ne parvint pas à prendre du terrain et fut lui-même poussé à reculer.
— [Pourquoi est-ce qu'elle n'utilise pas sa capacité ? Je me demande si…]
Il était confiant envers les affirmations de Futakuchi-onna, mais il n'avait pas vu la capacité à l'œuvre depuis le début de l'affrontement. Cette idée le travaillait et il commençait à élaborer des hypothèses.
— Capitaine, j'ai une question. Est-ce que le traitement militaire qu'elle vient de s'infliger pourrait la priver de ses pouvoirs ?
— Je suis impressionné que vous l'ayez deviné avec aussi peu d'informations. Effectivement, il inhibe la capacité dont dispose chacun de modifier la réalité.
Cette réponse confirma ses suppositions, et calma la peur qu'il ressentait à l'idée d'être si proche d'un pouvoir aussi destructeur.
— Dans ce cas, tu peux y aller, la Vouivre, pas besoin de prendre de précautions.
Un sourire se dessina sur le visage de la fille en question, qui était ravie de pouvoir enfin se lâcher. Joshua se déroba à son adversaire, profitant de la puissance avec laquelle elle s'appuyait sur lui pour la faire flancher. Avant qu'elle ne puisse se redresser, la Vouivre s'était jetée sur elle et l'avait attrapée aux épaules avec ses mains couvertes d'écailles. Constance répliqua la prise, et elles se confrontèrent l'une à l'autre dans un véritable concours de force. Semblables à deux lutteuses dans un ring, aucune ne voulait perdre du terrain, et leur puissance était à peu près équivalente, ne permettant pas à l'une des deux de prendre l'avantage. La chercheuse siffla comme pour appeler un chien, ce qui ne parvint pas à déconcentrer la Vouivre, mais lorsque Joshua s'approcha pour défaire l'équilibre, il fut arrêté par trois des chiens mécaniques qu'il avait déjà vus au moment de son arrivée sur Beyond the Clouds, ceux qu'Atlas appelait Cerbères. Son style à une épée était trop lent pour lui permettre de toucher ces bêtes montées sur ressort, qui bondissaient hors de sa portée et évitaient ses attaques à distances.
— Si on continue comme ça, on est parti pour rester jusqu'à ce que des renforts viennent vous écraser.
La chercheuse lança cette provocation à son adversaire, espérant la pousser à lâcher prise la première, et elle sentit un léger mou, mais voyant sur le visage de la Vouivre une expression de surprise, elle se rendit compte que ce n'était pas de son fait.
— Impressionnant.
Avant même qu'elle n'ait pu se rendre compte de la situation, un tissu sombre et filamenteux l'entoura à la taille. C'était la même matière dont était faite Futakuchi, d'ailleurs la mâchoire ne tarda pas à se montrer, narguant la captive avec un sourire arrogant. Constance l'attrapa pourtant une nouvelle fois, mais Futakuchi lui échappa des mains plutôt facilement.
— Après un coup pareil, j'aurais pas parié que tu te relèverais si vite.
Futakuchi-onna acquiesça en hochant la tête. Elle sentait encore la douleur du coup qu'elle avait enduré il y a quelques instants.
— On devait simplement gagner quelques minutes, mais comme nous l'avons capturé, on devrait pouvoir rentrer à la base.
Ayant fini d'abattre les Cerbères, Joshua les rejoignit l'épée rangée dans son fourreau.
— Vous devriez lui attacher les bras avant qu'elle ne tente quoi que ce soit de ridicule.
Les événements se succédèrent à une vitesse fulgurante, telle que la plupart des personnes présentes eurent du mal à distinguer ce qui se passait. Ils réalisèrent que Constance venait de déloger une nouvelle arme à feu cachée dans sa blouse avec la ferme intention de se contraindre au silence. Le bout du canon pointé vers sa tempe, elle poussait paisiblement la gâchette. Incapable d'agir d'une manière ou d'une autre, le groupe détourna le regard, mais le bruits qu'ils entendirent ne fut pas celui d'un coup de feu. L'arme de la chasseuse voltigea par-dessus leurs têtes, percutée par quelque chose de presque invisible.
— Merci de l'avoir retenue. Vous pouvez rentrer maintenant, et amenez-la.
Futakuchi-onna fut la seule à avoir l'air de comprendre la situation. Sans attendre, elle ordonna à son compagnon d'attacher ses bras pour qu'elle ne puisse pas répéter cette opération. Après un instant, voyant que la Vouivre et Joshua restaient hébétés, il lui vint à l'esprit d'expliquer.
— C'était Mary. Elle peut lancer des projectiles à grande vitesse avec sa capacité.
— Oh. Je vois.
L'intonation trop neutre de l'adolescente induit une certaine flegme dans la réponse de la Vouivre. Elle et son partenaire la regardaient avec désabusement.
— Retournons à la base avant qu'ils n'envoient plus de robots.
Une sorte de convoi se forma et traîna l'impitoyable chasseuse prise au piège. Ils revenaient sur leur pas, dans l'espoir de retrouver Seth qui était resté auprès du blessé. Si une certaine personne était soulagée, cette victoire laissait un goût amer dans la bouche des deux autres. Ils se rejoignirent dans un mutisme que Futakuchi-onna ne remit pas en question. Si la résignation paisible de la prisonnière, couplée à ce sourire si ordinaire qu'il en devenait effrayant, jouait pour beaucoup dans leur sentiment, l'autre part venait de cette impression d'avoir été imprudents et que leur réussite n'avait tenu qu'à la chance.