Blanc. C'est le premier mot qui me soit venu à l'esprit. Blanc. La chambre? Blanche. Les rideaux? Blancs. Les machines ? Blanches ? Ah non...grises je crois.
Bip. Bip.Ces petits bruits rentrent doucement dans ma tête, jusqu'à m'envahir tout entière. Je n'entends plus que ça, ma tête siffle. Tous ces bips me rappellent quelque chose, mais quoi ?« L'hôpital Felidae. Tu t'en souviens ? De ce mot ? Hôpital. Un hôpital c'est... » Blanc. Un hôpital c'est blanc. Et parfois, il y a des fleurs non ? Des bouquets, ce genre de choses, avec des mots écrits sur des bouts de papier que personne ne lit... Ah oui, les cartes. Ça s'appelle des cartes de vœux. Je devrais en avoir. De la part de qui ?Qui peut bien envoyer des cartes à une personne qui ne peut pas les lire ? Tout cela n'aurait aucun sens ! Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que je n'en aurai pas... Et puis même si j'en avais, je ne peux pas bouger. Je ne peux pas les lire. Je ne reconnaîtrais probablement pas les noms. J'ai les yeux ouverts et je vois juste du blanc.Ça doit être le plafond... Je ne peux pas bouger. À moins que je ne veuille pas, en fait. Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir je crois. Et puis ma mémoire... Rien. Ma mémoire n'a rien. Aucun nom ne s'impose dans mon esprit, aucune question, si ce n'est savoir pourquoi je suis ici. Pendant mon sommeil, j'avais une famille.Est-elle réelle ? J'allais au lycée, aussi. Avec mes amis. Mais dans quelle classe ? Dans quel établissement ? Était-ce réel, ou le fruit de mon imagination ? Un moyen de me garder endormie, paisible ? Comment se nomment tous ces gens, de toute manière ? Ils me sont étrangers...et ils sont si proches de moi à la fois. Comment expliquer... J'étais proche d'eux ? Étaient-ils seulement proches de moi ? Je ne sais pas. Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Où est ma mémoire ? Pourquoi je suis là ?Soudain, je sens quelque chose. Quelque chose me gratte. C'est insupportable, ça me gratte et je ne peux pas bouger. Rien ! Mes yeux roulent sur le côté et observent mes doigts qui commence à tressauter. Petit à petit, ma main se soulève, puis mon poignet, puis mon coude. Comment je connais tous ces mots ? Je n'en ai aucune idée.Je regarde mon bras bouger lentement, il effleure lentement une table. Le contact avec le bois me fait frissonner et les machines s'affolent.« Bip, bip, bip »Elles hurlent en chœur au moins, c'est déjà ça. Des personnes apparaissent et font bouger la porte. Ils viennent bien de derrière une porte, pas vrai ?Mes yeux cherchent de la vie, les autres êtres humains que j'ai entendu entrer... Mais ne se posent que sur une seule....personne ? Attendez, ce n'est pas des gens ça... si ? Des gens lobotomisés plutôt ! Attends, d'où vient ce mot ? Comment je le connais ?« Felidae, j'ai peur... Ils ne sont plus pareils les gens ici... Ils font peur... Ils font les mêmes gestes, matin, midi et soir...jour après jour... C'est de notre faute ? Ils sont tous comme ça ? Felidae s'il te plaît répond moi ! »Qui me parle ? Ma tête est douloureuse... Celui qui doit être le...le monsieur habillé tout en blanc s'approche de moi, et me prend le bras pour le remettre dans le lit. C'est moi qui ai gémi ? Pourquoi j'ai mal au bras ?
— Ne bouge pas. Ton corps n'est pas prêt à bouger, me reproche l'espèce d'humain en face de moi.
Son regard me fait frissonner, mais uniquement à l'intérieur. Mon corps ne réponds plus, comme si son simple regard allait me renvoyer dans un sommeil de trois ans. Il n'y a rien...d'humain, à propos de lui. Sa blouse blanche est trop large pour distinguer quoi que ce soit, sa tête me semble recouverte de chair...Mais ses yeux... Ses yeux n'ont pas la petite étincelle de vie que les humains doivent avoir. Ils sont vides. Mécaniques. Est-ce un... Un... Un robinet ? Non. Un robot ? Oui, c'est ça. Un robot. Après le choc de cette découverte, ce sont ses mots qui m'interrogent. Un simple conseil. Quoi c'est tout ? Et c'est quoi cette voix ?Et qui est-ce ? Je connaissais le mot j'en suis sûre... Mais un mot c'est traître, il te revient quand tu n'as plus besoin de lui. J'ai l'impression de connaître cet endroit. Comme si j'étais déjà venue. Pourtant, mon bras me paraissait musclé, comme si j'avais fait du sport...et les sportifs ne vont pas à l'hôpital si ? Je n'en sais rien. Je veux juste me lever, rentrer chez moi et... Une minute. Où c'est, chez moi ?« Ils sont bizarres Felidae. Il ne faut pas rester ! Ils vont te faire du mal... Felidae lève-toi je t'en supplie ! Tu n'as pas le droit de me laisser tomber, tu as promis... » J'ai promis. À qui ? J'ai promis quoi ? Je pense que je suis le genre de fille qui tient ses promesses, sinon la voix ne me l'aurait pas répété ! Et si j'étais complètement folle ? Après tout, ça expliquerait ce que je fais dans un hôpital, entourée de médecins.Médecin ! Je vous l'avais dit, les mots sont traîtres, ils ne viennent que quand ils le veulent. Les mots ont-ils une conscience ? Non, je vous interdis de rire. Si ça se trouve, tous les objets pensent et nous on les utilise mal, on les brutalise et eux ne peuvent pas se défendre... J'ai l'impression de dire une bêtise...Comme si je sentais que quelqu'un me fixait et se fichait de moi. Et si c'était le cas ? Je me pose des questions stupides parfois... Mais c'est vrai...? Une larme roule sur ma joue. Vais-je rester comme ça, incapable de bouger, incapable d'aligner deux phrases cohérentes et avec une voix dans ma tête douloureuse ?Je sens que quelqu'un à l'intérieur de mon corps me pousse à bouger. D'abord la tête, de droite à gauche, un vrai robot. Puis les bras, qui s'envolent, tels deux papillons beiges. Le contact avec les choses me donne froid. Le premier contact depuis trois ans... Les larmes roulent, je ne peux pas les arrêter...« Felidae ne reste pas là ! Ils te veulent du mal ! Tu ne peux pas rester ! Cours Felidae, cours ! » Cette voix...me rappelle quelque chose... C'est une voix d'enfant, il est assez jeune je pense... Vers les huit, peut-être neuf ans. Mais ce n'est pas une voix d'enfant normale. Il a peur. Et moi, quel âge j'ai ? Comment vais-je m'en souvenir ?
— Tu devrais boire. Tu as besoin de t'hydrater. Mais attention, par petites doses ! Je ne tiens pas à te voir t'étouffer, lâche le médecin, me tendant un verre d'eau.
D'où sort-il son eau ? Je n'ai pas vu de bouteille, ni de verre, sur la table à côté de moi ! Est-ce qu'il est venu avec ? Est-ce que je peux boire, ou est-ce que ça va me tuer ? Ou me rendormir ? Mais je n'ai guère le temps d'y penser. Quelques secondes plus tard, le contact frais avec le gobelet en plastique réveille ma soif.Et sans y penser, je porte doucement le verre à ma bouche, aidée par le médecin qui soutient mon bras tremblant. Avec hésitation, j'incline le gobelet entre les lèvres sèches, appréciant déjà le contact avec mes dents. Puis, le liquide glacé vient brûler ma gorge, me faisant tousser et cracher. La boisson recule, sans doute grâce au docteur.Je cligne des yeux, surprise, lorsque j'arrête de tousser. Est-ce normal ? Suis-je supposée ressentir tout ça ? Les machines n'ont pas aimé mon petit numéro, car elles continuent de piailler en cœur. Et d'un coup, elles se taisent. Je me tourne vers le médecin, qui me sourit, se détournant desdites machines pour se concentrer sur moi.Je ne sais ce qu'il lit dans mon regard, mais le sien m'encourage. Comme s'il savait que j'allais réussir à me souvenir comment faire. Comment boire. Comment manger. Comment parler. Beaucoup de comment, trop peu de pourquoi, ou d'explications concrètes. J'ai besoin de concret. Mais ça veut dire quoi, concret ?Je ne sais pas. Je ne sais plus. J'ai oublié. Comme pour tout. Le médecin qui pose une main sur mon épaule, tandis que son autre main repose le verre sur la table. Comme si j'allais boire. Par moi-même.
— Tout va bien, c'est normal. Tu n'as pas bu par toi-même depuis trois ans, alors c'est normal que ton corps soit surpris. Beaucoup de patients ont la même réaction, c'est tout à fait normal et compréhensible. Ta gorge n'est pas habituée à recevoir du liquide. C'est ce tube-là qui t'alimentait, m'explique-t-il en touchant un petit tube transparent, posé sur la table de chevet.
Alimentée par un fil ? Enfin, un tube ? Enfin....ce truc ? Je n'ai pas le nom. Est-ce que c'est un tube ? Le médecin a dit tube. Et heu....c'est possible ? De nourrir les gens comme ça ? Je crois que ça a un nom, mais je suis incapable de m'en souvenir. Est-ce que c'est légal ?Quelque chose me dit qu'à mon époque, on a d'autres moyens plus moderne de nourrir les patients pendant un coma. Mais c'est laquelle, mon époque ? Visiblement, une époque où les robots peuvent devenir médecin. Je ne sais pas ce que ça veut dire, hormis que notre...Tech... Technique ? Technicolor ? Technologie ? Oui, technologie !Donc, notre technologie est avancée. Mais jusqu'où ? Depuis quand ? Et en quelle année, ou même mois, sommes-nous ? Je n'en ai pas la moindre idée. Pourquoi le médecin ne me dit pas ça ? J'ai dormi trois ans, pas vrai ? Au fait, comment est-ce que je sais que j'ai dormi trois ans ? Comment est-ce que je sais que ce n'est que trois ans ?C'est peut-être quinze ! Peut-être même vingt ! Je n'ai absolument aucune certitude sur le temps que j'ai passé dans le coma, puisque je viens seulement de me réveiller ! D'un coup, mon attention se porte à nouveau sur le médecin, la seule chose vivante me permettant de ne pas complètement sombrer dans la folie.
— Il fallait que je voie si tu étais capable de te séparer du tube, maintenant que tu es réveillée. Ne t'en fais pas, tu n'es pas la première à avoir cette réaction. Je vais dire aux infirmières de le remettre en place, jusqu'à ce qu'on te pense prête. D'accord ? me dit le médecin.
Je hoche la tête, les yeux posés sur lui, comme si j'approuvais tous les mots qui sortent de sa bouche. Mais je n'entends pas vraiment. Mon cerveau n'est déjà plus concentré sur ses paroles, il est ailleurs. Où ? Aucune idée.Je veux partir mais mon crâne me retient. La peur me paralyse. Je n'ai pas ma mémoire, me dit ma matière grise, je pourrais en souffrir. Il faut que je reste ou que je parte ? Pourquoi tout est si confus dans ma tête ? Là ! À droite du lit ! Une glace. Je remue mes jambes, rien n'est cassé, mais je pense qu'en trois ans elles auraient eu le temps de se remettre, de toute façon.Je les pose à terre. Un grand froid m'envahit, me faisant frissonner. Et cette fois, c'est bien mon corps qui frissonne. Le médecin-robot est parti. Depuis quand ? Je n'en sais rien. Je ne m'en suis pas rendue compte. Est-ce que je lui ai donné une réponse ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je ne me souviens pas. Je me lève, et ma tête tourne, tourne...Je me rassois, ferme les yeux et recommence. Je ne tiens même pas debout... Mes larmes me piquent les yeux, je le sais, je le sens. Je ne vais pas y arriver. Combien de temps avant de pouvoir tenir debout ? Marcher ? Courir ? Sentir le vent sur mes joues ? Je me lève encore et cette fois je tiens ! Je bouge lentement, comme pour ne pas éveiller une profonde douleur. La glace est là, à quelques pas et elle me regarde froidement. Elle me nargue, comme si elle savait que je n'arriverais pas à elle. Pourtant, doucement, mais sûrement, j'arrive jusqu'à mon reflet et me dévisage.C'est donc moi ? Felidae...Felidae comment déjà ? Felidae. Juste Felidae. Et c'est à ça que je ressemble ? Un long visage, très pâle, avec des yeux bruns ternes. Le reste du corps est plutôt pâle, malgré les soins que j'ai dû recevoir durant ces.... Ces années.Je suis grande, au moins un mètre soixante-quinze. Mes cheveux m'arrivent un peu en-dessous des épaules, juste assez long pour ne pas être gênant. Pourquoi seraient-ils gênants ? Ce sont des cheveux. Je suis brune, c'est une certitude. Après, quel type de brune exactement, c'est au-delà de mes compétences. Je suis brune, avec les yeux bruns. Plutôt...commun ? Non ? Enfin bref : je suis brune aux yeux bruns, sans aucune marque de blessures quelconques.Je suis plutôt maigre, je suppose que le régime de l'hôpital est strict. Pas de marques distinctives, en tout cas, aucune que je puisse voir. Aucun....tatouage ? C'est le mot ? Ma peau est vierge de toutes ces choses. Du moins, la partie visible de ma peau. Rien qui ne puisse m'aider à découvrir ce que je fais là, ou pourquoi personne n'est là à mon réveil. Peut-être qu'ils s'en fichent ? Ou peut-être qu'ils sont morts.C'est sans doute ça. Ils sont morts. On a eu....un accident et ils sont morts. Mais pas moi. Et pourquoi est-ce que je ne reconnais rien ? Rien, vraiment rien. Il n'y a pas une seule chose dans cette chambre qui m'est familière. Je reconnais le lit, la glace devant laquelle je me tiens, mais sinon...Il y a les machines, qui bipent régulièrement et dont les fils viennent s'accrocher à mes bras et mon torse. Sauf deux. Ces deux-là se faufilent dans une mince ouverture de la large blouse verdâtre que je porte jusqu'à, me semble-t-il, mon coeur. Servent-ils à mesurer mes pulsations cardiaques ? Je crois. Mes lèvres se lèvent en une grimace de dégoût lorsque mes yeux se posent à nouveau sur mon vêtement. Ce vert...c'est moche.
— Il faut vous recoucher mademoiselle. Vous pourriez vous blesser, m'informe une nouvelle venue, dans mon dos.
Je me retourne, surprise d'entendre une voix de femme. Plus petite que le robot-médecin de l'autre fois, elle m'observe de ses yeux mécaniques. Pas plus humaine que son confrère, l'infirmière -si c'est bien le mot- me désigne le lit du doigt, comme si elle s'attendait à ce que j'obéisse. Et tout aussi surprenant, c'est exactement ce que je fais.
Lentement, je m'approche du lit et m'y rassois, regardant avec appréhension l'oreiller. Pourtant, le robot-infirmière, qui en a profité pour s'avancer, me prend gentiment l'épaule pour m'aider à me recoucher. Alors qu'elle appuie tout doucement sur mon front pour que ma tête vienne se poser sur le coussin, je lui attrape le poignet, les yeux un peu plus ouverts.Je sens mon coeur venir pulser plus fort dans ma poitrine et les machines se remettent à biper en cœur. Je ne sais pas comment décrire ce qu'il se passe, mais je lutte fermement contre l'infirmière. Je ne veux pas poser ma tête là-dessus. Des sueurs froides perlent dans mon dos. Mon cerveau me crie de ne rien faire, de ne pas poser ma tête là-dessus.Une sorte d'instinct essaye de se faire entendre, essaye de dire que ce coussin ne me fera aucun mal, mais ni mon cerveau, ni mon cœur ne sont prêts à écouter. Est-ce normal ? Qu'est-ce qui m'arrive ? Est-ce que je meurs ? Je n'ai pas envie de mourir ! Mes jambes tremblent, mon corps suit le mouvement. D'un seul coup, je tremble de la tête aux pieds, incapable de penser à autre chose qu'à la terreur que me provoque la vue d'un oreiller.- Doucement, je ne vais pas te faire de mal, chuchote-t-elle.Je continue de lutter. Pourquoi ? Je ne sais plus ! Je ne sais plus ! Des larmes jaillissent de mes yeux, qui me piquent. Je ne sais pas pourquoi je lutte, mais je sais que je dois le faire. Si jamais je m'endormais ? Si je ne me réveillais pas avant trois autres années ? Ou même cinq ? Ou dix ? Je ne veux pas. Je ne veux pas !« Continue Felidae ! Lutte ! Va-t'en ! Il n'y a rien pour toi ici. » Et pour une fois, je veux suivre la voix. Je veux partir, m'enfuir, courir loin de cette horrible femme qui presse ma tête comme un citron. L'infirmière semble surprise, mais ne relâche pas mon crâne pour autant. J'ouvre la bouche pour m'expliquer, mais rien ne sort. Pourquoi ?Ma bouche continue de bouger, mais aucun son ne sort. Alors, je décide de me débattre. De repousser aussi violemment l'infirmière que je peux -ce qui n'est pas très glorieux- et garder les yeux grands ouverts. Je n'ai aucune force. Vraiment aucune. Pour preuve, l'infirmière n'a même pas senti que je la repoussais. Elle s'est éloignée toute seule, quelques minutes après mon essai vain. Elle semble jeter l'éponge. Quelle éponge ? Il n'y a pas d'éponge.Le médecin de l'autre fois est de nouveau-là. Comment ? D'où vient-il ? Pourquoi a-t-on besoin de lui ? Est-ce qu'il va me faire du mal ? L'infirmière m'a lâchée, j'arrête donc de me débattre vainement. Elle discute de quelque chose avec le médecin, mais je ne comprends rien. Je ne connais pas cette langue. Est-ce normal ?Tout ce que je sais, c'est que la crise de panique commence à s'estomper. Panique ! C'est ça, j'étais paniquée ! Pourquoi est-ce que les bons mots me reviennent toujours trop tard ? Le médecin m'observe encore. Je ne sais pas ce qu'il voit. Je suis simplement assise, le regard faisant l'aller-retour entre l'oreiller et l'infirmière, qui se contente de sortir de la pièce. Je ne sais pas ce qu'il lui a dit, mais ça me soulage de la voir s'en aller. Elle faisait peur !« Ils font tous peur Felidae. Tous. Il n'y a rien de normal ici. Il faut que tu t'en ailles, que tu apprennes. Que tu te rappelles. Fuis. » Mais je ne le fais pas. Peut-être parce que je ne peux pas ? Peut-être parce que je ne le veux pas ? Peut-être même les deux. Je ne suis pas paniquée. Mais j'ai peur. Peur de découvrir ce qu'il y a dehors, quand l'intérieur me semble déjà si hostile.Peur de ne pas survivre dans le monde, si je ne peux déjà pas m'approcher d'une glace sans tomber. Peur de savoir que je suis seule, avec personne pour m'aider à survivre. Pourquoi survivre ? Pourquoi ne puis-je pas vivre, déjà ? Que s'est-il passé, dans ma vie, pour que j'en vienne à vouloir survivre ? Le médecin s'approche de moi, un léger sourire sur ses fausses lèvres en métal.
- Ne t'en fais pas Felidae. Quoi qu'il arrive, tu ne vas pas te rendormir pour plus d'une ou deux heures. Et dès que tu reprendras conscience, je serai là pour te donner toutes les réponses que tu veux. D'accord ? me dit-il d'un air doux.
Comment connaît-il mon nom ? Est-ce qu'il est noté quelque part ? Sur la porte ? Dans les dossiers qu'il porte sous le bras ? Est-ce qu'il y a les réponses dont j'ai besoin, dans ses feuilles ? J'ai besoin de savoir. Je veux savoir. J'ai le droit de savoir ? J'aimerais lui dire non. J'aimerais avoir les réponses maintenant et ne plus jamais avoir à dormir.Si je pouvais, je ferais ça. Je le forcerais à me donner les réponses que je veux tout de suite. Mais je ne peux pas. Parce que même si j'essaye, même si je me force, les mots ne sortent pas de ma gorge. Ils restent bloqués. Est-ce que je suis muette ? Non.J'entends les choses, donc je ne suis pas muette, pas de naissance. Alors pourquoi ne puis-je pas parler ? Je pose mes mains contre ma gorge, frissonnant en sentant à quel point elles sont fraîches. Comme s'il sentait mon désarroi, le médecin s'assoit au bout de mon lit, dans un bruit robotique alarmant. Une sorte de craquement.Comme...une branche ? C'est ça. Il a craqué comme une vieille branche. Pourquoi est-ce que j'ai envie de rire ? Je ne peux pas rire. Pas encore. Et je ressens une sorte de pincement, au niveau du cœur. Ça ne fait pas vraiment mal, c'est plus désagréable. Comme si j'avais un problème qui me rendait inutile.
- Ta voix a été endommagée, mais nous avons pu la réparer pendant ton coma. Elle finira par revenir, mais ça prendra du temps et beaucoup de patience. Tu pourras commencer à faire quelques exercices demain, ou dès que tu t'en sentiras capable. On t'apprendra aussi à signer au cas où, m'explique-t-il, sans entrer dans les détails.
Je hoche la tête, reconnaissante d'avoir au moins cette information. Je ne suis pas muette. Mais je ne peux pas parler. Bien que ces deux choses n'aient rien à voir, je ne me sens pas vraiment plus soulagée. Combien de temps, avant de pouvoir m'entendre ? Combien de temps vais-je passer à parler seule, avec cette autre voix dans ma tête ?Combien de temps, avant d'être sûre que ma voix ne reviendra pas ? « Au cas où ». Il n'est pas sûr. Il ne sait pas, lui non plus. Peut-être que ma voix ne reviendra jamais. Pourquoi ? Je ne peux m'empêcher de me demander. Pourquoi moi ? Pourquoi tout ça ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Où est ma famille, où sont mes amis, où est passée ma vie ? Je ne veux pas devenir muette pour toujours ! Je ne sais pas pourquoi. Ou pour qui.Mais je sais que je ne peux pas. Je veux m'entendre rire. M'entendre parler. Je... je ne sais pas. Mais il y a quelque chose au fond de moi qui maintient que je ne peux pas rester silencieuse, que je dois parler. Mais à qui ? A quel sujet ? Là, il n'y a plus personne qui sait. Ma tête reste silencieuse. Cette fois, la voix ne me répond pas.Elle ne dit plus rien. Elle ne sait pas, elle non plus. Personne ne sait. Personne ne saura jamais. Personne... De quoi je parlais déjà ? J'ai perdu le fil. Le fil cette fois, pas le tube. Qu'est-ce que je raconte ? Je n'en sais rien. C'est récurrent. Récu...quoi ? Pourquoi les mots continuent d'apparaître dans ma tête alors que je n'ai aucune idée de leurs significations ? C'est plutôt pénible.Qu'est-ce qui ne va pas, chez moi ? « Va-t'en. Fuis. On pourra t'aider ailleurs. Pas ici. » Répète inlassablement la voix. Pourquoi ? Pourquoi cet enfant veut-il que je m'en aille ? Qu'y a-t-il de si terrible, dans cet hôpital, pour que l'enfant veuille me voir partir ? Et pourquoi ne parle-t-il qu'à moi ? S'il me parle, alors pourquoi ne sait-il pas que je ne peux pas partir ? Il choisit d'ignorer le plus important, comme s'il n'en avait rien à faire !Comment peut-il me parler dans ma tête, de toute façon ? Est-ce que c'est moi ? Je ne veux plus l'écouter. « Pourquoi ? » Et comme si cela avait suffi, la voix s'éteint. L'ai-je imaginée ? Je n'en saurais jamais rien, je suppose. Mais elle semblait si...réelle. Si proche. Si peinée, quand je n'écoutais pas. Si triste, de m'entendre lui demander de se taire.Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il me veut ? Pourquoi est-ce qu'il ne dit pas clairement qui il est, ce qu'il me veut ? Pourquoi est-ce que tout le monde se doit de jouer aux devinettes avec moi, comme si cela allait faire remonter tous mes souvenirs ?Peut-être que ça va faire remonter tous mes souvenirs, en fait ? Pour l'instant, c'est plutôt raté. Dans l'ensemble, c'est plutôt raté. Je ne crois pas me souvenir que faire des devinettes aient aidé qui que ce soit à se rappeler de certaines choses. Après, je n'ai plus de souvenirs du tout.
- Attention, ça va piquer. Je vais essayer d'aller vite, pour que tu ne sentes rien du tout, me prévient le médecin.
Je sens quelque chose me piquer le bras et je retiens une grimace. Ou l'ai-je fait ? Je n'en sais rien. Je n'ai pas senti mes lèvres bouger, en tout cas. Rien du tout. Tournant la tête vers le médecin, je remarque qu'il a remis en place le tube de tout à l'heure, celui qui m'hydrate. Est-ce que je dois avoir peur ? Est-ce que je dois paniquer ?Suivant ses gestes du regard, je le vois attacher le tube à une poche remplie de liquide, qu'il approche du lit. Il y a des petites roues qui permettent à la poche, elle-même accrochée à une sorte de porte-manteau, de pouvoir bouger.La bloquant derrière une autre machine, j'observe avec curiosité et émerveillement l'écoulement du liquide entre la poche et mon bras. Et petit à petit, je sens ma soif se taire, comme si je ne l'avais jamais sentie. Le médecin me sourit tandis que je relève la tête. Je ne sais pas si ma curiosité est marquée sur mon visage, mais je l'entends rire.J'ai entendu quelqu'un rire. Après trois ans. Et c'est un son merveilleux, même si c'est celui d'un être de métal. C'est le plus beau son que j'ai pu entendre depuis mon réveil. Je veux rire, moi aussi. Mais je me rappelle très vite que je ne peux pas. Pas encore.
- Tout va bien Felidae. Tu es réveillée, en forme et en très bonne voie de guérison, pour ta voix. Je vais aller voir d'autres patients, mais je serai là à ton réveil, c'est promis. En attendant, je vais faire venir quelqu'un pour te retirer quelques tubes qui ne nous sont plus utiles. Tu verras, tu te sentiras bien mieux à ton réveil. En bien meilleure forme et prête à commencer la rééducation de tes muscles, souffle-t-il.
Le médecin se relève et quitte la pièce, tandis que je repose lentement ma tête sur l'oreiller. Il y a d'autres patients ? Vais-je les rencontrer ? Je rajoute cette question dans la liste de celles que je veux poser. Il faudra que je fasse un ordre aussi, pour ne pas oublier les réponses. Il faut aussi que je demande du papier. Et un crayon.Même plusieurs crayons. Je veux tout noter, tout écrire. C'est comme ça qu'on retient les choses, non ? En les écrivant ? Je n'en sais rien. Je ne sais même pas si je me souviendrai de tout ça dans dix minutes, alors encore moins une heure. Ou même deux.Mais je dois y croire. Je dois y penser tout le temps, jusqu'à ce que ça se transforme en rengaine. Rengaine. Que veut-dire rengaine ? Est-ce un vrai mot ? Il me paraît faux. Il a aussi mentionné mes muscles. Est-ce qu'ils sont encore là ? Après combien de temps perd-on ses muscles ? Est-ce qu'on peut perdre un muscle ? Encore des questions à poser.Je ne sais pas si je peux faire confiance à ma mémoire, surtout en ce moment. Mais il y a une vérité à laquelle je me raccroche désespérément, telle une noyée sur une bouée de sauvetage. Dans une heure, peut-être deux, j'aurai les réponses à toutes mes questions. Serait-ce suffisant ? Je ne peux que l'espérer. J'en ai besoin. Un sourire timide étend doucement mes lèvres desséchées tandis que je ferme mes yeux, retrouvant une obscurité familière.