Mon cou me lance. Sur le côté gauche. Il brûle. Comme si du feu se répandait dans mes veines, quelque chose en moi brûle. Lentement, ma main se déplace jusqu'à cet endroit mais il n'y a rien d'autre que ma peau, lentement réchauffée par le soleil.
Parce qu'il fait chaud. Je sens le soleil réchauffer mes joues, mes yeux clos savourant la chaleur qui enveloppe mon corps. Je sens des brins d'herbe frôler le bout de mes doigts, tandis que le vent balaye mes cheveux, dont l'une des mèches m'atterrit dans le visage. Mes lèvres s'étirent, formant un grand sourire, puis je laisse échapper un rire. Je me sens bien, là, assise dans le jardin de la maison familiale. Réglée comme une horloge, je suis toujours la première levée, à sept heure vingt-huit, pour me faufiler dans le jardin et profiter des premiers rayons de la plus belle étoile de notre galaxie. J'y reste cinq, parfois dix minutes, avant d'oublier le temps et juste apprécier les sensations. Et généralement, à ce moment-là, ma mère me rappelle à l'ordre d'un éclat de rire, pour que je la rejoigne dans la cuisine et préparer le petit-déjeuner. Ce matin, c'est différent. Quelque chose a changé. Le soleil brille plus fort, mais la température reste la même. Toujours aussi doux, réchauffant mon petit corps de ses beaux rayons, le soleil levant dévoile ses belles couleurs orangées que je devine aisément, pour les avoir vues mille fois. Mes yeux s'ouvrent tandis que mon sourire s'intensifie quand une main vient se poser sur mon épaule. Je devine sans mal que mon père se tient juste derrière moi, admirant lui aussi le levée de soleil. En tant qu'ancien astronaute, il adore ça. C'est de lui que me vient ma propre passion pour les étoiles et les constellations. Pour cette science, si parfaite, si naturellement magnifique et noble.— Même après dix mois dans l'espace, c'est cette vue que je préfère, souffle mon père au creux de mon oreille, provoquant chez moi un petit rire étouffé.Me tournant finalement vers lui, je découvre avec ravissement son sourire taquin et ses grands yeux rieurs qui m'observent, comme si j'étais plus jolie que le soleil. Personne n'est plus beau que le soleil, pas même Aignan, mon petit frère. Et pourtant, il est mignon, ce petit bébé. Haussant un sourcil moqueur, mon sourire se mue en un rictus provocateur tandis que mes poings viennent se planter sur mes hanches, comme maman le fait lorsqu'elle plaisante. J'aime bien imiter maman quand on plaisante, je sais que ça le fait beaucoup rire. Maman elle, trouve ça drôle... Mais je ne dois pas exagérer non plus.— Et pourquoi ça, Monsieur mon Père ?, je le taquine.Ce dernier part dans un grand éclat de rire pendant que sa main vient ébouriffer mes cheveux, déjà malmené par huit heures de sommeil. Il est vrai, j'ai horreur de les coiffer avant de sortir, de peur de rater ce moment magique où le soleil sort de derrière les collines pour illuminer le ciel, faisant totalement disparaître la Lune et les étoiles. Il faut dire que la vue est sublime, mais ne dure pas longtemps. Alors oui, le matin, je fais fit des règles de beauté imposées par la société et je sors dans mon jardin, les cheveux en pagaille, la marque de l'oreiller sur ma joue droite et parfois même un mince filet de bave coulant de ma bouche encore pâteuse. Si ma mère me voyait, je pense qu'elle se moquerait de moi. Heureusement pour elle comme pour moi, elle se lève après moi et j'ai le temps de remettre ma tignasse en place en une queue de cheval haute bien serrée. Une fois calmé, mon père attrape délicatement l'une de mes mèches de cheveux et la passe derrière mon oreille droite, le regard dans le vide et l'esprit songeur. C'est une sorte de connexion forte que nous avons. Je sais tout de suite lorsqu'il pense à autre chose et lorsqu'il est concentré sur ce qu'il fait. Comme il le dit si bien, je lis en lui comme dans un livre ouvert. Ses yeux papillonnent avant de venir confronter les miens, créant à nouveau un sourire sur ses lèvres.— Parce que je le partage avec mon astre favori, répond-t-il sur le même ton, me pinçant la joue comme si j'avais huit ans, pour me voir râler.Comme à chaque fois, tel du papier millimétré, la combinaison surnom et pincement de joue provoque chez moi un soupir à la fois amusé et ennuyé, tout en me faisant rire juste après. Je repousse sa main avec désinvolture, le faisant rire à son tour, tandis que derrière nous, le soleil éclaire notre échange tel un père bienveillant surveillant ses enfants. A nouveau, les yeux de mon père se perdent dans le vide, mais je sais exactement à quoi il pense. Il m'observe à la dérobé tandis que je fais semblant de porter mon attention sur la nature environnante, détaillant les changements dans les traits de mon visage ou la longueur de mes cheveux. Il joue au jeu de sept différences avec une image de moi vieille de plusieurs mois, regrettant probablement de ne pas avoir été là pour les souligner. Je sais qu'il s'en veut, d'avoir ce métier si prenant qui lui fait quitter notre Planète régulièrement. Et il sait que je l'admire, parce que j'aimerai pouvoir l'accompagner. Malheureusement pour moi, je n'y comprends rien en technologie et j'ai horreur de ça, au point de ne pas savoir me servir d'un téléphone tactile. J'attrape la main de mon père, le sortant de sa contemplation.— J'ai pris sept centimètres, coupés mes cheveux de treize et oui, ce pull est un cadeau de maman, je débite avec un sourire, le faisant rire.J'adore l'entendre rire. C'est si rare, puisqu'il n'est pas là souvent... Je sais que maman regrette que nous ne soyons pas aussi proche, mais c'est un lien différent. Ma mère reste ma mère, avec le lien de mère à fille, liées par un cordon que je n'imagine pas encore pouvoir couper. Mais mon père... On a appris à s'apprivoiser, chacun luttant pour l'attention générale de la maison, au départ. On a dû trouver des terrains d'ententes, des passions communes. Et il nous a simplement suffit de lever les yeux. Astres, constellations, étoiles... Chaque nouvelle découverte de notre Gouvernement à ce sujet nous rend complètement fou, au point de passer des heures enfermées dans la cave pour étudier ou discuter pendant que maman prend soin d'Aignan.— Toujours aussi douée pour lire mes pensées, hein mon étoile, souffle mon père du bout des lèvres.Je lève un sourcil moqueur, m'éloignant un petit peu de lui pour faire voler mes cheveux par-dessus mon épaule d'un geste désinvolte. Le sourire de mon géniteur se fait plus grand tandis qu'il lève une nouvelle fois les yeux, cherchant dans le ciel la trace d'une étoile. Une étoile dont je connais l'emplacement par cœur. Elle est à droite de la constellation au nom latin Eridanus, ou l'Eridan, de nos jours. En fait, elle est pratiquement invisible depuis la Terre, même avec le plus puissant de nos télescopes, tant elle est loin et petite. Mais cela n'a pas empêché mon père de la nommer en mon honneur, m'offrant le certificat officiel pour mon dixième anniversaire. Ce jour-là, j'étais la petite fille la plus heureuse du monde ! Depuis, le certificat est accroché au-dessus de notre cheminé, à côté de celui qu'il a offert à ma mère des années plus tôt. C'est une sorte de rite désormais, dans la famille. Aignan aura probablement le sien aussi, lors de sa dixième année. Je me demande où sera son étoile, dans le ciel.— Le soleil est trop haut, on ne verra plus rien, je lâche avec un soupir.Parfois, j'aimerai que le soleil reste couché un petit peu plus longtemps, pour pouvoir observer le ciel et les étoiles jusqu'à ce que mes yeux me brûlent. Mais ce n'est pas comme ça que notre Planète est faite. Et quelque part, tant mieux. Sinon, je pense que l'humanité serait encore bien différente d'aujourd'hui. Qui sait, peut-être serions-nous meilleur ?— Il te reste dix minutes avant que ta mère n'ouvre l'œil. Que dirais-tu d'aller faire un brin de toilette et de me retrouver dans la cuisine d'ici une demi-heure ?, propose mon père.Je tourne à nouveau mon regard vers lui, sa mine redevenue plus sérieuse et son sourire moins large. Je hoche la tête, les yeux toujours aussi pétillants d'avoir pu observer un temps les étoiles avec lui. C'est mon rituel solitaire, mais je suis toujours heureuse de pouvoir partager ce genre de moment avec mon père. Je sais qu'il apprécie aussi, c'est bien pour cela qu'il rentre aussi régulièrement que possible auprès de nous.— Une demi-heure, ça marche, je m'exclame, le faisant rire une dernière fois.Je le regarde faire demi-tour pour aller s'asseoir un petit peu plus loin dans l'herbe, méditant sans doute sur ce qu'il a vu lors de son dernier voyage spatial ou encore pour savoir s'il va finalement poser sa démission ou non, comme il y songe depuis deux ans maintenant. Je doute qu'il y parvienne. L'espace coule dans son sang. Laissant l'herbe se frotter au bas de mes jambes, je courre jusqu'à la porte coulissante de la salle à manger pour me faufiler dans la maison sans faire trop de bruit. Tout y est calme, pas la moindre lumière allumée ni le moindre bruit venant de la chambre d'Aignan. Juste ma respiration qui reprend son rythme au repos et le bruit de mon sang qui pulse dans mes veines selon les commandes de mon cœur. Je contourne la table basse sur la pointe des pieds, remerciant le ciel et ma mère, qui a eu l'idée de mettre de la moquette au sol. Mes yeux se posent sur la porte en bois qui fait face à l'ouverture reliant le salon au couloir et aux escaliers. La porte de la chambre parentale, où dort ma mère. En essayant de ne pas faire de bruit, je grimpe les marches qui mènent à l'étage supérieur et pousse la porte blanche de ma chambre, la refermant derrière moi. Une fois à l'intérieur, je m'autorise à lâcher un bref soupir, presque fière de ne pas l'avoir réveillée. C'est assez rare que j'y parvienne, mais je sais que depuis quelques temps, elle ne dort que d'une oreille car mon frère a du mal à faire ses nuits.Le dos contre la porte, j'observe un instant ma chambre. Je suis toujours étonnée de la blancheur de la pièce, presque comme si j'avais peur d'y ajouter la moindre couleur. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais le blanc est une couleur qui m'apaise. Qui me calme, qui berce mes nuits et qui permet de garder une température viable dans cette pièce en été. Mon lit est en bois, mais mes draps sont blancs. Mon armoire est peinte de cette couleur également. Mon bureau est transparent et seul un ordinateur gris métal y trône, m'arrachant une grimace. Je sais que j'en ai besoin pour les cours, mais je n'aime pas forcément m'en servir. D'ailleurs, mon aversion pour toute cette technologie fascine toujours les autres élèves, qui me voient un peu comme une grand-mère ou une voyageuse du temps. Ce qui, d'un point de vue scientifique, n'a aucun sens. Mais qui oserait y croire, ne serait-ce qu'une seconde ? Tout le monde sait que c'est juste pour se moquer de moi. C'est comme ça, je n'aime pas la technologie. Ce qui est paradoxal, en revanche, c'est que j'adore les machines me permettant d'admirer les étoiles... Mais l'être humain est paradoxal. Me décollant de ma porte, je m'affale sur mon lit, faisant voler quelques pulls encore posé dessus. Ma chambre est un sacré capharnaüm, ce qui fait toujours hurler ma mère d'ailleurs. Un rapide coup d'œil à l'horloge murale me fait bondir hors du lit et filer dans ma petite salle de bain.Devant le miroir, j'hydrate ma peau, essayant de faire disparaître le mieux possible la trace d'oreiller encore présente sur ma joue. Puis, j'y applique une lotion anti-acné, comme la plupart des adolescents je pense. D'après ma mère, il existe des crèmes ultra performantes sur le marché, qui permettent d'avoir une peau « parfaite » et d'avoir l'air presque plus jeune. Mais nous n'avons ni les moyens, ni la crédulité nécessaire pour acheter ce genre de produits, plus efficace pour nous voler notre argent que pour en effet traiter les soucis de leurs acheteurs. Je préfère les bonnes vieilles lotions achetées chez des spécialistes, qui coûtent déjà assez cher et qui sont efficaces sur le long terme. Quittant la salle de bain après cette « mise en beauté » express, j'ouvre la porte de ma penderie pour immédiatement recevoir trois tee-shirts sur la tête. Je jure entre mes dents, me promettant de revenir ranger après le petit-déjeuner et avant que ma mère ne vienne fouiller et remets deux d'entre-eux sur une étagère, envoyant le dernier sur mon lit. Je fais claquer la porte de l'armoire et attrape mon jean, encore posé sur mon bureau, ainsi qu'une paire de chaussettes neuves qui gisent à côté de mon lit. En vingt-cinq minutes, je suis habillée et prête à descendre.Mais comme mon père m'a laissé trente minutes, je décide de prendre les cinq dernières minutes pour ranger le bazar apparent de la chambre. C'est-à-dire ramasser les livres de cours qui trainent sur le sol pour les ranger en pile sur mon bureau, remettre les fringues piétinées dans mon armoire, presque en boule et remettre un peu d'ordre sur mon lit. Un petit « toc » discret contre ma porte me fait sursauter et, tout en reprenant mon souffle, je m'approche de cette dernière pour l'ouvrir. C'est ma mère qui se trouve derrière, un sourire accroché sur son visage à peine réveillé.Ses cheveux d'un brun presque roux sont impeccablement lissés le long de son dos et elle a le teint d'une femme revenant d'une séance d'UV. Il faudra que je lui demande son secret pour être aussi jolie même à la sortie du lit !C'est probablement un truc de maman. C'est injuste ! J'ai toujours vu ma mère comme une princesse de conte pour enfant, au teint et à la chevelure parfaite quoi qu'il arrive. Elle jette un regard circulaire dans ma chambre, mais rien ne vient décrocher son sourire, donc je suppose qu'elle est satisfaite de mon rangement.— Tu es prête à venir petit-déjeuner ? Ton père est en train de préparer du thé, souffle-t-elle à mi-voix.Je sors de ma chambre lorsqu'elle s'écarte de la porte, me laissant me faufiler hors de l'encadrement. Derrière moi, le bois grince et la porte se claque fermement, tandis que je réponds à sa question avec un sourire et un mouvement de tête rapide et sec. Je suis nerveuse à l'idée qu'elle fasse une quelconque réflexion sur l'état de ma chambre, en fait. Non pas que ça la mettrais en colère ou quoi que ce soit, mais juste parce que je sais que ça lui déplaît. Et j'aime lui faire plaisir.— Prête, j'affirme.Ma nervosité fait rire ma mère et elle se contente de passer une main dans ma chevelure, que j'ai oublié de coiffer. Je me fige en la sentant de coincer un doigt dans un nœud et arrête presque de respirer lorsqu'elle est obligée d'utiliser sa deuxième main pour libérer la première. Levant les yeux vers elle, je lui offre un petit sourire d'excuse.Cette dernière m'observe avec une lueur de moquerie dans ses yeux verts et sa bouche se tord en un rictus amusé que je ne connais que trop bien. Bien que nous n'ayons pas le même type de relation qu'avec mon père, je reste proche de ma mère. Nous sommes toutes les deux des « résistantes » vis-à-vis du dictat de beauté imposé par notre société.Et je sais que ma mère adore mon côté passionnée échevelée, même si jamais elle ne me laisserait sortir avec une telle dégaine. Quant à moi... Tant que je fais rire ma mère, je suis bien. Je n'ai pas envie de la voir en colère ou en pleurs. Je n'ai même pas envie d'imaginer que ça puisse arriver. Je l'ai toujours vue heureuse.— Je vois que ta brosse n'est pas encore levée, plaisante-t-elle en passant devant moi dans les escaliers.Je lève les yeux au ciel devant sa petite pique et passe une main sur mes cheveux pour tenter vainement de les plaquer sur mon crâne. Je sais qu'elle plaisante, mais je veux quand même avoir l'air un minimum civilisée pour venir à table.Plantée devant les marches, j'hésite quelques secondes à retourner vite fait dans ma chambre pour attraper ma brosse, quitte à l'emmener à table avec moi, puis y renonce lorsque je vois ma mère s'arrêter au milieu des escaliers pour se tourner vers moi.Ses yeux m'interrogent et je me mets lentement en mouvement, passant la première marche avec attention. J'aimerai aller plus vite, mais mon père a poncé les marches hier et depuis, les escaliers restent assez glissant en descente. Ne voulant pas perdre la face pour autant, je proteste d'une manière ridicule auprès de ma mère, tel un enfant en bas âge :— J'ai oublié ! Et je ne voulais pas manquer le lever de soleil.Cette maigre répartie fait rire ma mère qui, cette fois, se moque ouvertement de moi tout en lâchant la rambarde des escaliers pour me laisser le passage libre. Elle s'arrête dans le couloir, se tournant face à moi pour m'observer descendre, sa lueur de moquerie toujours présente au fond de ses yeux.Je murmure quelques jurons et termine ma descente dans un silence presque religieux, ce qui fait beaucoup rire mon père, qui semble nous avoir entendus depuis la cuisine. Une bonne odeur de pain grillé parvient à mes narines et j'oublie en quelques secondes mes cheveux, le fait que mes deux parents se moquent de ma cervelle sélective et fonce droit vers la table afin de me sustenter.Connaissant mon père, elles sont grillées pile comme je les aime, ces tartines ! Et il est hors de question que j'en laisse une miette à ma mère, ça lui apprendra à se moquer de moi. Plus rapide et maligne que moi, cette dernière m'attrape par le buste lorsque je passe devant elle et arrête net ma course, me faisant crier de surprise.Elle rit, tout comme mon père qui a finalement quitté la cuisine pour nous retrouver dans le couloir. Il jette un œil à mes cheveux et je vois son petit rictus désolé à mon égard. Le fou-rire général dure plusieurs minutes avant que mon père ne frappe dans ses mains, me faisant légèrement sursauter.— Allez, allons manger avant que ça ne soit froid, déclare-t-il, terminant notre fou-rire.Ma mère hoche la tête et me relâche, me permettant enfin de respirer normalement –je crois qu'elle oublie toujours que je ne suis pas aussi costaud qu'elle- et de filer vers la table, où une corbeille de pain m'attend.Je m'installe sur l'une des chaises et attrape une tartine, savourant d'avance son odeur grillé et sa chaleur dans ma petite main. La posant dans mon assiette, je souris lorsque ma mère passe derrière moi et noue mes cheveux en un chignon rapide, avant de s'asseoir à mes côtés. Petit à petit, les bruits du quotidien remplacent notre fou-rire.On parle de tout et de rien, s'échangeant pots de confiture et beurre, faisant parfois claquer nos couteaux contre nos assiettes. La routine matinale s'installe, dérangée seulement par les pleurs d'Aignan, qui se réveille enfin, après une heure et demie de petit-déjeuner familial.Une partie de moi n'attend que le jour où il sera assez grand pour manger avec nous et prendre part aux conversations, nous permettant alors d'étendre, peut-être, nos connaissances. Mais cela viendra dans plusieurs années.Ma mère quitte alors la table, prenant le chemin de leur chambre, où Aignan dort maintenant depuis son arrivée chez nous, me laissant seule avec mon père, qui étale une nouvelle couche de miel sur son pain. Je le regarde faire, amusée, tout en finissant d'engloutir une énième tartine de beurre.— Vous n'avez pas de miel, dans l'espace ?, je demande avec humour.Mon père s'arrête de manger et un sourire triste vient éclairer son visage. Je regrette aussitôt ma question. Je ne voulais pas le rendre triste ! C'était seulement une blague ! Ma bouche s'ouvre pour parler mais rien ne sort, alors je la referme et baisse les yeux, gênée. Voyant probablement mon regard sur lui, mon père passe sa main sur ma joue d'une manière à la fois tendre et rassurante, avant de me sourire et secouer la tête négativement.— Ce n'est pas le genre de chose qu'on emmène avec nous. Mais on a d'autres choses super chouettes à manger, avoue-t-il avec un sourire presque complice.Reposant mes mains sur la table, je viens en poser une sous mon menton, reposant le poids de ma tête dessus. Intriguée, j'observe mon père et fronce légèrement les sourcils. Il parle rarement de ce qui se passe lors de ses voyages. Autant il aime m'en apprendre plus sur l'espace, autant il reste très secret sur les détails de ses missions.Alors forcément, l'entendre suggérer des choses sur ses conditions de travail me fait tiquer. J'ai envie d'en savoir plus. La question désormais, c'est : serais-je capable de demander ? Oserais-je pousser les limites que mon père m'a toujours imposées, bien malgré moi ? J'en doute. Je n'ai aucune envie de déclencher une dispute, ou des cris. Mais quelque chose au fond de moi me hurle de tenter, de poser la question qui me brûle les lèvres.— Comme quoi ?, je demande finalement, la bouche sèche.Le regard de mon père passe de triste a surpris et il fonce les sourcils à son tour, ne s'attendant probablement pas à ce que je pose la question. Mon cerveau fête ma « bravoure » tandis que mon cœur s'emballe de façon exponentielle depuis deux minutes. Reposant sa tartine, mon père sourit de manière distraite et boit une gorgée de café dans sa tasse en forme de fusée.C'est un cadeau de la part de ma mère, qui a trouvé drôle l'idée qu'il boive dans une fusée... Et que mon père a relativement bien pris, puisqu'il adore l'espace. Mais il a tout de même fait la grimace en la voyant. Je pense qu'il voit assez de fusées et c'était un peu...trop. Mais maintenant, il l'a clairement adoptée. Plus que la tasse « super papa » que je lui avais offerte pour la fête des pères, il y a six ans de ça.— Tu sais que je ne peux pas en parler ma puce, souffle-t-il sans même me regarder.Je soupire, déçue. Je sais qu'il ne peut pas, mais j'aurai tout de même voulu qu'il essaye. Juste cette fois ! En plus, en quoi savoir qu'il mange des tartines de beurre va changer la face du monde ? Mais non. A chaque question, la même réponse : « je ne peux pas en parler ».Avec ce même regard triste, ce même sourire désolé et ses mêmes gestes flous pour me faire comprendre de ne pas insister. C'est intriguant, de savoir que le Gouvernement peut avoir ce type de pouvoir, sur les gens. Les forcer à se taire.Les forcer à mentir, à éluder les questions, à parler vaguement de ce qu'ils font. Serait-ce possible que le vrai travail de mon père consiste en quelque chose...de mal ? Quelque chose autre que ce qu'il prétend, qui puisse me mettre en danger si jamais j'apprenais la vérité ? En fait, c'est presque comme si lui-même ne savait pas.Comme s'il ne faisait pas vraiment ce travail. Est-ce donc là la vérité ? Il n'est tout simplement pas astronaute, en fin de compte ? Mais je n'insiste pas, ne tenant pas à déclencher une dispute ou une réprimande de la part de mon géniteur. Je me contente de lui sourire et de débarrasser mon assiette, quittant la table pour remplir le lave-vaisselle.Je passe derrière le bar « à l'américaine » et ouvre le lave-vaisselle, dans lequel traîne déjà les assiettes du dîner de la veille. Alors que je me baisse pour ranger celle de ce matin, la voix claire de mon père s'élève :— Ne sois pas déçue ma chérie. Un jour, tu comprendras pourquoi je ne peux rien dire.Je me redresse, laissant l'assiette qui était dans mes mains sur le comptoir pour faire face à mon père, qui est toujours assis à table, seul. J'entends ma mère rire avec Aignan, probablement pour essayer de le faire se rendormir, avant sa « pause déjeuner ».Je n'arrive pas à sourire, cette fois. Je n'ai pas envie de lui faire croire que j'accepte sa réponse, qu'elle me convient et que je n'irais pas fouiner plus loin. En plus, ça serait mentir et je pense qu'il le sait. Il sait que je cherche toujours à fouiner. Il m'a surprise, une fois, en train de faire des recherches sur mon ordinateur.Depuis, il l'a formaté pour qu'aucun résultat n'apparaisse quand je fais certaines recherches. Je m'en souviens encore, c'était probablement la première grosse dispute que nous avions eu. Même ma mère s'en était mêlée, accusant mon père de faire trop de secret, regrettant qu'il ne se sente pas assez en confiance dans sa propre famille. Je soupire et hausse les épaules, lasse.— Comment le sais-tu ? C'est peut-être faux. Peut-être que je ne saurais jamais que vous mangez des biscottes au beurre dans les navettes, je lâche, cynique.Mon père éclate de rire et secoue la tête, comme si ma réponse était la blague la plus drôle au monde. Il se laisse choir dans sa chaise, collant son dos contre le dossier, un sourire satisfait sur le visage. Une porte claque, signe que ma mère a quitté sa chambre pour revenir vers nous. Aignan ne fait plus de bruit, il a dû s'endormir pendant notre discussion. J'entends des pas sur le sol tandis que mon père s'est muré dans son silence.— Tu feras une bonne astronaute, un jour, murmure mon père, si bas que je pense avoir imaginé cette réponse.Finalement, ma mère passe la porte et aussitôt, le visage de mon père s'éclaire et il quitte la table pour aller vers elle. Avec un dernier soupir et levant les yeux au ciel, je reprends l'assiette et la range dans le lave-vaisselle, avant d'y ajouter les couverts et quelques verres que j'ai pu récupérer.J'entends mes parents rire alors je reste de mon côté de la cuisine, la tête baissée pour essayer de me composer un visage plus heureux. Nous ne sommes peut-être pas une famille parfaite, nous manquons encore de confiance les uns dans les autres, mais nous sommes une famille.Et rien ne pourra changer ça, que je le veuille ou non. Il faut juste que j'accepte ne pas toujours avoir toutes les réponses. Levant les yeux vers eux, je les regarde assis sur le canapé, se racontant des histoires qu'eux seuls semblent comprendre.Ma mère est souriante et heureuse, me faisant sourire malgré moi. Je sais qu'elle a horreur d'être seule dans la maison pour tout gérer et qu'elle et mon père s'aiment profondément.Quand il n'est pas là, elle reporte toute cette affection sur moi, comme je suis devenue une sorte de modèle féminin de son mari. Un nouveau fou-rire les traverse et je me surprends à le partager, plus discrètement. Je fais mes allers-retours entre la table et le lave-vaisselle, rangeant les assiettes et les couverts, ainsi que les plats, avant de nettoyer la table.Ma mère relève alors la tête vers moi et son sourire se fige, ses yeux se vident et une expression totalement neutre prend place sur son visage. Comme si d'un coup, tout sentiment venait de la quitter.Je fronce les sourcils, m'arrêtant dans mon nettoyage de table pour la fixer. A son tour, mon père se tourne vers moi et la même expression totalement placide prend place sur son visage. Les sons s'estompent et mon cœur s'emballe à nouveau, incapable de comprendre ce qui se déroule devant mes yeux. Lâchant l'éponge, je m'approche de mes parents, à la fois inquiète et tétanisée.— Maman ?, j'appelle doucement, le cœur au bord des lèvres.Mais elle ne répond pas. Elle ne me fixe même plus, d'ailleurs. Tel un robot ayant cessé de fonctionner, elle est simplement tournée dans une direction et fixe droit devant elle. Comme si toute vie venait de quitter son corps.A côté d'elle, mon père est dans le même état, rendant le tableau d'autant plus inquiétant. Autour de nous, il n'y a plus aucun bruit. Vraiment aucun. Je n'entends que l'écho de mon cœur battant et de mes oreilles qui sifflent, mais rien de plus. Avançant encore, je suis presque à leur niveau.— Papa ?, je retente, les larmes au bord des yeux.Mais lui non plus ne semble pas m'entendre. Il fixe droit devant lui, me traversant de part en part. J'ai envie de courir vers eux, les secouer, hurler jusqu'à ce qu'ils se réveillent. Que se passe-t-il ? Pourquoi semblent-ils avoir...dysfonctionné ? Une fois à leur niveau, je remarque que mes mains tremblent et que mes joues sont mouillées.Lentement, je tends une main pantelante vers ma mère, redoutant de la toucher comme si elle allait disparaître ou se casser. Mon doigt effleure sa joue mais je ne ressens rien. Pas de chair, pas de chaleur ni même de fraîcheur.Comme si elle était un mirage. Mais je ne passe pas à travers, rendant l'ensemble totalement incompréhensible. Je pose alors ma main contre sa joue, cherchant à comprendre pourquoi rien ne se produit. Pourquoi je ne ressens pas le contact.Et pourquoi elle non plus, ne semble pas le sentir. La distance physique devient mentale quand je me rends compte que je suis sur le point de laisser tomber.D'attendre que tout revienne dans l'ordre, sans savoir si c'est possible. Reniflant assez vulgairement, je cligne plusieurs fois des paupières pour me donner du courage, essayant de trouver une solution sans écouter la peur qui tente de me paralyser.— Maman, j'appelle un peu plus fort.Contre mon gré, mes mains attrapent les bras de ma génitrice et la secoue aussi fort que je le peux, mais rien. Elle ne bouge pas. Et mon père non plus. Malgré mes cris et mes supplications, aucun des deux ne semblent m'entendre. Ils sont là...sans l'être. Et d'un coup, je les vois commencer à disparaître. Pas comme s'ils s'effritaient.Simplement comme si un enfant effaçait son dessin avec une gomme géante. Ma mère d'abord, petit à petit, en commençant par son visage aimant. Puis mon père et ses yeux rieurs. Je ne remarque même pas que la pièce autour de nous n'existait déjà plus, absorbée par la disparition de mes parents sous mes yeux impuissants.Je crie leurs noms, puis hurle à m'en briser les poumons, incapable d'intervenir pour ralentir ou annuler cette disparition. Ma voix me lâche, doucement, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de son qui sorte de ma bouche. Quelque chose me dit que je ne devrais pas voir ça, que je ne devrais pas être là. Mes jambes me lâchent, me faisant tomber sur le sol dans un mouvement peu gracieux, mais je suis incapable de retenir mes sanglots.Je fonds en larmes, arrêtant de chercher une explication à ce qu'il se passe. Je colle mes genoux contre mon torse et plaque ma tête contre eux, laissant ma tristesse me submerger. Une puissante tristesse prend possession de mon corps, tel un tsunami dévastateur.Elle prend contrôle de mon corps, de mes membres, puis noie mon cerveau jusqu'à ce que rien n'ait plus de sens. Pourquoi suis-je en train de pleurer, déjà ? Qu'est-ce qui m'arrive ? J'ai l'impression que cette tristesse m'accompagne à chaque réveil. C'est probablement parce que je rêve de chose que j'aimerai avoir, comme par exemple ma voix, ou mes souvenirs. Je me demande de quoi je rêve.Petit à petit, mes yeux s'ouvrent avec difficulté. Autour de moi, tout est blanc. Le plafond de ma chambre d'hôpital se dévoile devant mes yeux fatigués et engourdis. Je n'arrive pas à bouger les membres de mon corps, presque comme à mon premier réveil.Je cligne des yeux, essayant doucement de tourner ma tête et découvre avec surprise que mes mains sont attachées au lit par des sortes de sangles en cuir. Mes sourcils se froncent et je tente avec appréhension de lever mon bras droit, sans succès. Les sangles sont serrées au maximum et ne me permettent même pas de bouger un minimum.En cherchant à tester tout mon corps, je me rends doucement compte que tout mon corps est attaché de cette manière. Pourquoi ? Qu'ait-je fais ? Tournant une nouvelle fois la tête de l'autre côté, j'essaye de voir si le médecin ou l'infirmière se trouve à côté de moi, mais il n'y a personne. Mes yeux s'ouvrent en grand, totalement réveillée à présent.Lentement, quelques souvenirs me reviennent. La tristesse, la déception, ma poussée de rage et le plateau qui va s'écraser dans le mur. Ma surprise de découvrir ma force et l'intervention du médecin. Est-ce qu'ils m'ont endormie...de force ?Est-ce comme ça qu'on gère les poussées de colère, ici ? Fermant les yeux, je laisse les souvenirs de cet instant me revenir, avec l'espoir que cette force me revienne, afin que je puisse me libérer de ces sangles. Mais en vain. J'ai envie de jurer, mais aucun son ne sort de ma bouche entrouverte. Une vilaine grimace m'échappe tandis que ma gorge semble prendre feu, presque comme si quelqu'un essayait de m'étrangler.— Comment tu te sens ?, demande la voix de l'infirmière.En l'entendant parler, cette sensation d'étranglement disparaît, laissant place à une colère pure et simple. Moins forte que celle qui m'a fait détruire ce plateau, mais tout aussi reconnaissable. Je tourne la tête vers elle à une vitesse qui m'étonne moi-même, à la fois surprise et de mauvaise humeur.En même temps, qui ne le serait pas s'ils se réveillaient enchaînés à leur lit ? Déjà que cette chambre me semblait être une prison, les chaînes n'aident pas. Avec un léger mouvement de recul, l'infirmière s'arrête net, le plateau entre les mains. A l'odeur et au vue de certains plats, je devine qu'il s'agit du dîner. Combien de temps ais-je dormi ?D'un mouvement de tête, je montre les sangles qui retiennent mes mains, pour lui faire comprendre qu'avec ça, je ne risque pas vraiment de pouvoir lui répondre. Comment veulent-ils que je signe avec les mains attachées ? La jeune femme dépose le plateau et s'approche de mon lit, passant une main douce sur le bras, me provoquant des frissons.Elle me sourit tristement et en quelques secondes, change le pansement qui se trouve sur mon cou. Pendant quelques minutes elle reste silencieuse, comme si elle n'avait pas de réponse au sujet des sangles. N'est-ce pas elle qui les a mises ?Et si ce n'est pas le cas, elle doit bien savoir qui les a mises ! Et elle doit savoir aussi comment les retirer ! Me sentant peut-être bouillir sous ses gestes lents, la jeune femme essaye tant bien que mal de me rassurer, en me parlant à voix basse ou en m'imposant ses sourires faussement affectueux.— On a été obligé de te donner un sédatif. La violence n'est pas tolérée dans l'établissement et j'ai bien cru que tu allais essayer de m'agresser alors j'ai... J'ai pris les mesures nécessaires. On t'a simplement endormie pendant quelques jours, le temps que tu abandonnes ce ressentiment négatif. Mais c'est fini. Et je suis vraiment désolée. J'aurai dû te parler, plutôt que de réagir de manière aussi primitive... Ce n'est pas digne de ma position, m'apprend-t-elle après dix minutes de silence.Sa position ? De quoi est-ce qu'elle parle ? Tout ce que je retiens, c'est qu'elle a demandé au médecin de m'endormir et que ce dernier a accepté !Comment puis-je leur faire confiance, si à la moindre saute d'humeur, ils m'endorment plutôt que d'essayer de comprendre ce que je ressens ? Comment un médecin a-t-il pu faire ça ? Je pensais pouvoir leur faire confiance...N'ai-je pas fait mes preuves ? La jeune femme me sourit et commence l'ouverture des différentes sangles, sans remarquer les larmes qui coulent sur mes joues. Quelque chose en moi résonne, une sorte de craquement sinistre, comme si mon cœur allait me lâcher.La machine qui y est relié ne s'alarme pas, bien que les battements augmentent légèrement, me laissant seule dans ma peine. « Je te l'avais dit Felidae. Tu ne peux pas leur faire confiance », résonne la petite voix dans ma tête. Et cette fois, je suis d'accord.