Savez-vous à quel point une semaine peut être longue ? Si vous pensez le savoir, essayez de la passer allongé, sans rien pouvoir faire d'autre que fixer le plafond, faire des mimiques faciales approximatives au médecin et à l'infirmière qui s'occupe de vous et apprendre une langue que vous ne voulez pas comprendre pour communiquer avec les autres.
Oh, sans parler des quelques exercices physiques que m'a prescrit le médecin pour que mon corps réapprenne à « se mouvoir correctement ». Même si je n'ai pas compris cette phrase dans sa globalité, j'en ai saisi le sens. Il faut que je bouge pour que mon corps apprenne à bouger comme avant. S'en est presque idiot, quand on y pense.Je ne rêve que de ça : bouger. Mais pas dans cette chambre, pas dans ce lit, pas avec ces personnes. J'aimerais pouvoir sortir, voir les couloirs, les autres chambres, les autres patients et leur sourire. Leur parler. Apprendre à les connaître, comme dirait Aira.Mais je ne peux qu'imaginer ça dans ma tête, aux détails près, cherchant à en savoir le plus possible grâce au médecin ou à l'infirmière, à qui j'ai réussi à poser quelques questions. Au début, elle semblait surprise de me voir bouger les mains de manière aussi désorganisée, mais elle a fini par comprendre. Et j'ai cru qu'elle allait pleurer, avant de me souvenir que les robots ne pleurent pas. Du moins, c'est ce que m'a dit Aira.Mais malgré la lenteur presque insoutenable de cette semaine, il y a quand même eu quelques points positifs. Déjà, le fait d'avoir appris plus d'un geste, me permettant de formuler quelques phrases. Bon, ce sont des phrases simples, comme « Puis-je avoir de l'eau » ou « Merci beaucoup », mais c'est déjà ça ! Et ça me permet d'être comprise par les gens qui viennent me voir.Parce que oui, d'autres personnes sont venues ! Bon, il y a eu une nouvelle infirmière, qui a pris la place de celle que j'avais d'habitude le temps qu'elle « se remette ». Mais de quoi ? Mystère. Je ne pensais pas que les robots puissent tomber malades. Ensuite, il y a eu un second médecin, tout aussi « jeune » que le premier -ils ont dû être construit en même temps- qui est venu l'assister pendant la deuxième session d'examens moteurs.Parce que oui, j'ai appris que c'était le vrai nom de ces examens, au final. Les résultats sont un peu meilleurs, comme j'ai réussi à faire bouger mon corps un petit peu tous les jours, donc les médecins semblaient ravis, mais aussi très surpris.Je veux dire, ils se sont fait des messes basses pendant toute l'heure, ce qui m'a un petit peu déplu. Mais comme ils étaient contents, je n'ai rien laissé paraître, me contentant d'être contente pour eux... Et pour moi. Parce que quand même, l'exploit vient de moi.Au final, ma semaine s'est achevée sur un dimanche plutôt calme, où mon infirmière habituelle est venue me porter le dîner. Elle portait la même tenue que tous les jours, la même coiffure, même le plateau était tenu de la même manière que tous les jours précédents. Non, la différence résidait dans le fait qu'elle était beaucoup, mais alors beaucoup plus souriante que d'habitude. Et ça se voyait énormément.Loin de moi l'idée qu'un robot qui sourit, c'est mauvais ou malsain, parce qu'encore une fois, aucun robot n'a été mauvais dans cette pièce, mais c'était étrange parce que je ne voyais pas ce qui pouvait la faire sourire aussi vivement. En entrant dans la pièce, elle s'est contenté de poser le plateau sur la petite commode près de la porte, là où je ne pourrais y avoir accès. Ce geste m'a fait froncer les sourcils, parce que ce n'est pas dans ses habitudes.Normalement, elle vient jusqu'à moi avec le plateau, le dépose sur la petite table qu'elle active derrière mon lit et s'assoit sur une chaise pour m'assister et me parler. Mais là, elle a changé cette habitude, ce qui me laisse à penser qu'elle va m'annoncer quelque chose. Est-ce grave ? Est-ce « bien » ? Pourquoi est-ce que je ressens cette fébrilité, tout d'un coup ?Comme si elle allait me dire que mes parents ne venaient plus, au final ? Parce que oui, mes parents. Ils ne sont pas venus. D'après le docteur, ils auraient voulu attendre que je puisse parler afin d'avoir de vraies conversations et non des échanges silencieux. Il m'a aussi dit que c'était une réaction normale de beaucoup de familles et que je ne devais en aucun cas voir ça comme quelque chose de mal ou de raté. Donc j'avais convenu avec lui d'attendre d'être prête, au final.- Tu vas être heureuse, me souffle l'infirmière en s'asseyant près de moi, me sortant de mes pensées.Aussitôt, mon cerveau se réveille et commence à bouillir. Heureuse ? À quel sujet ? Heureuse comme « ils ont changé le menu du petit-déjeuner » ou « ils vont te laisser sortir » ? Le sourire de l'androïde -mot que m'a appris Aira, qui n'aime visiblement pas que ces patients la traitent de « robot »- me fait désormais moins peur et peu à peu, je sens l'excitation me gagner.Je vais enfin pouvoir sortir, peut-être. Pouvoir marcher par moi-même, rencontrer d'autres patients, peut-être même signer avec d'autres patients. Ou alors, elle va simplement m'avouer qu'ils ont mis une baguette à la place du croissant pour ce petit-déjeuner, parce qu'ils savent que j'aime ça et je serais encore déçue. Je devrais m'habituer à la déception.« Quoi ? », je signe hâtivement, le cœur commençant à s'emballer.Ne voyant aucune réaction de sa part, la fébrilité commence à devenir du stress. Est-ce qu'elle n'a simplement pas compris mon signe ? Ou fait-elle exprès de ne rien me dire pour faire grimper la tension ? Je ne sais pas si l'infirmière a senti ma panique, ou mon stress, mais elle me sourit doucement et finis par se lever pour aller chercher le plateau.Si j'en avais la force, je pense que je l'aurai attrapée par le bas de sa blouse pour la forcer à rester face à moi et à répondre à mes questions. Il n'y a probablement rien de plus énervant qu'une personne qui fuit vos questions à chaque fois.Finalement, elle revient en posant sur la petite table à mes côtés une assiette en plastique contenant deux donut. Oh bon sang, elle me gave en sucre. Je ne tiens pas forcément à sortir de cette chambre en étant malade à cause du sucre ! D'ailleurs, je ne suis même pas certaine que ça soit des procédures officielles, de mettre autant de sucre sur un plateau pour un patient...- Je suis chargée de t'annoncer ta sortie ! Dans trois jours, soit vendredi vingt-huit, tu vas faire tes premiers pas hors de cette chambre ! Bon, bien sûr, il faudra faire des tests avant, pour vérifier que tes muscles fonctionnent toujours comme il faut, ainsi que des...Mais sa voix s'éteint dans mon esprit. Je suis restée focalisée sur sa première phrase. À moins que ça ne soit la deuxième ? En tous les cas, l'une des deux premières phrases. Je vais sortir. Je vais sortir ! Bien qu'une bulle de joie commence à se consolider dans mon cœur, une petite aiguille de panique vient s'y planter d'un seul coup, la faisant éclater.Sortir ? Sortir où ? Dans le couloir ? Dans une salle d'examen ? Rencontrer d'autres personnes ? Cette aiguille est petite, mais elle fait si mal... Elle est si violente... Je peux encore entendre ma pauvre petite bulle éclater dans mes oreilles et je suis certaine de n'avoir jamais entendu ce bruit avant aujourd'hui. Et maintenant j'ai peur. J'angoisse. Je stresse.Vais-je m'en sortir, face à d'autres êtres humains ? Les autres comprendront-ils mon handicap, seront-ils aussi atteints ? Est-ce qu'ils savent parler avec des gestes, eux aussi ? Pourront-ils me comprendre, analyser mes gestes, y répondre ? Plongée dans mes pensées les plus noires, qui ne sont pas si noires que ça au final, je ne remarque pas ma machine, la seule qu'il me reste, s'emballer. Celle qui est reliée à mon torse, qui analyse les mouvements de mon cœur.Mon rythme cardiaque est passé à 114 battements par minute, soit le maximum qu'il est humainement possible d'atteindre à cause du stress. Enfin, je crois. Je suis nulle avec les chiffres. Je sors de ma bulle lorsque je sens l'infirmière me secouer le haut du corps avec fermeté. Je plonge mes yeux dans les siens et bien que je n'y distingue rien, je ne peux m'empêcher d'imaginer à quoi des prunelles apeurées pourraient ressembler.Je pense qu'elle serait plus jolie, avec de vraies prunelles humaines. Mais je ne crois pas que ça soit possible, de lui en donner. En tout cas, elle réagit avec précaution et ses gestes sont tout aussi mécaniques que son corps. Elle s'approche de la machine, semble changer quelque chose dessus jusqu'à ce que je n'entende plus le petit « bip » aigu de cette dernière qui n'a pas apprécié mon accélération.Lentement, je reprends ma respiration et vois les chiffres sur la machine baisser à son rythme. Je regarde l'infirmière se rasseoir, passer une main sur sa blouse et froncer ses sourcils mécaniques, un sourire crispé sur le visage. Pour un peu, elle semblerait presque humaine.- Je sais que tu as peur d'être confrontée aux autres. Mais vous avez tous subi un traumatisme, c'est pour cela que vous êtes là. Les autres ne sont pas méchants, Felidae. Eux aussi, ils ont peur de toi. De ce que tu pourrais faire, de ta façon de réagir. Et ce n'est pas ce qui importe. Ce qui importe, c'est que vous appreniez à surmonter vos problèmes tous ensemble, souffle-t-elle.Pourquoi est-elle si gentille, d'un coup ? Je veux dire, c'est sûrement sa profession qui veut ça, mais elle semblait trop protectrice les premiers jours et maintenant... C'est comme si elle tenait à me voir partir le plus vite possible de cet endroit.Décidée à ne garder que le positif de cette déclaration, je fais abstraction -encore un mot appris par Aira- de cette pensée. Un léger sourire fleurit sur mes lèvres tandis qu'une chaleur inconnue monte en moi. Il me semble avoir déjà entendu ces mots ailleurs...Comme si quelqu'un d'autre m'avait dit la même chose, mais que je ne m'en souviendrais plus. Quelqu'un de chaud. Parce que je ne connais pas cette sensation, mais c'est juste chaud. Alors ça doit être une personne chaude...Si ça veut dire quelque chose. Quelque part, je crois que non. Mon sourire devient une grimace à cette pensée et je me contente de relever mes bras pour signer autre chose :« Les autres êtres humains ressemblent à moi ? »L'infirmière s'esclaffe quelques instants, transformant ma grimace en une moue de désapprobation. C'est Aira qui m'a appris à le faire, elle dit que c'est très utile quand les gens ont des réactions qui ne nous conviennent pas. Et comme l'infirmière rit alors que j'attends des réponses, je fais la moue. Cette dernière finit par s'arrêter et m'adresser un regard...Que je ne saurais pas définir. C'est définitivement du jugement, mais je ne crois pas qu'Aira m'ait appris celui-ci. Pas encore. Il faut que je l'analyse pour le refaire à Aira. C'est comme ça qu'elle m'apprend ce que certains faciès veulent dire, c'est parce que je les recrée pour elle. Selon elle également, les robots comme eux ont énormément évolué, au point de pouvoir refaire des mouvements et réactions humaines à des situations données.Pour mieux nous ressembler. Mais comme je n'ai aucun souvenir des robots « d'avant », je ne vois pas trop quoi faire de cette information. Pour moi, ils ont toujours été comme ça. Donc j'avoue que cette information m'a laissée dubitative -encore un mot à rallonge appris par Aira- et que je l'ai vite rangée dans la catégorie des « inutiles ».Pour en revenir aux analyses de jugements, Aira adore me voir essayer de les refaire, pour analyser également mon propre visage. Mais j'avoue que celui-ci est difficile, alors je ne sais pas si je pourrais le refaire à l'identique à Aira. Surtout que je ne sais toujours pas quand elle va revenir. Probablement demain, après le petit-déjeuner. Cependant, je n'en suis pas sûre. Je ne suis sûre de rien, avec Aira. Contrairement aux repas, elle ne vient jamais à heure fixe.- Il faudra travailler sérieusement tes signes si tu veux pouvoir communiquer. Mais ne t'en fais pas, nous serons là pour surveiller, alors s'il y a le moindre souci, on interviendra. Quant à ta question, bien sûr qu'ils te ressemblent ! Tous ne sont pas des filles, mais tu verras, vous êtes tous à peu près similaires. Je crois que tu sais faire la différence entre un humain et un non-humain, donc tu sauras très vite les retrouver. Et ça t'aidera peut-être à retrouver quelques souvenirs, m'apprend-elle.Je cligne des yeux, ne sachant pas trop quoi répondre. Je suppose qu'elle s'est « moquée » de moi auparavant et que c'est cette expression que je n'arrivais pas à comprendre. Je note dans un coin de ma tête qu'il me faudra poser la question à ma professeure afin d'en avoir le cœur net. Le reste de ses conseils me paraissent bien flous... Certes, j'ai toujours su, jusqu'ici, reconnaître un robot et je sais que je n'en suis pas un. Je sais aussi que je suis humaine. Mais je n'ai pas vu d'autres êtres humains depuis mon coma et ils peuvent avoir évolué en cinq ans... Je ne me souviens plus très bien, mais il me semble que nous n'avons pas toujours ressemblé à ça ! J'aimerai tout de même avoir plus de précisions sur les humains, ne serait-ce qu'une simple photo, une image ! Je ne demande rien de compliqué... Prenant mon courage à deux mains –c'est le cas de le dire-, je souris à l'infirmière et commence à signer ma demande, prenant bien soin de faire chaque geste lentement et correctement afin qu'elle ne se moque plus de moi. Etrangement, l'infirmière ne semble pas comprendre ma demande. Elle reste muette, fixant mes mains sans aucune expression sur le visage. Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi m'ignore-t-elle, tout d'un coup ? Ais-je fais quelque chose de mal ? Quelque chose d'interdit ? Doucement, j'approche ma main de son bras et lui touche. La sensation est étrange, sa peau n'est pas aussi douce que la mienne. Elle est plus dure, plus froide, je n'aime pas beaucoup cette texture. Je ne sais pas trop à quoi la comparer, mais je n'aime pas.C'est désagréable et des frissons parcourt tout mon corps jusqu'à faire bouger ma tête. Finalement, c'est ce mouvement qui semble la sortir de sa transe et elle me sourit, comme si de rien était. Elle se lève, commençant à vérifier l'état de mes draps, ainsi que de mes pansements. Parce que oui, bien que je ne les ai pas tous vu de prime abord –une expression trouvée par... Aira !-, j'ai plusieurs pansements sur les bras, le cou et le torse.D'une main douce, l'infirmière s'approche de mon cou et tire d'un coup sec sur le pansement, le faisant tomber. Elle le pose à côté d'elle, sur un plateau spécial qu'elle a toujours avec elle et en prend un nouveau, tandis que je me résous à ne plus rien attendre comme réponse de sa part. Ce n'est pas la première fois qu'elle ignore l'une de mes questions, mais cette fois, elle l'a fait de manière plutôt étrange. Comme si elle n'était pas calibrée pour répondre. Aira ne m'a rien dit à ce sujet, mais quelque chose dans ma mémoire pense que les robots sont « calibrés » pour faire certaines choses et pas d'autres. Je ne sais pas si c'est vrai, parce que le docteur ou les infirmières, comme Aira, ont toujours fait tout ce que j'avais besoin qu'ils fassent. Je grimace en sentant la texture rêche et râpeuse du pansement se coller sur mon cou, sur la gauche, près de mes salières. Cette fois, c'est l'infirmière qui m'a dit que ça s'appelait comme ça. Je me demande combien de temps je vais garder les pansements. Des semaines ? Des mois ? J'ai abandonné l'idée de partir de cet établissement un jour, je crois. Mes parents ne viendront probablement pas me voir et je ne sais même pas s'ils voudront récupérer une enfant sans mémoire. J'aurai probablement l'impression d'être un boulet, pour eux. Aira m'a dit que l'amour des parents n'a pas de limites, mais je pense que c'est faux. Si l'enfant ne se souvient pas de sa mère, comment cette dernière peut continuer à l'aimer ? Quelque part, l'enfant qu'elle a connu est mort et ne reviendra peut-être pas. Je me suis même surprise à penser que je ne voulais plus faire l'opération, celle qui me rendra ma mémoire. Je crois que je n'ai pas envie de savoir pourquoi j'ai fini à l'hôpital, ou même qui m'attend dehors. Je suis bien ici. Les gens sont gentils, ils s'occupent de moi, ils prennent soin de moi. Et je les connais. Dehors, c'est l'inconnu. Et l'inconnu fait peur.— Voilà, c'est fini. Comme je te l'ai dit tout à l'heure, le médecin passera sans doute te voir dans la journée, pour faire un bilan, voir où tu en es. Et après le déjeuner, je viendrai te chercher pour qu'on aille dans la salle d'entraînement ! Tu verras, c'est sympa. Il n'y aura que toi, pour l'instant, mais ça t'aidera à retrouver une motricité normale et remuscler tes bras. Après ça, tu seras prête pour te mêler à la foule, m'explique l'infirmière en s'écartant de mon lit, avec un faux air espiègle.Ma tête s'abaisse toute seule, lui faisant comprendre que j'approuve ce qu'elle dit, tandis que mon esprit est resté bloqué sur un mot : « motricité ». Qu'est-ce que ça veut dire ? Je vais devoir demander à Aira, mais je ne sais pas si elle viendra, aujourd'hui. Est-ce que ça fait mal ? Je n'ai pas envie d'avoir mal. Après, j'ai le nez qui pique et ce n'est pas agréable ! J'espère que ce n'est pas encore une machine, je crois que j'en ai assez vu depuis que je suis réveillée ! A croire qu'il y a une machine pour tout et n'importe quoi ici. Dès qu'on me parle de « tests », je peux être certaine qu'on va utiliser une machine. J'entends des pas résonner sur le sol, mais mon esprit est trop occupé pour suivre le mouvement. Seul le claquement doux de la porte me sort définitivement de mes rêveries et je cligne des yeux, fixant les murs blancs autour de moi. Au moins, elle a laissé la fenêtre ouverte, que je puisse admirer le ciel et le soleil. J'ai appris ces mots petit à petit, avec une certaine satisfaction de pouvoir nommer ce que je voyais. Et puis la lumière vient briser la monotonie des murs blancs. Je n'en peux plus. Si je sors d'ici, je crois que j'irai trouver des vêtements d'une autre couleur. Peut-être bleu, comme le ciel. Ou rose pâle, comme les infirmières. Quelque chose de vivant. J'ai envie de me sentir vraiment vivante. Pas juste « réveillée ». Je sais que c'est pour bientôt, désormais. Bientôt, je rencontrerai d'autres personnes. Des gens comme moi, qui savent ce que je vis. Qui pourront m'aider à y voir plus clair. A apprendre d'autres mots, d'autres expressions. A retrouver ma vie d'avant, peut-être ?Le médecin a dit que l'espoir était une belle chose. Il m'a dit ça avec l'air qu'il emploi quand il parle des jolies choses, comme l'espoir ou le rôle de parents. Avec ses grands yeux qui deviennent faussement triste, comme s'il pouvait savoir ce qu'est la tristesse. Mais je le crois. Je le sens, au fond de moi. L'espoir est beau. L'espoir est utile. L'espoir me permet de rêver. Rêver qu'un jour, je pourrais voir le ciel de plus près, que le soleil caressera ma peau ou que les oiseaux, que je vois voler, viendront se poser à côté de moi. Est-ce que le soleil est chaud ? Est-il froid ? Pourquoi blesse-t-il mes yeux ? Et le ciel... Est-ce qu'on peut toucher le ciel, comme le font les oiseaux ? Peut-on voler, comme le font les oiseaux ? Ce sont les questions que je garde pour moi. Celles que je n'ose pas poser, pour garder cette part de magie, qui disparaît avec la vérité. Quelque chose m'empêche de poser ces questions, comme si je devais à tout prix garder ça pour moi. « La vérité te fera mal Felidae. Elle bloquera tes ailes. Emportera ton soleil. Détruira ton ciel. Tu ne veux pas la vérité. Tu aimes vivre dans l'incertitude, pour l'instant. Mais un jour, cette même incertitude te trahira ». C'est peut-être cette voix qui me bloque. Ça non plus, je n'en ai pas parlé au docteur. Je n'ai pas envie qu'il me garde ici plus longtemps qu'il ne faut. Je veux pouvoir partir, parler à nouveau. Je ne veux pas qu'on continue à me brancher à des machines, ou subir des tests. Alors je garde ces questions en moi, espérant qu'un jour, quelqu'un finira pas y répondre. Mais je sais aussi, au fond de moi, avec ce cure-dent de peur qui pique régulièrement mes entrailles, que je ne vais pas aimer les réponses. Clignant des yeux, j'attrape d'une main distraite un peu de pain sur mon plateau de petit-déjeuner et mord dedans avec vigueur, cherchant à évacuer mon stress montant avec l'arôme qui emplit mes narines. Malgré tout, je sens une larme couler le long de ma bouche, s'écrasant sur la tartine qui a désormais un goût amer.Comme toujours, la petite voix dans ma tête es parvenue à réduire toute ma joie à néant. C'est elle, le cure-dent de peur qui gouverne mon cerveau par instant. Et j'ai dû mal à faire continuellement l'effort de l'enfermer, la garder silencieuse. Alors parfois, quand je suis seule et impatiente, elle se manifeste, ruinant ma mâtiné, mon après-midi, ou même mon dîner. Je ne sais pas si elle est là, quand je rêve. Parfois, je pense que si, parce que je me réveille avec une tristesse que je ne peux pas expliquer. Je sais que je suis triste, je sens mes joues mouillées, mais je ne me souviens plus de la raison. Alors j'arrête de pleurer, je me lève et j'observe le ciel changer de couleur. Je ne me souviens jamais de mes rêves. Le docteur m'affirme que tous les humains rêvent, mais comme je n'ai pas de trace de ces fameux rêves, j'ai dû mal à le croire. Enfin... Je le crois. Je n'ai juste pas de preuves. Mais il a probablement raison. Les docteurs ont toujours raison, quand ça concerne leurs domaines. C'est bien pour ça qu'ils sont devenus médecins, non ? Je suppose. Je ne sais pas comment on devient médecin, de toute manière. Après, mon docteur en sait aussi énormément sur l'histoire de notre Planète, alors que ce n'est pas nécessairement son domaine. Et c'est aussi un robot. Alors j'ai dû mal à savoir ce que les humains ont de différents avec ces fameux robots. Hormis la texture de la peau et le fait qu'ils ne puissent exprimer d'émotions... On est pareil. Je suppose que les humains aussi, sont capables d'apprendre et de savoir toutes ces choses.La preuve, j'ai tout retenu ! Le docteur m'a appris qu'après la « Grande Guerre », les plaques tectoniques, se trouvant sous les continents, ont bougées, formant cinq puissances distinctes. Je sais que je vis sur Héliantia, la plus petite puissance géographique du monde. Mais il y a également Buisia, qui regroupe l'ancienne « Amérique » et l'ex- « Royaume-Uni ». Les noms ont disparus, ne laissant place qu'au simplement nom de la puissance. Il y a des villes, bien sûr, mais il ne m'a pas donné de nom. Il a dit que ça sera trop d'un seul coup et il a probablement raison sur ce point. Après Buisia, il y a Asphodélia, assemblant « l'Europe » et la « Russie ». Encore une fois, les noms ne me disent rien, mais de toute façon, le docteur m'a dit qu'ils n'existaient plus. Digitalia regroupe l'ex-continent « asiatique » ainsi que les pays « arabes ». Là, d'après le médecin, ces mots décrivent des types d'humains. Je n'y comprends rien du tout. L'infirmière m'a assurée que tous les humains étaient pareils et maintenant j'apprends qu'il y a des types différents ? Il m'a dit que je verrais ça quand je croiserai d'autres personnes. Je ne pensais pas que ça serait de sitôt ! Ensuite, vient Héliantia, la plus petite puissance, composée uniquement de l'ancien continent « africain ». Là encore, un nouveau type d'humains. D'après le médecin, bien que nous soyons la plus petite puissance, nous avons l'Histoire la plus riche. Il m'a aussi promis de me l'apprendre un jour. Ou de poser la question à mes parents, qui en sauront peut-être plus que lui. Enfin, il y a Phloxia, qui regroupe l'ex-« Australie » et les pôles. Selon le médecin, les « pôles » désignent les extrémités de la Planète, que l'Australie est allée percuter lors des mouvements de plaques. Il m'a assuré que c'était complexe, mais qu'il fallait simplement que je retienne qu'il y fait très froid.Cette remarque l'a beaucoup fait rire, mais je crois que je n'ai pas compris la blague parce que je n'ai pas ris. Déjà, je ne sais même pas ce que veut dire « Australie », donc je n'ai pas vraiment vu ce qui était drôle avec cette phrase. Mais peut-être qu'un jour, je saurais. Peut-être qu'un jour, je ferais moi-même cette blague à quelqu'un. Qui sait ? En tout cas, j'ai trouvé ses explications complètes et intéressantes. C'est sûr qu'à côté des conversations solitaires de l'infirmière sur le déroulement de mes journées ou des descriptions des plateaux-repas, c'est probablement la première conversation intéressante que j'ai pu avoir. Surtout que cette fois, ça concerne l'univers dans lequel je vis. J'aurai aimé lui poser plus de questions sur Héliantia, puisque j'y vis, mais il a fait semblant de ne pas comprendre mes gestes et a enchaîné sur le déroulement des tests. Et à ce moment-là, je crois que j'ai arrêté d'écouter. Non pas que ce soit pénible, mais c'est surtout qu'après une semaine, je crois que je commence à connaître la procédure par cœur. Les instruments utilisés ne me font plus peur et les paroles d'encouragement du docteur commencent à me « sortir par les yeux », si j'en crois Aira.— Encore en train de rêver ?, se moque une voix que je connais bien.J'aurai aimé dire qu'un sourire est venu se placer sur mon visage en entendant cette voix presque aussi mélodieuse que les « bips » de mon électrocardiogramme, mais ce n'est pas le cas. Sa présence ne me fait ni chaud ni froid, au final.J'ai simplement besoin de son savoir pour parler avec d'autres personnes, mais c'est là la limite de notre « relation ». Me tournant vers elle, je l'observe remonter ses cheveux roux en une queue de cheval haute, comme elle le fait à chaque début de séance. Pour une fois, elle vient à heures fixes, puisqu'elle était là hier à neuf heure vingt également.Neuf heures ? J'ai pensé pendant deux heures ? J'admets que ça commence à faire long, deux heures enfermée dans ma tête. Aira finit par tirer la seule chaise qui reste dans la pièce pour l'approcher de mon lit, tandis que je me mets en tailleur par-dessus les couvertures pour être plus à l'aise.« Si je parvenais à me souvenir de mes rêves de la nuit, je n'aurai pas besoin de rêver en journée », je me plains, tout en savourant le petit sourire qui s'est esquissé sur les lèvres de l'androïde.Bien que son visage ne puisse pas être aussi expressif que le mien, je sais que je l'ai fait rire intérieurement. Elle adore me voir bouger mes mains pour lui exprimer ce que je ressens, même si je mets plus de temps qu'une « grand-mère sous prozac », selon elle.Je n'ai pas bien compris les références mais je sais qu'il y en a une. Il y a toujours des références avec Aira. C'est comme ça qu'elle communique. Elle dit que les références sont ancrées dans son programme et je la crois, même si je ne sais pas ce que ça signifie, en réalité.Bien installée, j'attends simplement que la robot me donne un élastique, comme elle le fait à chaque séance. Selon elle, ne pas avoir mes cheveux dans la figure aide à l'apprentissage des gestes. Bien que mes cheveux n'atteignent jamais mon visage, je prends grand soin à écouter ses conseils, parce que je n'ai aucune envie qu'elle s'énerve.— Je vois que tes gestes ne sont pas encore très fluides. Et selon ton infirmière, tu as encore du mal à formuler tes questions. On va travailler sur ça aujourd'hui, plutôt que d'apprendre d'autres mots. D'accord ?, commence-t-elle.Je lève les yeux au ciel mais acquiesce en silence. Ce n'est pas comme si j'avais le choix, de toute façon. Quand Aira a quelque chose en tête, elle ira jusqu'au bout ! Je pense que personne n'a jamais réussi à faire changer d'avis un androïde.C'est beaucoup trop compliqué. Et puis, comme elle le dit si bien, elle est « calibrée » pour ça. Face à moi, l'androïde sourit et commence par étendre ses bras vers moi. Je l'imite, faisant en sorte de placer les miens juste au-dessus des siens, sans pour autant les toucher. On commence toujours les séances par quelques minutes d'étirements, pour que les muscles s'assouplissent avec le temps. Aira a même comparé sa discipline à de la « danse ».Aucune idée de ce que ça peut être, mais elle a bien appuyé sur cette idée de souplesse des doigts et des poignets. Et puis, c'est moins désagréable que les tests médicaux, dans le fond. Délicatement, Aira vient poser l'une de ses mains sur mon épaule droite et de l'autre, attrape mon poignet droit, le tirant vers elle.Je grimace légèrement sous la pression mais n'ajoute rien, appréciant malgré moi la petite pointe de douleur qui en découle. Une preuve de plus que je suis en vie. Le sourire de l'androïde confirme ce que je pensais : je suis un petit peu plus souple que lors de nos premières séances.Avec fluidité, Aira répète l'opération avec l'autre bras, pendant quelques minutes. Tout se fait en silence, mais nous l'apprécions. Aira se concentre sur sa tâche tandis que mon esprit diverge sur autre chose, ou se focalise sur mon muscle, comme si je pouvais lui demander de s'assouplir. Finalement, après cinq bonne minutes d'étirements des bras, Aira laisse retomber mon bras et commence à faire bouger ses poignets en petit cercle lents.Le silence est tel que je peux presque entendre le grincement des circuits d'Aira pendant l'exercice. Je l'imite, clignant des yeux avec une grimace dès que j'entends mes poignets craquer. J'ai horreur de ce son. C'est vraiment étrange !La première fois, j'ai cru que j'avais cassé mon poignet et j'ai fait une « crise de panique ». L'infirmière a dû venir prêter main-forte à Aira pour me calmer... J'ai passé six heures à dormir, à cause du produit qu'elles m'ont injecté. Le docteur était plutôt en colère contre elles de m'avoir endormie malgré moi, mais elles n'avaient pas d'autres choix.Maintenant, le bruit me procure juste quelques frissons dans le dos, mais rien de plus. J'ai compris que ce n'était pas néfaste, mais simplement naturel. Juste désagréable, donc. Finalement, après une petite minute de cercles, Aira finit par arrêter tout mouvement et je l'imite, comme toujours.— On va y aller doucement d'accord ? Lettre après lettre, m'explique-t-elle.Je soupire, un peu déçue de devoir reprendre les bases, mais consciente que c'est nécessaire. J'aurai aimé apprendre plus de mots, afin de pouvoir converser avec les autres patients lorsque je les rencontrerai. Mais après tout, il me reste encore quelques jours avant la fameuse rencontre, alors je suppose que j'aurai tout le temps d'apprendre plus tard.Et c'est vrai que des mouvements peu fluides n'aideront pas à la compréhension de mes phrases... Avec un soupir, je me concentre et me focalise sur mes mains. Lentement, je ferme mon poing, laissant simplement mon pouce droit, formant ainsi la lettre « A ». C'est un mouvement assez simple, nécessitant peu de mouvement complexe ou difficile à réaliser.Puis, d'un mouvement souple, Je relève tous mes doigts, joignant simplement le haut de mon pouce et le bas de mon auriculaire, croisant le doigt sur ma paume, formant le « B ». Autant la lettre est drôle –selon moi-, autant le geste l'est un peu moins. Mais bon. Après ça, toujours sous le regard attentif d'Aira, je forme un « C » avec ma main.C'est probablement le geste le plus simple. Je me demande d'ailleurs pourquoi on ne pourrait pas former la lettre en question avec nos doigts pour toutes les lettres, ça serait plus simple à apprendre. Je soupire, peu ravie de reprendre l'alphabet.Mais je continue, joignant le majeur, l'annulaire et le pouce, pliant mon auriculaire et levant l'index vers le ciel, ce qui forme la lettre « D ». Encore un mouvement simple, mais qui est assez répétitif et lassant. Alors que j'entame le mouvement pour le « E », Aira m'arrête.Je la regarde, surprise. C'est assez rare que la jeune femme m'interrompe lors de nos exercices, surtout lorsqu'elle considère que j'en ai besoin. Mais l'androïde ne semble pas s'être aperçue de ma surprise et se contente de noter rapidement dans un petit carnet, qu'elle amène également à toutes nos séances.Je ne saurais dire combien de pages elle a pu noircir de mots, mais ça doit dépasser la centaine, je pense. Il faut dire que je n'ai pas été une élève facile, surtout au début. Je refusais catégoriquement d'apprendre, préférant attendre de retrouver ma voix. Et je n'avais aucune confiance en Aira. Sur ce point, je ne peux pas dire que la situation ait changé. Mais bon, elle est toujours plus sympa que l'infirmière. Relevant finalement la tête, Aira me sourit.— Je vois que tu as bien assimilé les lettres. Alors on va plutôt tenté de faire quelques mots, d'accord ?Avec un bref mouvement de tête, je me contente de signer un simple « D'accord », ce qui la fait sourire. Il en faut peu, pour divertir la jeune robot. Mais au moins, elle est franche et relativement simple avec moi, c'est agréable. C'est en cela que je la préfère à l'infirmière. Cette dernière a beau être douce et gentille, comme le veut probablement sa profession, elle est fausse envers moi et ça se sent.Elle me juge, derrière ses yeux bioniques, elle m'observe et note ses observations sur sa tablette –j'ai enfin retrouvé le mot !- pour tenir au courant le médecin. Les deux travaillent de mèche, tandis qu'Aira est un petit peu « l'électron libre », comme elle se désigne.Elle travaille seule et ne rend des comptes qu'à elle-même. Bien sûr, comme tous les robots de cet hôpital, elle rend des comptes à ceux qui me prennent en charge, donc mon médecin, mais c'est des rendez-vous réguliers et espacés.En général, une à deux fois par semaine. Et elle m'apprend tellement de choses sur la vie de cet hôpital, contrairement aux deux autres, qu'elle a rapidement gagné mon intérêt. C'est grâce à elle que je connais plus de mots et que je sais qu'il y a énormément d'autres robots dans cet hôpital. Presque plus que le nombre d'humains ! Je sens que ça devrait me faire peur, mais ça n'est pas le cas. Ils ne sont pas méchants.— Déjà repartie dans tes pensées ?, me sermonne à moitié Aira, sourcils haussés.Je signe rapidement une excuse à l'encontre de l'androïde, qui se contente de noter sur son carnet ce qu'elle voit. C'est-à-dire la fluidité de mes gestes et la rapidité de coordination entre ma tête et mes mains. Quelque part, c'est très scientifique et il y a peu de place pour une interprétation plus humaine. Mais que puis-je demander de plus ?Il n'y a plus d'humains qui travaillent pour le service hospitalier depuis la dernière Guerre, avant le mouvement des fameuses plaques. Alors on doit composer avec des robots. Je pourrais souhaiter l'arrivée prochaine de mes parents, mais quelque chose me dit que je ne devrais pas trop compter dessus, que ça serait trop décevant.Sortant de mes pensées avant qu'Aira ne termine son rapport, je mets de côté toutes idées distrayantes et me focalise sur ce qu'elle me demande de signer, essayant de m'appliquer avant d'être aussi rapide que précise. Cela prend du temps, puisque c'est l'arrivée du déjeuner qui nous arrête en bon chemin. Il faut dire qu'avec Aira, il n'y a pas que des exercices.Elle me parle aussi de ses journées, les progrès de ses autres patients et leurs réactions face à de nouveaux défis. Je ne les connais pas, mais je sais déjà comment ils pensent. C'est presque effrayant, de voir à quel point elle les a réduit à de style analyses comportementales. Mais ça fait partie de leurs rôles, je suppose.Et j'aime en apprendre plus, ça rompt la monotonie des exercices et la lassitude de mes journées, qui se ressemblent beaucoup trop. Au moins, j'ai l'impression d'apprendre à connaître d'autres humains, comme moi. D'autres personnes, que je vais peut-être rencontrer.Et toutes ces informations, si précieuses à mes yeux, s'arrêtent à cause de l'arrivée d'un fichu plateau repas. Aujourd'hui plus que jamais, je voulais plus de temps avec l'androïde, plus de discussions, plus d'apprentissage de la vie extérieure. Je voulais en savoir plus sur les autres humains, leurs habitudes, ce dont ils aiment parler peut-être.Je voulais simplement apprendre à mieux me connaître, à travers eux. Mais non, il fallait que l'infirmière interrompent tout ça pour un fichu déjeuner. Et la frustration est si grande qu'à peine le plateau placé devant moi, je l'envoi s'écraser contre le mur avec toute la force présente dans mes bras.Ma bouche s'ouvre et je sais qu'un cri tout aussi puissant que cette frustration aurait pu sortir, si mes cordes vocales n'étaient pas endommagées. Je sens des larmes couler sur mes joues et d'un seul coup, c'est le sol que je sens sous mes mains.Comment suis-je arrivée là ? Je ne sais pas. Je ne suis plus concentrée que sur le plateau, que j'observe au sol, renversé, avec la nourriture étalée autour. Je cligne des yeux, fermant lentement la bouche. J'ai fait ça. J'ai fait ça. Comment ? Je ne pensais pas mes bras aussi puissants.— Docteur, crie quelqu'un dans la pièce.Je reconnais la voix, c'est l'infirmière. Mais je ne sais pas où elle est. Je m'en fiche. Mes yeux fixent le sol tâché de nourriture, la petite fissure dans le plastique du plateau, ainsi que les tâches de couleur sur le mur. De la couleur. Du jaune, du rouge, du vert. C'est joli. C'est puissant. C'est cassé. C'est rassurant. Un sourire vient se dessiner sur mon visage.Un vrai sourire. J'ai causé ça. J'ai brisé la monotonie, j'ai créé de la couleur. Et j'aime bien. Je suis capable de faire ça. Je peux faire ça. Mes yeux se baissent jusqu'à fixer mes mains, avec une sorte de béatitude que je ne pensais pas pouvoir ressentir. Je touche ma main droite, puis la gauche, avec hésitation mêlée crainte, comme si elles avaient une vie propre, inconnue jusqu'à lors. Comme si elles allaient me faire du mal, à moi aussi.Essayer de créer quelque chose, de leur propre chef, une nouvelle fois. Concentrée sur mon corps, sur mes mains, je n'entends pas l'infirmière sortir en courant de ma chambre en criant pour de l'aide. « Profites-en Felidae, va-t'en ! C'est ta chance ! ».Mais je ne l'écoute pas, elle non plus. Mon esprit est resté bloqué sur mes bras, mes yeux ne voient rien d'autres que les quelques veines qui ressortent et une espèce d'aura invisible qui les entourent. Mon sourire est devenu plus grand, mais je ne le sens pas. Je ne sens que mes doigts, qui s'ouvrent et se ferment lentement, sur demande. Mes poignets qui se tournent avec fluidité et douceur. Presque trop doux, alors qu'ils projetaient un plateau contre un mur il y a quelques minutes dans un grand bruit sourd.Mes oreilles captent un bruissement, que je refuse de traiter, absorbée par ma contemplation. Le sol tremble imperceptiblement, comme pour m'alerter aussi, mais sans succès. Mes poils de bras se dressent mais je ne fais que m'en étonner une nouvelle fois, enfermée dans mon propre monde. Mon cou frissonne et me lance, sans que cela ne me fasse bouger.Trop tard, mon cerveau m'alerte d'une présence à mes côtés et ma tête se tourne trop lentement. Mon cerveau comprend à peine ce qui se passe que je sens déjà l'aiguille percer la peau fragile de mon cou, là où un pansement aurait dû se trouver. Mes cils s'agitent, essayant de rendre moins flou le visage penché sur moi mais rien n'y fait.Je vois des lèvres bouger, j'entends quelques mots mais aucun n'a de sens. Je vois une pupille, bionique, qui me fixe, mais je n'arrive pas à voir le visage entièrement. Clignant des yeux encore une fois, j'aperçois le bout d'une aiguille, mais je ne comprends pas non plus.Puis je vois l'infirmière debout, près du mur que j'ai tâché. Ma tête bouge encore, si lentement que j'ai peur qu'elle ne tombe, pour que mes yeux parviennent à dessiner le visage de mon médecin et des mots qu'il prononce, sans que je puisse leur donner de sens. Le rythme rapide de mes cils commence à ralentir et je sens mes doigts balayer le sol, comme engourdi.Je lève lentement une main vers mon cou, cherchant à comprendre l'origine de ce brusque changement de comportement, mais elle retombe avant d'avoir dépassé mon abdomen. Mes oreilles ne captent plus aucun bruit, se contentant de m'envoyer des sensations floues et incompréhensibles, me faisant grimacer de douleur.Mes jambes, repliées sous moi, se font bien trop lourde pour mon corps et je sens ma tête basculer vers l'arrière. Dans un dernier espoir j'essaye de bouger le bras, voulant ressentir la même fureur qu'auparavant, mais seule une grande fatigue prend possession de mon corps et j'entends le bruit sourd provoqué par ma tête heurtant le sol avant que tout ne deviennent noir.