Je ne pleure plus. Je ne sais pas à quel moment j'ai arrêté de pleurer. A un moment, je n'ai plus ressenti le besoin de le faire. C'est intriguant, de voir à quel point notre corps est à l'écoute de ses besoins lorsque les souvenirs ont disparu. Est-ce pareil pour tout le monde ? Ou suis-je un cas ? J'espère ne pas être un cas.
Je ne sais pas pourquoi, mais ça ne me paraît pas bon, d'être « un cas ». Désormais réveillée, mes yeux scannent la chambre à la recherche du moindre indice me permettant d'enclencher le réveil de ma mémoire. Comme si c'était un moteur. Ou une mécanique bien huilée. Comme s'il suffisait d'y mettre une pièce, pour que tout redémarre.Au fond, je sais que ça ne marche pas comme ça. Mais je veux y croire. Je me dois d'y croire, si je ne veux pas devenir une défaitiste. Je ne sais pas non plus ce que c'est, mais ça a l'air triste et morose. Et je ne veux pas devenir morose. Même si ça non plus, ça n'a pas de sens à mes yeux. En fait, peu de mots ont de sens à mes yeux.Seulement les plus basiques. Mais parfois, il y a des mots qui me reviennent sans que je sache trop pourquoi, ni même ce qu'ils veulent dire. Mais comme ils ont l'air de bien marcher avec la phrase, je les garde tel quel. Peut-être que le médecin saura m'aider lui. Il m'a dit qu'il m'aiderait. Comment est-ce que je l'appelle déjà ? Il y a un bouton. Mais lequel ?Tournant doucement la tête sur le côté, je détaille la petite table qui colle au lit. Elle est toute simple, en bois de chêne probablement. Je n'en suis pas certaine, parce que je n'y connais rien en boiserie, mais on dirait du chêne. En tout cas, elle comporte seulement deux tiroirs et un plateau, sur lequel est posé le verre d'eau que j'ai tenté de boire.A ce souvenir, je sens mes lèvres bouger pour former une grimace. Ma gorge me pique, comme si rien que ce souvenir venait de créer une réaction en chaîne. Mais n'est-ce pas là le but précis d'un souvenir ? N'est-ce pas avec des souvenirs que se construit un enfant ? A côté du verre d'eau, se trouve une petite télécommande.Il n'y a que très peu de boutons, seulement cinq. Deux d'entre-eux sont identiques, sauf qu'ils ne sont pas dans le même sens. Le premier est une flèche vers le haut, tandis que l'autre est vers le bas. Le troisième est une sorte de cloche. Cloche...Que veut-dire cloche ? Est-ce sur celui-ci que je dois appuyer ? Je ne sais pas. Le quatrième représente un siège complètement plat. Je ne crois pas que ça soit celui-ci. Alors le cinquième ? Il représente une petite croix, tout simplement. Incertaine, je continue de fixer la télécommande sans bouger.Puis, après ce qu'il me semble être une éternité, je dégage mon bras droit des couvertures et l'avance lentement vers la table. La dernière fois, les machines avaient bipé comme des folles, comme si j'avais fait quelque chose de mal. Cette fois, elles restent beaucoup plus calmes et ne disent rien.Comme moi, elles observent et attendent de voir si je vais parvenir à faire ce que je dois faire. Doucement, mes doigts entrent en contact avec le bois, ce qui me fait frémir. La table est froide. Après, je ne sais pas ce que veut dire « chaud », ni même ce que c'est censé vouloir expliquer. Mais je sais que la table est froide.Agrippant la surface plate du meuble, je fais glisser mes doigts vers la télécommande. Une nouvelle grimace fait bouger mes lèvres quand je sens mon épaule me faire légèrement mal. L'une des machines émet un sifflement de mécontentement, alors j'arrête tout mouvement. Elles font presque peur, ces machines...« Oui elles font peur. Elles ne sont pas normales. Va-t'en ! » Tiens. La voix est de retour. J'aimerai pouvoir lui répondre, lui dire que je ne peux pas quitter cette chambre parce qu'au moindre pas je pourrais me casser la cheville. J'ai l'impression d'être en sucre. En quoi ? Je vous jure, ces mots qui arrivent de nulle part commencent vraiment à me sortir par les yeux ! Me sortir par où ? Mais qu'est-ce que c'est que cette expression ? Elle n'a vraiment aucun sens...Reportant mon attention sur mes doigts, je me rends compte que j'ai finalement entrepris de bouger jusqu'à la télécommande. Délicatement, je passe par-dessus tous les boutons, me rendant compte qu'ils sont tous plus ou moins rugueux. Comme s'il y avait des micros-boutons sur le dessus, qui ferait un peu mal au toucher.Au bout de plusieurs secondes, j'arrive finalement sur celui que je voulais et presse gentiment la croix. Rien ne se passe. J'appuie alors un petit peu plus fort, mais toujours rien. Je rappuie, sentant mon nez commencer à me piquer. Mais toujours rien.Dépitée, je ramène mon bras d'un coup sec près de moi, ignorant le gémissement de douleur de mon épaule. Je sens un liquide couler sur ma joue et je me rends compte que je pleure. Mais ça n'est pas les mêmes pleurs que tout à l'heure.Là, je pleure de...députés ? Non. Dépucelage ? Toujours pas. De dépit ! Mais oui, de dépit ! Même si je n'ai pas la définition, je crois que c'est ce que je ressens. J'ai envie de frapper quelque chose, ou de hurler, mais je ne peux faire ni l'un ni l'autre. Je ne peux que rester allongée, laissant une larme rouler sur ma joue, le regard fixé sur le plafond blanc. Un plafond étrangement familier.- Bonjour Felidae ! Comment te sens-tu ? me demande le médecin.Je ne sais ni quand, ni par où il est entré. Enfin si, je sais : par la porte. Mais je ne sais simplement pas quand, en fait. Tournant la tête vers lui, j'essaye de lui sourire mais je ne sais pas si mes lèvres en sont capables. Ou plutôt, si elles ont suivi le mouvement. Le médecin me regarde fixement, haussant un sourcil à mon encontre.Pourquoi est-ce qu'il fait ça ? Est-ce qu'il est déçu ? Triste ? Dépité ? En colère ? Pourquoi est-ce que ce geste ne me rappelle rien ? Finalement, j'abandonne l'idée de vouloir lui faire un sourire et je me contente de bouger la main, sans savoir s'il peut la voir.Finalement, je l'entends rire faiblement avant de le voir s'approcher de mon lit. Il a toujours des documents sous le bras. Il semble plus en forme que la dernière fois. Doucement, il pose ses papiers sur la petite table à côté de moi. Curieuse, je tourne la tête, mais je ne peux rien lire. Pourtant, il y a des inscriptions.Mais je ne les comprends pas. J'ai perdu à ce point-là ? Me concentrant à nouveau sur le médecin, qui s'est posé au bout de mon lit, j'aperçois son léger sourire un peu triste avant qu'il ne retrouve son attitude joyeuse.- Ne t'en fais pas, ça reviendra rapidement. Tu sais, la technologie a beaucoup évolué et nous avons les moyens de te rendre tes souvenirs. Pour être précis, on va déclencher, dans ton cerveau, une réaction psychomotrice qui a pour but de forcer le blocage qu'il y a autour de tes souvenirs. Il ne faut pas avoir peur, la procédure marche dans quatre-vingt-dix-huit pourcents des cas. La seule chose que je ne peux garantir, c'est que ta voix revienne. Comme je ne sais pas si tu l'as perdue avant ton coma ou à cause de ton coma, je ne peux pas te dire avec certitude que ta voix reviendra après l'opération. Mais au moins, tu te souviendras de tout. Ce n'est pas merveilleux ? explique-t-il.Son ton enjoué me donne presque envie de rire, sauf que je ne peux pas. Je suis contente de savoir que ma mémoire peut revenir. Ses explications rendent le processus si simple, si...bénin ? Je crois que c'est le terme. Bref, il rend tout cela si simple, alors que je pensais tout ça si compliqué... Pour autant, même s'il a répondu à certaines de mes questions, il en reste un sacré paquet. Il parle de l'évolution de la technologie.Mais c'est quoi, la technologie ? Elle évolue depuis quand ? Est-ce que c'est une personne ? Je sais que le terme m'est déjà revenu, mais je ne crois pas en avoir saisi le sens. Et si c'est le cas, j'ai dû l'oublier. On ne peut pas vraiment dire que ma mémoire soit fiable.Encore une fois, un problème de taille me bloque la route : comment poser mes questions, si je ne peux pas parler ? Je me contente de dévisager ce pauvre médecin du regard, espérant qu'il lise dans mes yeux toutes les questions que je ne peux pas dire. Heureusement pour moi, il semble habitué à ce genre de cas et reprend ses dossiers. Me montrant l'étiquette plaquée dessus, il commence ses explications :- Ici, il y a ton prénom. « Felidae ». Je ne sais pas si tu t'en souviens ?, commence-t-il.Je hoche la tête, sans me demander comment j'ai réussi à faire ça, ni pourquoi mon cou n'a pas cédé. J'ai fait ce mouvement si vite que ma nuque se plaint encore de la douleur provoquée, tandis que mon cerveau commence à voir quelques petites étoiles. Le médecin rit et pose doucement une main gelée sur mon torse, me faisant frissonner à nouveau.- Ne bouge pas trop la tête. Tu n'es pas encore prête pour ce genre de geste. Contente-toi de lever le pouce vers le haut si tu te souviens de certaines choses, d'accord ?, propose-t-il.Lentement, je bouge mon pouce gauche vers le haut, heureuse de voir son regard amusé porté sur ma main. Une sensation étrange m'envahit. C'est positif, ça donne envie de rire. De la fiente ? Non. Mais ce mot est drôle. Fief ? Mon cerveau semble dire que ce mot est trop vieux pour être coincé dans ma boîte crânienne. Fierté... Oh ! Le voilà ! Je crois que je suis simplement fière de moi. C'est possible ?- Malheureusement, je n'ai pas ton nom de famille. Ne t'inquiète pas, ce n'est pas rare. Nous avons plusieurs enfants dans le même cas que toi. Pas de nom de famille, pas de proches venant prendre de leurs nouvelles... C'est assez inquiétant, je ne te le cache pas. Mais parfois, il se peut que les parents ne puissent simplement pas venir jusqu'à l'hôpital car ils sont trop loin. Ne t'en fais pas, nous avons contacté les tiens dès que tu as ouvert l'œil. Je pense qu'ils viendront te voir, ils avaient hâte de te parler, continue le médecin.Je ne réponds rien. J'ai des parents, c'est déjà ça de pris. Ils habitent probablement loin de l'hôpital et c'est pour ça qu'ils ne sont pas là. Mais pourquoi ne m'ont-ils rien envoyé ? Pas de fleurs, de messages ou même de petites peluches. Rien qui indiquerait que mes parents se soucient de moi, en fait. C'est assez triste.Voyant sans doute que je repartais dans mes pensées sombres, le médecin repose les dossiers sur la petite table pour venir faire quelques ronds avec ses doigts sur ma paume de main. Je ne sais pas trop ce qu'il espérait que cela me fasse, mais ça me rend simplement songeuse. Est-ce comme cela que l'on fait partir la tristesse chez un autre être humain ? Ou entre intelligences artificielles ?- Toujours d'après ton fichier, tu as fêté tes seize ans le sept mars, il y a donc deux mois et demi. Oh, nous sommes le vingt-deux mai trois-mille-dix-huit. Tu es à l'hôpital d'Héliantia, l'une des cinq puissances régnantes du monde d'aujourd'hui, mais également la plus petite en termes de superficie. En taille, je veux dire. Il est actuellement six heures vingt-trois du matin, nous sommes un samedi. Je crois savoir que tu t'es déjà vue dans une glace, donc tu connais à peu près ton physique, je ne vais rien rajouter là-dessus. Oh, bien évidemment, la question que tu dois te poser le plus... Tu as dormi cinq ans. Je n'ai rien de plus sur la cause de ton coma, hormis que c'était un accident. Je suppose que tes parents sauront te donner de meilleures réponses que moi sur ce sujet. Est-ce que cela te dit quelque chose ?, me demande le médecin.Ne sachant pas quoi faire, je ne réponds rien. Suis-je censée lui faire un signe ? Mais je ne vois pas lequel. Il m'a dit de lever le pouce vers le haut si je me souvenais, mais il ne m'a rien dit de faire si je ne savais pas ! Si ?Et puis je suis bien trop choquée pour dire quoi que ce soit, de toute manière. Cinq ans ? J'ai dormi aussi longtemps ? Je pensais que c'était seulement trois... Cinq ans ? Comment a-t-on pu me laisser dormir autant ? Quel genre d'incident peut me pousser à dormir autant ? Je pensais cela possible uniquement dans les contes de fées. Les quoi ?Heureusement que le médecin semble en avoir vu d'autres, car il se contente de me sourire. Il baisse les yeux pour observer un étrange objet attaché à son poignet. Une sorte de carré légèrement bleuté encastré dans son poignet, qui affiche des chiffres. Je ne peux pas lire lesquels, je ne me souviens pas de l'ordre. Mais visiblement, il semble affecté par ces chiffres puisqu'il se lève rapidement.- Est-ce que tu veux continuer ? Je pense que tu as encore beaucoup à apprendre sur le monde qui t'entoure, alors on peut faire ça en plusieurs fois. Et je ne veux pas te surmener. Déjà, tu sais comment tu t'appelles, où tu es, ainsi que ton âge et combien de temps tu as dormi. Je pourrais revenir demain pour te parler des autres puissances, ou toutes les questions que tu aurais sur Héliantia, ou des événements qui ont conduit notre monde à se diviser en cinq puissances. Mais vois-tu, il y a d'autres patients dans cet hôpital et même s'il y a d'autres médecins, comme moi, pour s'en occuper, il n'y a pas un médecin par patient ! Je pense tout de même informer le Gouvernement de cela, peut-être pourront-ils faire quelque chose ! Je reviendrai prendre de tes nouvelles dans la soirée. Je vais te laisser avec l'infirmière, qui saura prendre soin de toi, me promet-il en quittant la chambre.La panique me gagne lorsque je le vois fermer la porte de ma chambre. Les informations qu'ils me donne tournent en rond dans ma tête jusqu'à me faire mal. J'ai à peine remarqué qu'il a de nouveau débranché le tube qui me permet de m'hydrater, ce qui signifie que je devrai à nouveau boire par moi-même aujourd'hui.J'ai dormi cinq ans. Cinq ans ! Et en cinq ans, personne n'est venu me porter une fleur, une carte, un nounours. Personne n'est venu me parler. Tout ça parce qu'ils habitent « trop loin » ? Je sais que le médecin me dit la vérité, mais je ne peux m'empêcher de trouver cela bizarre. Mes parents auraient-ils menti ? Est-ce que mon accident a quelque chose à voir avec eux ? Ai-je fait du mal à quelqu'un, provoquant cette réaction de leur part ?Et même, au-delà des cinq ans. Je ne sais pas ce qu'est un monde, mais comment peut-on parler d' « un » monde s'il est divisé en cinq ? Et comment un monde se divise-t-il ? Y-a-t-il des trous, quelque part ? Des barrières ? Une délimitation ? En réalité, les réponses du médecin soulèvent énormément de questions. Mais je ne peux pas les poser. J'aurais dû essayer de lui faire comprendre que je voulais un stylo. Je ne sais pas si je sais, ou peux, écrire, mais j'aurais pu essayer.Et je suis à nouveau seule, à ruminer mes pensées. Seule avec les machines, qui bipent gaiement comme si elles n'avaient rien de mieux à faire. Ont-elles quelque chose de mieux à faire ? J'aurais peut-être pu poser la question. Le médecin semblait être une machine et c'est un médecin. Peut-être que ces engins savent également faire la cuisine ou tondre la pelouse ! La quoi ? Tondre ? Cuisine ?Des mots qui me paraissent étranger, mais qui semblaient s'emboîter à la suite de ma phrase. C'est étrange comme mon cerveau me refuse l'accès à mes souvenirs, mais m'offre plein de mots que je ne comprends pas. J'ai l'impression de devoir jouer un jeu contre un adversaire qui a toutes les cartes. Une partie perdue d'avance, en fait.J'aimerais pouvoir glaner quelques cartes, mais je ne sais ni ce qu'est une carte, ni même comment on peut les prendre. Glaner ? C'est marrant, comme mot. Mais ça ne veut rien dire. En tout cas, pas pour moi. C'est juste un mot que je connais, parce que mon cerveau l'a laissé sortir. C'est bien malin, mais j'en fais quoi moi ?Je ne peux pas parler pour le dire à quelqu'un, ni même l'écrire parce que je ne sais pas comment les lettres se forment. Les quoi ? Bon sang, ça me fatigue... Plus les mots affluent, plus j'ai envie de frapper quelque chose. Pourquoi il n'y a que les mots qui reviennent ? Pourquoi est-ce que les sensations, les noms, les lieux ne reviennent pas, eux ? Sont-ils trop loin, eux aussi ?- Bonjour Felidae, me salue l'infirmière en entrant dans la chambre.Elle a changé de tenue. Elle porte désormais une sorte de robe rose, mais avec plein de boutons sur le devant, qui descend jusqu'aux genoux. Elle a un pantalon de la même couleur, mais très large, avec des sortes de chaussures un peu bizarre. Comme le reste, c'est rose. Mais pas un rose qui fait mal aux yeux, plutôt un rose très doux, très pâle.C'est très joli. Et ça lui va très bien. Ses cheveux sont blonds, ses yeux sont gris. Pour un peu, elle ferait plus humaine que la dernière fois, si ce n'est ses yeux. Elle me sourit et s'approche du mur de droite, hésitant à poser sa main dessus. C'est bizarre comme réaction. Pourquoi aurait-elle peur du mur ? C'est effrayant, un mur ? Je ne saurais le dire, il ne m'a pas agressé ou mal parlé depuis que je suis là.- Puis-je rendre les fenêtres transparentes ? me demande-elle.J'ouvre de grands yeux, sans comprendre sa requête. Rendre les quoi comment ? Sa phrase fait écho dans ma tête, sans trouver de réponse. Je ne comprends pas. Pourquoi parle-t-elle de fenêtre ? Qu'est-ce qu'une fenêtre ? Et pourquoi devrait-elle être d'une certaine manière selon mon désir ? La fenêtre ne peut-elle pas choisir pour elle-même ?Comme c'est étrange... Pourquoi devrions-nous choisir pour les autres la manière dont ils devraient être ? Voyant que je suis perdue, l'infirmière se contente de sourire avant d'apposer deux doigts contre le mur blanc. Et à ma grande surprise, un grand rectangle de blanc devient bleu. Enfin, pas exactement.Je vois du bleu à travers le grand rectangle. Alors c'est ça, une fenêtre ? Et elle est « transparente » ? C'est bizarre, il y a une légère fissure qui sépare le grand rectangle en trois. C'est presque invisible. Mais ce n'est plus ça, qui attire mon attention. C'est ce qu'il y a de l'autre côté. Au-delà du bleu, je peux aussi sentir une chaleur qui m'est à la fois familière et inconnue. Un peu comme tout ce qui m'entoure. Elle est agréable, cette chaleur.Il y a aussi un point que je ne peux pas regarder, sinon mes yeux me font mal. Je suis obligée de plisser mes yeux, les fermer, attendre. Juste sentir la chaleur sur ma peau, qui semble apprécier le contact. Puis je rouvre les yeux, découvrant un petit bloc un peu gris qui obstrue le bleu. J'ai envie de lui crier de partir, de me laisser voir le bleu et rien que le bleu.Mais est-ce qu'il m'entendrait, si je pouvais crier ? J'entends l'infirmière rire devant mes réactions. Sans que je l'aie remarquée, cette dernière est déjà en action autour de moi. Elle retire le bout du tube qui était encore planté dans mon bras, enroulant le tube sur lui-même puis le rangeant dans l'un des tiroirs de la table. Se décalant, elle observe certaines machines et en débranchent deux, qui arrêtent aussitôt de faire du bruit.Puis, l'une après l'autre, elle retire toutes les machines sauf celle qui est reliée à mon cœur. Elle quitte la chambre, emmenant les machines débranchées avec elle. Que vont faire ces machines, à présent ? Vont-elles sortir ? Vont-elles rester dans l'hôpital ? Je n'ai pas le temps de me le demander que déjà, l'infirmière est de retour.Elle reste un moment devant la dernière machine, celle qui est reliée à mon cœur. L'infirmière observe les petits dessins qui se trouvent dessus comme si c'était la chose la plus importante au monde. Ce ne sont que des dessins, qui bougent sur un petit écran coloré.C'est plutôt drôle, quand j'y pense. Finalement, elle s'en détourne pour revenir vers moi. Me souriant, elle attrape la télécommande et appuie sur un des boutons. Aussitôt, je sens mon dos s'approcher de mes jambes, se relevant dangereusement. Puis, le lit s'immobilise alors que je suis à moitié relevée.- Ça va ? Tu n'as pas mal ? me demande l'infirmière en mettant dans mon dos un nouveau coussin, qu'elle avait ramené avec elle.Je secoue lentement la tête, essayant de ne pas revoir des étoiles ou en tout cas, ne pas faire pleurer ma nuque. Ne sentant rien se produire dans mon cou, j'essaye de sourire par fierté, mais je ne sens pas mes lèvres bouger. Peut-être que mon cerveau et mes lèvres ne sont pas connectés. Peut-être que la connexion est partie pendant le coma.Est-ce que c'est possible ? Je n'en sais rien. Je devrais demander au médecin. Enfin, si je me souviens de la question dans dix minutes, ce qui est un pari risqué. L'infirmière sourit devant mon effort et pose sur la table de chevet deux petites choses. La première étant la plus grande, elle m'attire tout de suite l'œil. C'est rectangle, encore une fois.Comme la fenêtre. C'est vert, pas comme la fenêtre, avec quelque chose dessiné dessus. Et puis dedans, il y a l'air d'avoir du blanc. Beaucoup de blanc. C'est rempli que de blanc, en fait. C'est assez épais ! Et avec ça, elle pose également une sorte de tube plein avec une pointe au bout. Un drôle d'objet. Et j'ai beau me creuser la tête, je ne vois vraiment pas ce que ça peut être. C'est quoi ces trucs ? Elle a dû voir mon regard perdu car elle attrape les deux objets et tend le premier vers moi.- Ceci est un cahier. Je me suis dit que tu aimerais en avoir un pour noter ce que tu veux dedans, une fois que tu te souviendras comment écrire. Et le deuxième objet est un stylo. C'est avec ça que tu notes dans le cahier. Je ne vais pas essayer de t'expliquer comment ça fonctionne, tu le sauras bien assez tôt. On en donne un à tous les patients qui essayent de se souvenir. Certains parviennent à faire des dessins, ce qui aide considérablement la mémoire à revenir. Mais crois-moi, ça viendra avec le temps et la pratique. On ne pourra faire l'opération une fois que l'on sera sûr que tu es prête. Ça peut prendre quelques mois, le temps de te remettre sur pieds, explique-t-elle.Je touche du bout des doigts ledit cahier, appréciant la texture lisse et souple sur ma peau. Je n'arrive pas à croire que j'en voie enfin un. C'est comme si elle avait lu dans mes pensées. J'avais besoin d'un cahier, elle me l'a amené. Je ne sais comment lui dire merci. Ni même pourquoi je devrais lui dire merci. Mais ça semble être la bonne chose à faire.Puis, je la laisse remettre le cahier et le stylo sur la table, tout en notant leurs noms dans ma cervelle abîmée. L'infirmière lève alors le verre d'eau, tandis que mon corps se tend automatiquement. Je n'ai pas envie de me brûler la gorge une nouvelle fois ! Je m'attends presque à lutter comme lorsque l'infirmière a voulu que je dorme.Je suis même prête à mobiliser les muscles qu'il me reste. Avec un sourire, l'infirmière l'approche de ma bouche et je me laisse faire. Etrange ? Pourquoi est-ce que je me laisse faire moi ? Peut-être que comme ça, elle comprendra que je veuille lui dire merci ? Le liquide pénètre dans ma gorge, mais ce n'est plus aussi brûlant. C'est un peu plus doux.Je tousse tout de même, mais approche de moi-même ma tête du gobelet en plastique pour reprendre une gorgée une fois ma respiration sous contrôle. C'est une sensation...étrange. Doux, mais en même temps agréable et revigorant. Je me surprends à en vouloir plus. A avoir besoin de plus. Finalement, après plusieurs minutes, je termine même le verre.Je cligne des yeux en fixant le verre vide, posé sur la table, éloigné par l'infirmière une fois que je l'ai fini. Ladite infirmière s'est éloignée pour écrire quelque chose sur le calepin qu'elle traine partout. Je ne savais même pas qu'elle l'avait encore jusqu'à cet instant. J'ai bu. Toute seule ! Une nouvelle fois, la fierté s'empare de moi tandis que je fixe le verre. L'infirmière revient, un petit sourire sur les lèvres, en voyant que je l'observe.- Bravo ! Tu fais énormément de progrès, tu peux être très fière de toi ! Tu n'as donc plus besoin du tube pour t'hydrater, c'est déjà une bonne chose. Je dirai au médecin qu'il n'aura pas à te le remettre ce soir. Après, on essaiera de te faire manger, mais il ne faudra pas te forcer, d'accord ? Seulement prendre ton temps et aller doucement. Le petit-déjeuner arrive dans dix minutes, à sept heures du matin. On essayera à ce moment-là, d'accord ? N'oublie pas, tu ne dois pas te forcer. On a des solutions pour te garder rassasiée sans pour autant que tu manges par toi-même. En attendant, que dirais-tu d'apprendre à signer ? Juste deux ou trois gestes, histoire de ne pas trop faire faire d'efforts à ton corps, propose-t-elle.Doucement, je lève mon pouce vers le haut, comme le médecin m'a appris à le faire. Je vois l'infirmière sourire en observant ma main. Pourquoi l'observent-ils tous de cette manière ? Comme si je venais de faire quelque chose d'impossible ? Après avoir dormi cinq ans, mon corps peut faire pratiquement n'importe quoi, non ?Je veux dire, il devrait pouvoir faire ce qu'il veut ! Alors pourquoi est-il aussi lent et engourdi ? Pourquoi refuse-t-il de faire ce que je veux faire ? C'est comme si mes muscles avaient disparu. Mais je suis prête à apprendre à signer.Je peux bouger les mains, les doigts, les bras. Je pense que c'est jouable ! L'infirmière sourit et quitte la pièce, me laissant seule. J'en profite pour regarder à nouveau par le rectangle, heureuse de voir que le petit truc gris a disparu.Tout est redevenu bleu, sauf pour ce fichu point brûlant pour les yeux. Aïe, ça fait vraiment mal ! Je ne sais pas pourquoi. Je sais juste que je n'aime pas regarder à cet endroit, parce que mes yeux ne supportent pas la vive lumière. J'ai le mot sur le bout de la langue...La porte claque, je tourne la tête, l'infirmière est de retour. Mais elle n'est pas toute seule. Elle est accompagnée d'une autre personne. Une personne que je ne reconnais pas. Ce n'est pas le gentil médecin. Cette personne-là n'a pas de robe rose ou de matériel médical.Elle n'a même pas de cahier ou de dossier. Elle n'est pas humaine non plus, à en juger par ses yeux sans vie, mais elle semble aussi gentille que l'infirmière. Enfin, je crois qu'elle est gentille. Je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire. Et puis je ne connais que deux personnes, pour le moment. Donc c'est difficile de....juger ? C'est ça le mot ?Je ne comprends juste pas pourquoi est-ce que l'autre femme est là. L'infirmière a besoin de quelqu'un pour m'apprendre à signer ? Pourquoi ? Les deux femmes restent près de la porte, discutant entre elles dans une langue que je ne reconnais pas. Est-ce une langue spécialement conçue pour les robots ? C'est possible. Voyant sans doute mon désarroi -mon quoi ?-, l'infirmière s'approche de mon lit avec son sourire doucereux sur les lèvres et une démarche à la fois lente et disgracieuse.- Felidae, je te présente Aira. C'est elle qui enseigne la langue des signes aux patients. Je pourrais apprendre pour toi, mais il est préférable que je reste à mes fonctions de base, m'explique l'infirmière.Tiens. Cette personne a un prénom ? C'est étrange. Les autres ne m'ont rien dit à ce sujet. Pourquoi l'infirmière n'en a-t-elle pas ? Peut-être qu'elle non plus, elle ne le connaît pas. C'est triste. Je lui demanderai, quand je saurai comment. Peut-être qu'elle n'en a pas. Elle devrait. C'est joli, un prénom.Je ne sais pas si c'est utile, mais c'est joli. Et on a tous besoin de quelque chose de joli. Je ne sais pas trop pourquoi, mais il me semble que c'est important. Que les belles choses sont importantes. Il y a tellement de mots que j'aimerai apprendre, tellement de chose que j'aimerais dire. Mais je vais devoir apprendre, être patiente. Patiente.C'est le mot qu'ils disent tous. « Il faudra être patiente ». Comme si ce mot était en lui-même la solution au problème. Sauf qu'il ne l'est pas. Je ne saurais l'expliquer, mais il ne l'est pas. Ce n'est qu'un mot. Et les mots ne résolvent pas les problèmes. Enfin, pas dans ce cas. Pas les problèmes de cet ordre.Pas les problèmes qui font arriver les gens dans un hôpital. Les problèmes comme moi. Je suis un problème ? Je n'ai pas entendu le médecin le dire, en tout cas. Peut-être que je suis simplement entre les deux. Entre le problème et la solution. Mais je n'arrive pas à voir ni l'une ni l'autre extrémité. Je suis aveugle, en fait. A...A quoi ?Aira me sourit, rangeant une mèche rousse derrière son oreille métallique. Le bruit me sort de mes pensées et je la dévisage. Je sens que mes yeux sont ouverts un petit peu plus que la normale, ce qui fait reculer Aira. Quoi, je fais peur ? Elle aussi, avec les bruits étranges que produisent ses muscles ! Elle imite les mouvements humains, comme si cela pouvait la rendre plus crédible à nos yeux. Ou en tout cas, plus sympathique.Lentement, elle tire une chaise, qui était visiblement dans ma chambre depuis le début et la pose à quelques mètres de mon lit, de manière à ce que je puisse la voir. Pourquoi est-ce que le médecin n'a jamais utilisé cette chaise ? Depuis combien de temps y-a-t-il une chaise ici ? Je ne l'avais pas vue.L'infirmière me sourit une dernière fois avant de quitter la pièce, faisant claquer la porte après son passage. Aira se pose sur la chaise, observant mon visage comme si j'étais la première humaine qu'elle voyait. Cela dure plusieurs minutes, pendant lesquelles je n'ose pas bouger, de peur de rendre la situation encore plus tendue et gênante qu'elle ne l'est. Puis, d'un seul coup, la jeune robot cesse de m'observer et son visage se fend à nouveau d'un sourire.- Je suis Aira. J'ai été programmée pour enseigner la langue des signes aux patients de cet hôpital. Du moins, ceux qui ne savent plus comment parler. J'ai actuellement dix-neuf patients sourds et muets et seulement deux patients atteints de mutisme, comme toi. Je vais essayer d'être aussi claire que possible, afin que tu puisses apprendre le maximum de mots en un court laps de temps. Comme cela, tu pourrais essayer de parler aux autres patients lorsque ton médecin aura décidé que tu peux quitter cette chambre. En attendant, j'aimerais que tu fasses comme avec ton médecin, que tu lèves ton pouce vers le plafond quand tu auras assimilé un mouvement, ou pour répondre « oui » à une question. Est-ce que tu as compris ?, explique Aira d'une voix traînante.Contrairement aux autres robots, celle-ci manque de chaleur. Elle est directe, avec un ton de voix relativement « simple », comparé aux autres robots que j'ai pu croiser. Il n'y pas....d'émotions, chez Aira. On dirait presque qu'elle a été construite rapidement, dans le seul et unique but de remplir cette fonction, comme elle le dit.C'est quoi, une fonction ? Pour un peu, ça ferait presque peur. Mais au moins, je ne suis pas la seule patiente à devoir gérer une perte de voix. C'est la seule chose à peu près rassurante sur tout le discours qu'elle vient de me sortir, en fait. Je me sens presque mal pour les dix-neuf autres qui ne sauront probablement jamais ce à quoi parler ressemble. Ils ne pourront que lire. Quelque part, je trouve même cela plus beau que d'entendre.Parce que parfois, il y a des choses que l'on ne veut pas entendre. Et il y a toutes les belles choses que l'on peut écrire. Je ne sais pas encore lesquelles, mais j'ai l'impression de savoir de quoi je parle. Il y a tellement de belles choses écrites dans le monde... Et j'aimerais qu'un jour, je sois dans ces choses. Alors, pour ces enfants muets qui ne parleront peut-être pas, je lève mon pouce vers Aira, pour apprendre à leur parler et à les comprendre. Alors pour ces dix-neuf enfants, dans cet hôpital, qui ne sauront jamais ce que c'est que de parler : vous êtes, à mes yeux, plus beaux et précieux que tous ceux qui parlent sans jamais se rendre compte de leur chance.