Apprendre à signer est plus laborieux que je ne le pensais. Tous ces mouvements à retenir, les enchaînements, les définitions de certains termes aussi... La fluidité des gestes, la souplesse des articulations... Ma mémoire ne sait déjà plus ce que « laborieux » veut dire et Aira veut que je retienne des combinaisons complexes de gestes pour m'exprimer ?
Comment suis-je censée faire ça ? D'après Aira, j'ai besoin de temps et de contact humain. Selon elle, le contact des autres donnera à mon cerveau la motivation nécessaire à l'apprentissage de tous ces gestes. Je ne sais pas trop ce que je pense de cette...théorie ? Non, Aira semblait sérieuse lorsqu'elle m'a dit cela.Après, peut-être qu'une théorie désigne quelque chose de sérieux ? Mon cerveau a l'air de penser que non. Cette information, plutôt. Cependant, si elle a raison, je ne sais pas comment demander au médecin de me laisser voir d'autres patients.Je ne peux même pas me faire comprendre auprès d'Aira ou de l'infirmière. Je n'arrive pas à retenir le mot « bonjour »... Mais, j'ai plutôt bien retenu le mouvement associé à la tristesse. Il est relativement simple, en fait : placer ses deux mains devant son visage, puis les faire descendre en faisant une grimace qu'Aira nomme « la tête triste ». Ce geste-là, ça va.Il est difficile d'apprendre avec le robot le moins expressif de l'hôpital. Je sais que je la juge durement, mais Aira ne présente réellement aucune émotion. Elle est capable de me les montrer, mais incapable de les faire ressentir. Et la différence est notable.Elle a tenté de m'enseigner comment dire « bonjour », ou « au revoir ». Mais je n'ai pas réussi à retenir ces gestes. Il faut dire que j'ai été vite distraite, presque quinze minutes après son arrivée, le petit-déjeuner était là. En retard, selon Aira, mais comme je ne comprends rien à ces histoires d'horaires, je n'ai rien remarqué.L'infirmière était de retour, avec son éternel sourire et un plateau, sur lequel reposaient plein de petites choses. Je n'irais pas jusqu'à dire que j'avais envie de faire quoi que ce soit avec la nourriture posée sur le plateau, mais ça m'intriguait. Aira s'est levée, a échangé quelques mots avec l'infirmière qui paraissait soucieuse.Parce que oui, même si Aira n'est pas douée pour les montrer, elle m'a permis de découvrir de nouveaux mots. Être soucieux, c'est quand un petit pli se forme entre nos deux sourcils tandis qu'on se prend le menton d'une main. C'est rigolo. Mais d'après Aira, ce n'est pas bon signe.Du coup, je les ai regardées se parler dans cette fameuse langue inconnue pendant plusieurs minutes, avec leurs têtes soucieuses qui, de temps à autre, me regardaient d'un œil sévère. Ah oui, elle m'a aussi dit que « sévère » c'était ce regard qui me faisait frissonner de peur. Plutôt mauvais, comme émotion, la peur. Du moins, c'est ce qu'Aira m'a dit.Après quelques minutes, j'en ai assez de les regarder parler alors je porte mon regard sur le fameux petit-déjeuner. C'est servi sur un plateau, si c'est le bon mot. Quelque chose de plat, rectangle, un peu creux pour accueillir plusieurs...plats. C'est marrant, « plat » et « plats » sont les mêmes mots, mais n'ont pas le même sens... C'est assez étrange.Ma langue est peut-être aussi étrange que celle des robots. Si je m'en souvenais mieux, peut-être que je saurais pourquoi certains mots s'écrivent pareil, se disent pareil, mais n'ont pas le même sens. Oh, quand je pourrai, je demanderai à l'infirmière.Je ne pense pas qu'Aira sache, elle n'a pas été créée pour cela. Elle ne sait que s'occuper d'enfants muets, comme elle l'a très bien expliqué. Mon ventre me rappelle à l'ordre en faisant un petit bruit plutôt désagréable et je reste silencieuse, envahie par un sentiment que je ne connais pas. Les deux femmes-robots se tournent vers moi et je baisse la tête, sans trop savoir pourquoi.« Felidae, il faut que tu partes ! C'est dangereux pour toi ici ! Ils vont te faire du mal, beaucoup de mal », se plaint ma petite voix. Il faudra que je demande aussi à Aira qui est cette voix et pourquoi elle n'est présente que dans mon crâne.Mais quelque chose en moi me dit que je ne dois pas le faire. Que les...conséquences seront malheureuses. C'est moi où les mots me reviennent plus rapidement qu'au début ? Presque sans effort ! Je devrais aussi en parler, peut-être au médecin cette fois. Il saurait m'expliquer ce qui se passe.- Bonjour Felidae. Tu as faim ?, me demande l'infirmière de son éternelle voix douce, comme si elle parlait à une enfant.Je ne sais pas vraiment si, à seize ans, je suis toujours une enfant, mais l'entendre me parler avec ce ton de voix m'apaise et m'irrite en même temps. C'est assez étrange. Qui plus est, sa question sort de nulle part, parce qu'elle parlait avec Aira il n'y a pas moins de trois minutes.Est-ce que ma contemplation des plats a duré plus de temps que je ne le croyais ? C'est tout à fait possible, quand on y pense. Vu que je ne saurais dire avec précision combien de temps je passe à faire ce que je dois faire. Vu que je n'y comprends rien, à ces histoires de temps.Je préfère qu'on me donne les réponses avant même que je ne puisse poser des questions, parce que cela m'entraîne dans une spirale de pensées que je ne pensais pas pouvoir avoir. « Non, c'est très bien de penser Felidae. C'est ce qui te rend humaine », insiste la voix dans ma tête. Elle commence à devenir pénible celle-là. Pourquoi est-ce qu'elle est revenue ?Ne lui avais-je pas demandé de se taire ? Si je ne peux pas contrôler une simple voix qui intervient dans une infime partie de mon cerveau, comment est-ce que je peux attendre de mes muscles une obéissance totale ? Comme pour tester cette théorie, je lève les yeux vers Aira et elle m'encourage d'un geste.Lentement, je lève mon index et le fait bouger de gauche à droite, si doucement que le mouvement est presque invisible. Comme si j'avais peur que mon doigt casse après tant de temps sans remuer. Mais il n'en est rien. L'infirmière se contente de me sourire et laisse le plateau -oui, le mot est revenu-, là où il est avant de se poser à côté de moi dans un mouvement presque gracieux.- Il faut que tu essayes. Je sais que tu as peur, que tu ne veux pas avoir mal. Mais si tu n'essayes pas de manger par toi-même, tu risques de devoir rester dans cette chambre plus longtemps que ça ne sera nécessaire ! Ne veux-tu pas pouvoir sortir, découvrir l'extérieur et les autres enfants qui sont ici ? Tu sais, eux aussi aimerait voir du monde, termine-t-elle avec un clin d'œil.Là, il faut avouer que mon intérêt est piqué à vif. Je ne sais pas d'où sort cette phrase, mais si elle veut bien dire que je suis curieuse d'en apprendre plus sur les autres enfants, alors elle est juste. J'aimerais pouvoir poser mes questions, mais je sais désormais que je ne peux pas.Que tant que je n'aurai pas retenu tous les mouvements que m'apprendra Aira, alors je ne pourrais poser aucune question. A moins que certaines personnes puissent lire dans les pensées, mais quelque chose me dit que c'est impossible. Que la science ne nous permet pas encore d'y parvenir. Pas encore. Peut-être qu'un jour...Finalement, je me concentre de nouveau sur l'infirmière, qui me sourit toujours et Aira, qui se tient près de la porte, prête à quitter la pièce. Pourquoi part-elle déjà ? Ne doit-elle pas m'apprendre plus de gestes, afin que je puisse parler ? Est-ce qu'elle reviendra si je mange ? Mon regard se tourne alors vers le plateau, rempli de ces fameux plats.Par lequel commencer ? Aucun ne me semble vraiment appétissant et je ne me souviens pas vraiment de leur goût. S'ils sont là, c'est qu'ils sont bons, je suppose. Personne ne fait manger à des patients des choses qu'ils n'aimeront pas tout de même... Alors, tout doucement, j'avance le bras droit et saisis l'une des pâtisseries au hasard.Elle est marrante, c'est pour ça que je l'ai choisie. C'est un rond, mais avec un trou. Etrange. Drôle. Réduisant encore ma vitesse, je l'approche de ma bouche si lentement que la pâtisserie finit par tomber sur mes genoux. Je cligne des yeux, observant l'étrange petit rond sur mes genoux, sans trop savoir quoi faire à ce propos.Pourquoi est-ce tombé ? Je ne pensais pas avoir fait un faux geste avec ce...truc. L'infirmière la prend entre ses doigts métalliques et me la remet dans la main, avec un sourire d'encouragement.Je termine alors le chemin qui sépare le rond troué de ma bouche et mords dedans à pleines dents... Pour aussitôt m'étouffer. Je ne pensais pas que ça serait si mou à l'intérieur ! En fait, ça n'a pas vraiment de goût. C'est juste très sucré, mais comme c'est plus vide que je ne le pensais, j'ai failli m'étouffer avec de l'air. Paniquée, l'infirmière retire le gâteau de ma bouche et m'aide à reprendre une meilleure respiration jusqu'à ce que j'arrête de tousser.Elle me sourit et repose doucement le rond sur le plateau, m'observant. Je ne sais pas trop comment réagir. Ce truc a failli me faire du mal, mais ce n'était pas désagréable. Je veux dire, même si c'était vraiment trop sucré et que c'était presque vide à l'intérieur, le goût n'est pas atroce. Je n'en mangerais pas tous les matins, mais c'était plutôt bon !Et mon estomac appuie ce propos en grondant, faisant rire l'infirmière. Elle attrape pour moi le rond et me le rend, me laissant à nouveau mordre dedans avec plus d'envie que précédemment. Finalement, ça fond plutôt bien en bouche même si je mange très lentement, ma mâchoire n'étant plus très habituée à mâcher.- Tu aimes les donuts, c'est bon à savoir, glousse l'infirmière avec un clin d'œil.Alors c'est comme ça que ça s'appelle ? Des donuts ? C'est plutôt drôle, comme nom. J'aime bien l'appeler « rond à trou » aussi, mais les autres risquent de ne pas comprendre. Et le mot « donut » crée un certain écho en moi, mais je ne saurais pas dire à cause de quoi. Je sais juste que j'ai déjà entendu ce mot dans ma vie.Peut-être que j'en mangeais déjà, avant l'accident ? Peut-être est-ce une nourriture très commune chez les gens de mon âge. Mes parents sauront probablement répondre à tout ça quand ils viendront me voir. Après tout, ne sont-ils pas en chemin ? C'est bien ce que le docteur a dit, qu'ils se sont mis en chemin dès qu'ils ont appris mon réveil.Pas vrai ? Donc ils vont venir. Ils pourront comprendre mes questions. Et ils vont y répondre. Même s'ils ne le font pas, le docteur m'a promis qu'il existait une opération pour me rendre mes souvenirs, alors quoi qu'il arrive, je finirai forcément par savoir si oui ou non, je mangeais des donuts avant mon accident !Je ne sais pas pourquoi cette question me taraude autant. C'est comme si mon cerveau avait besoin de se focaliser sur cette simple question pour oublier l'afflux important des autres questions qui envahissent mon cerveau à chaque seconde qui passe. C'est plutôt pratique et assez agréable, de ne pas avoir le cerveau encombré de pensées superflues mais n'en avoir qu'une seule. Attends....super quoi ?Pour répondre à l'infirmière, je me contente de bouger la tête de haut en bas. C'est un moyen pratique pour dire « oui », sans avoir besoin d'apprendre toute une gestuelle. Je sais qu'il y a un geste spécifique pour dire ce mot, mais je n'ai pas envie de le faire tout le temps. Je trouve que le faire de temps à autre, c'est suffisant et qu'il faut parfois varier les plaisirs.En tout cas, cette réponse semble contenter la jeune femme qui m'envoie un nouveau clin d'œil complice avant de prendre une autre pâtisserie sur le plateau. Celle-là a une forme un peu plus étrange. Il s'agit d'une sorte de demi-cercle enroulé dans de la pâte. En fait, c'est dur à décrire parce que le mot me semble évidant, mais il me manque.Je ne le trouve pas. Et j'ai beau chercher, je n'arrive pas à savoir si je l'ai oublié ou si je ne m'en suis jamais souvenue. Je me contente alors de tendre les doigts pour l'attraper, manquant encore de la faire tomber lorsque je me rends compte qu'elle est bien plus légère que ce que je pensais. C'est incroyable ! Je la pensais plus lourde.Je l'observe quelques instants, sans trop savoir ni dans quel sens je suis censée la manger, ni même s'il y a un sens pour la manger. Finalement, j'approche l'un des bouts du demi-cercle vers ma bouche et engouffre une petite partie du gâteau.Je croque, mâche et croise le regard curieux de l'infirmière posé sur moi. Je finis par lui rendre la pâtisserie, ne la trouvant pas forcément bonne. Elle n'a pas trop de goût, en fait, si ce n'est un mélange assez étrange de « beurre » et de « carton ». Je ne suis pas sûre de moi, mais il me semble qu'on ne mange pas le carton. Du moins, c'est ce que me dit mon cerveau.- Tu n'aimes pas les croissants. En même temps, je te comprends. Quand ce n'est pas trempé dans un bon café, ça n'a pas vraiment de goût. Mais crois-moi, c'est l'une des meilleures pâtisseries du plateau ! Qu'est-ce que tu veux essayer ensuite ? Le pain au chocolat ? La brioche ? Ou tu veux plutôt avoir un verre d'eau ?, demande-t-elle.Sous l'assaut de questions, mes yeux s'ouvrent en grand et je cligne des paupières plusieurs fois, sans trop savoir quoi lui dire. Déjà, parce que je ne peux pas lui répéter le nom du gâteau à haute voix et ensuite parce que ces noms ne m'évoquent rien.Heureusement, l'infirmière semble avoir compris et répète lentement chaque nom, tout en désignant le gâteau qui y correspond. Je vois ses yeux s'illuminer devant la brioche, comme si c'était quelque chose d'extraordinaire. Est-ce que les robots mangent ? Où est-ce qu'elle fait exprès pour me faire choisir ce gâteau-là ?Je les observe tous, essayant de graver leurs noms dans ma mémoire, sans trop savoir quoi prendre. Est-ce que je prends le « pain au chocolat », qui ressemble au croissant mais avec quelque chose de marron au bout, ou plutôt la « brioche », qui est plus jaune et plus carrée que les autres ? Elle a aussi l'air plus molle et je n'ai pas très envie de m'étouffer.D'ailleurs, est-ce légal d'apporter ce genre de biscuit à quelqu'un qui n'a pas mangé normalement depuis cinq ans ? Je pourrais mourir en essayant de l'avaler ! Finalement, j'approche ma main du verre d'eau, consciente que c'est la seule chose que je peux avaler sans trop de soucis maintenant.Je bois lentement, pour éviter de m'étouffer une nouvelle fois avec l'eau, comme la première fois. L'infirmière s'est détournée, notant quelque chose dans son carnet, qui ne ressemble pas trop à un carnet. C'est une sorte de cahier plat, qui fait de la lumière. En tout cas, c'est très joli.Finalement, elle se tourne à nouveau vers moi et aperçoit mon regard bloqué sur son cahier si spécial. Elle semble hésiter, n'osant s'approcher de moi avec. Je ne comprends pas cette réaction mais ne fais rien, la laissant décider. J'aimerais vraiment observer ce carnet de plus près. Il y a quelque chose qui m'attire, mais je ne saurais dire quoi.Comme si quelque chose, comme un sentiment, le rendait plus attractif que celui qui repose désormais sur la petite table à côté de mon lit. Mais je ne sais pas. Quelque chose dans cet objet m'appelle et j'ai très envie de répondre à cet appel. Puis, l'infirmière décide finalement de le ranger dans une des poches de sa blouse, avant de me sourire et reprendre le plateau pour le poser un peu plus loin, là où je n'y aurai pas accès.Aussitôt, je ne pense plus à l'étrange carnet mais au plateau. Et si jamais j'ai encore faim ? Pourquoi l'emmène-t-elle si loin ? J'aimerais lui faire comprendre que je veux le garder près de mon lit, mais comme je ne sais pas encore dire tout ça, je me contente de fixer le plateau, sans comprendre son geste.Mais l'infirmière ne semble pas se rendre compte de ce que je fais et elle laisse le plateau sur une commode, juste à côté de la porte, avant de se rapprocher de moi et mettre mon verre d'eau sur la petite table à côté de moi.Avec soulagement, je constate qu'elle y a aussi mis le reste du donut que j'avais commencé, juste à côté de mon verre d'eau. Redressant un petit peu plus mon lit à l'aide de la télécommande, elle s'approche finalement de moi et me sourit, reposant l'objet sur ma table de chevet. C'est bien ça le mot ?- Le médecin va venir te faire quelques examens, pour savoir où tu en es. Il y en aura d'autres, plus tard, pour voir tes progrès. Ne t'en fais pas, ça ne fait absolument pas mal et ça va permettre de savoir si oui ou non, on peut t'envoyer rejoindre les autres à la fin de la semaine. Tu verras, c'est super chouette ! Tu vas pouvoir rencontrer d'autres patients, m'apprend-t-elle avec un faux air enjoué.Je ne sais pas exactement s'il est faux. Mais il me paraît trop enjoué pour être vrai. Il y a quelque chose dans sa façon de me présenter les choses qui ne me plaît pas. Je ne sais pas si c'est l'idée de subir un examen, ou celle de rejoindre d'autres enfants.Même si ce dernier point m'intrigue, il y a comme une peur viscérale en moi -mais d'où sort ce fichu mot ?- qui m'empêche d'être contente d'aller potentiellement les rejoindre. Ils sont peut-être dangereux. Ou alors, peut-être qu'ils parlent et vont se moquer de moi parce que je ne peux pas encore le faire.Je ne sais pas trop pourquoi c'est à ça que je pense en premier, comme si quelque chose en moi savait quoi que ce soit à propos des autres personnes enfermées ici. Et puis peut-être qu'ils ont tous la même peur que moi, à l'idée de croiser d'autres vrais êtres humains.Je devrais m'en réjouir, de ne plus côtoyer des robots à l'apparence humaine toute la journée. Et pourtant, quelque chose en moi, très profond, me bloque. Comme si c'était mal de vouloir rencontrer d'autres personnes. Que dirait la petite voix ?« Va-t'en Felidae ! On s'en fiche des autres patients ! Il faut que tu t'en ailles, que tu trouves un refuge, que tu survives ! Laisse-les autres ici et va-t'en ! ». Ah. Intéressant. Je suis en danger ? Mais en danger de quoi ? Qui pourrait me faire du mal ? Le médecin est gentil, tout comme l'infirmière. Aira ? Non, elle s'occupe de plein de personnes, elle ne peut pas leur faire du mal, sinon ils ne l'auraient pas gardée dans l'hôpital....Au même moment, le médecin pénètre dans la pièce avec son éternel sourire. Il salue l'infirmière d'un bref mouvement de tête, perd son sourire et observe sans un mot le plateau encore rempli de gâteaux ainsi que ma table de nuit sur laquelle traîne un cahier, un stylo, un donut à moitié mangé et un verre d'eau à moitié plein.Pendant un bref moment il semble rester interdit devant ce constat, comme s'il ne s'attendait pas à voir ça. Pensait-il que je mangerais tout ? Ou au contraire, rien du tout ? Que voulait-il voir ? Son air surpris me rend confuse. Il sort un cahier identique à celui de l'infirmière et sourit de nouveau en observant des lignes de textes qui semblent inscrites dans le cahier.C'est très étrange ! Comment est-ce que des lettres peuvent être gravées dans un cahier ? Normalement, elles sont dessus mais pas dedans ! Or là, je ne pense même pas pouvoir arracher une page, parce que je n'en vois aucune ! Tout est inscrit sur un support très plat et vraiment intriguant.Mais je n'ai pas le temps de m'interroger plus sur ce fameux cahier que l'infirmière glisse quelques mots à l'oreille du médecin, qui fronce les sourcils en portant son regard sans vie sur moi, tout en rangeant son carnet. Visiblement, quelque chose ne va pas chez moi ou quelque chose les rend très mécontents en tout cas.Mais pourquoi ne me disent-ils pas ce dont il s'agit ? Comme ça, je pourrais le changer, plutôt que de subir leurs regards courroucés dès qu'ils sortent leurs carnets ! Finalement, le médecin reprend un sourire qui lui ressemble plus et s'approche de mon lit, son regard passant des machines encore branchées à mon visage interrogateur qui semble le faire rire.- Ne t'en fais pas, je voulais juste voir les notes de ton infirmière. Rien de bien grave et ça n'a aucun rapport avec ton attitude, d'accord ? Allez, fais-moi un sourire, qu'on puisse passer aux examens, finit-il par dire pour couper court au silence.J'essaye tant bien que mal d'obéir à sa demande, cherchant en moi la force de lui offrir le sourire qu'il demande, sans succès. Enfin, je n'en sais rien. Je ne sens pas mes muscles faciaux se tendre, donc je suppose sans mal qu'il n'y a simplement pas de sourire sur mon visage.Mais cela n'arrête pas le médecin, qui reporte son attention sur les machines branchées à mon corps, qui continuent de lui donner quelque chose qui semble captivant. Il note tout dans son carnet, sans rien me dire. Pendant plusieurs longues minutes, il se contente de noter des choses dans son carnet, sans que je puisse voir quoi que ce soit. Ni les machines, ni son visage, ni son carnet.L'infirmière se tient dans un coin de la pièce, attendant peut-être que le médecin ne demande à la voir. Finalement, après ce qu'il me paraît être une éternité, il me sourit et fait signe à l'infirmière de s'approcher. Cette dernière obéit rapidement et il échange avec elle quelques mots, encore une fois.Comme si ce qu'ils se disaient devait m'être caché à tout prix, comme si je ne méritais pas de savoir ce qu'ils se racontent. Cela ne fait qu'attiser ma curiosité, qui est déjà piquée au vif. Le médecin se rapproche et sans un mot, me plante une petite seringue dans le bras.Je ne sais pas à quoi cela va servir mais je ne fais rien, me contentant de regarder un liquide rouge -mon sang ?- remplir la seringue lentement, devant les yeux presque fascinés du médecin. Cela ne dure que quelques minutes, pendant lesquelles je le vois changer de tubes derrière la seringue.Il y en a au moins cinq ou six ! C'est énorme ! Ne va-t-il pas me vider de mon sang ? Après cela, il se redresse et secoue le tube qu'il détache de la seringue, avant de le donner à l'infirmière.- Emmène le tube à la clinique. Ils voudront probablement finir leurs tests, ordonne-t-il à l'infirmière, qui s'empresse d'obéir, disparaissant de mon champ de vision en quelques minutes.Restée seule avec le médecin, j'attends patiemment que celui-ci m'explique le but des examens. Mais mon cerveau est déjà en roue libre, essayant de savoir ce qu'est une clinique, qui veut faire des tests avec ce liquide et pourquoi c'était nécessaire de le faire maintenant. Mais comme je ne peux pas poser de questions, je me retrouve surtout frustrée de devoir attendre que le médecin me parle et non engager la conversation, comme dirait Aira.Ce dernier s'est assis sur la seule chaise de ma chambre et continue de noter sur son carnet. Sauf que cette fois, je le vois faire. Il bouge ses doigts sur la page et des lettres apparaissent, presque comme par magie. Est-ce de la magie ? Est-ce désormais possible ? Mon cerveau semble dire qu'il y a une explication à tout cela, mais je n'en trouve pas.Pourtant, je sais qu'il y a quelque chose qui explique pourquoi ces lettres apparaissent sans raison sur cette page qui redevient vierge après quelques mouvements de doigts ! Il y a une explication, quelque chose dont je ne me souviens visiblement pas. Mais je suis sûre que le médecin va me dire ce que c'est, dès qu'il aura fini d'écrire...Alors j'attends. Et pourtant, lorsqu'il range son objet magique, il m'offre un petit sourire avant de se redresser et s'approcher de moi. Va-t-il m'expliquer ? Je l'espère ! Mon cœur bat un petit peu plus vite, ce qui fait bouger l'écran de l'une des machines, attirant aussitôt le regard du médecin. En voyant l'image, il se contente de sourire et pose une main douce sur mon épaule gauche, qui est à côté de lui. Son sourire se veut rassurant, mais j'ai tellement de questions à poser qu'il n'y a rien qui puisse vraiment me rassurer, si ce n'est la certitude d'avoir des réponses très rapidement.- Je suis désolé pour ce silence, il fallait que j'envoie ce tube au laboratoire. Ils veulent savoir si tu as toujours des toxines dans le sang ou non. Ça peut être assez grave, en fonction du nombre de toxines. Mais on va passer au plus intéressant pour toi, les examens. Je vais simplement voir comment ton corps réagit à différents stimulis. Je veux dire que je vais demander à tes muscles de bouger et voir s'ils vont obéir. S'ils le font, alors tu pourras bientôt quitter cette chambre. Sinon, il te faudra un petit peu plus de repos. Mais dans tous les cas, ça sera déjà un énorme progrès ! Il n'y a rien de mal à vouloir se reposer un petit peu plus longtemps, même après cinq ans de coma. D'ailleurs, je ne m'attends pas forcément à ce que tes muscles bougent. Pas tous, en tout cas. Je vais commencer par le haut du corps, avant de finir sur tes jambes et tes pieds, m'apprend-t-il.Quelque peu déçue de ne pas avoir d'explications plus concrètes sur l'objet magique, je me contente de lever mon pouce vers le haut pour lui dire que j'ai compris. Je ne sais pas trop si avoir ce genre de résultats va me donner les réponses que j'attends, mais au moins lui aura les siennes. Et s'il est content, peut-être qu'il répondra à d'autres de mes questions ? Je ne sais même pas quelle heure il est maintenant, par exemple !Je sais juste que le petit-déjeuner était servi à sept heures et que depuis, j'ai fait tellement de chose qu'il pourrait être n'importe quelle heure de la journée ! Le médecin s'éloigne de mon lit et sort de ma chambre quelques instants, sans que je ne sache pourquoi. Ne voulait-il pas faire des examens ? Il doit être en dehors de ma chambre pour cela ?Pour répondre à ces questions, je le vois revenir après quelques minutes avec une sorte de petite valise qu'il pose sur la commode près de la porte, poussant un peu mon plateau. Il me sourit et ouvre sa valise, sortant divers objets. Sur le coup, une peur panique me prend et mon rythme cardiaque s'élève énormément, au point de faire crier les machines.Aussitôt, le médecin s'approche de moi et pose ses deux mains sur mes épaules, essayant de me rassurer. Voyant que cela ne marche pas et que mon regard est toujours fixé sur sa valise à peine ouverte, il va la fermer et revient vers moi, un léger sourire sur le visage.- Tout va bien, tout va bien, tout va bien, répète-t-il jusqu'à ce que mon rythme cardiaque ne revienne à la normale.Je souffle d'un coup, expirant tout l'air de mes poumons d'une seule poussée, soulagée. Je ne sais pas vraiment ce qui m'a pris, hormis le fait que j'étais terrorisée à l'idée que quelqu'un utilise ce genre d'objets sur moi. Je n'ai pas bien vu, mais j'ai cru voir des choses à bouts perçants ou tranchants.Et ça m'a fait peur. Je ne sais pas pourquoi, je n'en ai jamais vu avant. Mais ça ne m'a pas semblé être conçu pour faire du bien, donc mon corps a eu une réaction que j'estime relativement normale. Après tout, qui n'aurait pas eu peur ? Après, vu la réaction rapide du médecin, soit il est habitué, soit il a déjà eu des patients comme moi. Ce qui est largement possible, nous sommes rarement des cas uniques en médecine.Tout le monde est passé par les mêmes étapes que nous. A moins que nous n'ayons créé notre propre maladie. Mais d'où vient ce côté plus littéraire chez moi ? Qui connait tous ces mots ? Je ne me souviens pas les avoir appris, même avec Aira.Et pourtant, elle semblait en savoir pas mal, sur les mots et les livres. Je ne sais pas, elle dégageait quelque chose de cultivé. Mais je ne sais pas si c'était réel ou non. Peut-être faire semblant ? Comme l'infirmière, parfois ? Le médecin me sourit et me caresse doucement le dos, comme on le ferait pour un enfant en bas âge. Enfin, je pense.... Je n'en sais rien. Quelqu'un a la réponse ?- Tout ça n'est pas pour toi, d'accord ? Je te promets de ne pas te faire de mal, pas une seule fois. Ça va peut-être piquer, mais ça ne sera pas très fort, je te le jure, souffle-t-il dans mon oreille, comme un père essayant de consoler son enfant.Je ne sais pas si un père ferait ça, en fait. J'ai dit ça.... Pourquoi ? Je n'en sais rien. Disons que sur le moment, ça m'a semblé presque naturel. Comme pour l'enfant en bas âge. Je n'en sais rien, mais j'aimerai. J'aimerais qu'il le fasse, parce que ça m'apaise aussitôt. Est-ce que les machines ressentent, elles aussi ?Parce qu'on dirait presque que le médecin ressent comme une sorte d'affection pour moi. Comme s'il savait ce que je ressentais en permanence et a toutes les clés pour m'aider à aller mieux. Est-ce une fonctionnalité qu'ont les machines, de pouvoir ressentir nos émotions ? Ou est-ce qu'il est plus humain que son comportement ne le laisse croire ? Parce que vu d'ici, il ne me paraît pas forcément très humain.Au contraire. Il a les yeux vides d'une machine et les expressions faussement sympathiques comme Aira ou l'infirmière, propres aux machines. Enfin, je crois ? Je ne sais pas. Je sais juste que les machines sont différentes des humains, notamment sur ce point.Mais je ne saurais pas dire pourquoi, en réalité. Seulement que c'est comme ça. C'est un peu comme beaucoup de choses que j'ai pensées jusqu'ici. Je sais que je dois penser comme ça, pas d'une autre manière, mais je ne saurais pas dire pourquoi. Seulement que je le dois. Comme s'il y avait une sorte de code dans mon ADN qui me faisait penser de cette manière.- Tu es prête ?, demande le médecin, toujours dans mon oreille.Je hoche doucement la tête, quelques larmes perlant de mes yeux. Je ne sais pas ce qui m'a fait pleurer. Ni même si je suis censée pleurer. Mais les larmes sont là et le médecin les voit. Doucement, il les efface de son pouce froid et métallique, avant de me sourire tendrement. Est-ce donc ça, avoir un instinct paternel ?Aira m'en a un peu parlé, pour me dire que les parents protégeaient leurs enfants de leurs vies et que souvent, cela allait à l'encontre des règles de l'hôpital. Notamment des parents qui ont souhaité voir leurs enfants mourir plutôt que d'être guéri par des machines.
Elle ne semblait pas triste de me dire cela, juste affectée par le fait que des enfants sont morts à cause de ça. Et j'avoue que j'ai versé une petite larme en me disant que mes parents savaient faire leur travail, puisqu'ils avaient accepté de me voir aller mieux malgré tout.
« Arrête Felidae c'est faux ! Tous les parents aiment leurs enfants d'une certaine manière ! Et tu dois faire honneur à cet amour, alors part d'ici ! » Crie la voix. Mais cette fois, je n'ai pas la force de l'écouter. Je me contente simplement de regarder mon médecin tester mes muscles.
Doucement, presque timidement, il me redresse, m'aidant à me mettre en position assise sur le lit. Avec la même lenteur, mes jambes s'abaissent et mes genoux se plient avec un léger craquement. Ces sensations sont toutes nouvelles pour moi, alors je savoure le spectacle. Je ne sais pas si j'ai réussi à sourire, mais je sens mes lèvres s'étirer doucement et voyant mes pieds effleurer le sol, m'envoyant une décharge dans le dos.
Le médecin lève les yeux vers moi et semble presque fier de moi voir faire cela. Je sais qu'il m'avait dit qu'il finirait sur mes jambes, mais j'ai déjà l'impression d'avoir accompli un exploit aujourd'hui. Je me suis assise. Certes, pas seule, mais c'est déjà une énorme progression ! Hier encore, je me réveillais à peine. Le médecin bouge alors, s'approchant de mon bras droit, pour y poser un drôle d'objet. C'est en métal, c'est froid et mes poils de bras se hérissent sous la sensation, n'aimant pas du tout ce contact.
J'ai envie de retirer mon bras, mais le médecin me tient le poignet pour éviter que je ne le fasse. Il étudie mes réactions, me voyant perdre le début de sourire que je commençais à avoir, puis lâche mon poignet en retirant l'objet, pour noter ses conclusions sur son carnet éclairé bizarre. Il me sourit, comme pour m'encourager, tandis qu'il va reposer le drôle d'objet dans sa mallette, que je ne préfère pas regarder de peur de refaire une crise.
Il revient deux minutes plus tard avec un nouvel objet, cette fois plus connu. On dirait un petit marteau en bois, avec lequel il vient timidement frapper mon coude, forçant mon bras à se replier tout seul. Je suis stupéfaite de le voir bouger avec autant de fluidité, surtout que je ne le travaille que depuis ce matin, avec le petit-déjeuner et Aira !
Encore une fois, le médecin répète son manège : il retire et range l'objet avant de noter ses conclusions sur son étrange livret. Et il me sourit, comme pour me remercier de faire réagir mon corps. Pendant une quinzaine de minutes, il vérifie chacun de mes muscles, leurs réponses et note tout ça dans son carnet, sans m'adresser un mot. C'est à la fois étrange et impressionnant, de se rendre compte de ce qui marche dans mon corps et ce qui ne répond pas.
Par exemple, je suis surprise de voir que mon épaule gauche ne répond pas à tous les stimulis. À certains moments, je ne sentais même rien du tout venant de mon épaule, alors que je devrais. En tout cas, selon la tête du médecin, je devrais.
Mais il n'y a rien eu. Pas même un frémissement. Pourtant, elle peut bouger. Mais elle ne répond pas encore à tous les stimulis. Je suppose que ça viendra avec le temps. Comme ma voix. Avec le temps. Toujours le temps. Quand est-ce qu'il viendra, ce fichu temps ?
Quand n'aurai-je donc plus à me dire qu'il viendra ? Quand pourrais-je à nouveau me sentir comme un être humain et non un fichu robot ? Peut-être que je suis un robot. Cela expliquerait bien des choses. « Tu n'es pas un robot ! Tu es humaine ! Et tu m'as promis ! » , Proteste la voix dans ma tête. Et cette fois, elle me fait simplement sourire. Le médecin arrête ses tests sur le haut de mon corps, note ses conclusions dans son carnet tandis que je souris sans raison, simplement parce qu'une voix venue de nulle part m'a parlé.
Elle peut mentir, bien sûr, mais comme elle me donne la réponse que je veux entendre, je décide de la croire. Ce n'est pas comme ça que fonctionne un humain ? Ne croit-il pas que les réponses qu'il a envie d'entendre ? Je ne sais pas. Peut-être que certains acceptent les réponses qui ne leur plaisent pas. Comme toutes celles que j'ai entendues jusqu'ici, par exemple.
- On va passer au bas du corps. Tu te sens prête ?, me demande le médecin, me sortant ainsi de ma transe.
Étrangement, ma respiration se bloque dans ma poitrine pendant quelques secondes, m'empêchant de répondre. Je ne sais pas. Suis-je prête à ne pas voir mes jambes bouger plus ? Suis-je vraiment prête à encaisser une autre déception ? Une autre question pour laquelle je n'aurai pas de réponse dans l'immédiat ? Je ne sais pas.
Mais j'ai envie de savoir. Alors je prends le risque et lève doucement mon pouce vers le médecin, presque comme une enfant. Enfin, je crois. Il me sourit et m'adresse un clin d'œil, ce qui me rend curieuse. Les robots autour de moi semblent très avancés, pour de simples robots. Quelque chose en moi me dit que ce n'est pas normal. Qu'ils ne devraient pas savoir faire tout ça, que seuls les humains peuvent faire de telles choses.
Que ce sont des monstres, que je dois faire attention. LA voix m'a dit pareil. Mais puis-je croire ce que me dit mon corps, quand mes souvenirs n'ont pas d'exemples à me donner ? Je n'ai jamais vu de méchants robots. Et ceux-là sont si gentils, si doux... Je ne pense pas qu'ils puissent vouloir nous faire du mal. Ils veulent me guérir, m'aider à aller mieux.
C'est ce que le médecin m'a dit. Et les médecins ont toujours raison, pas vrai ? Je suis sûre que c'est vrai. Je suis sûre que mes pensées ont raison, plus que cet instinct qui ne me dit rien de plus. Le médecin me sourit et pose une main rassurante sur mon épaule.
- Essaye de te décontracter. Il faut que tu sois calme, pour que les résultats soient précis. D'accord ?, souffle-t-il.
Je ne réponds pas et le laisse commencer, essayant de rester aussi calme que possible. Je dois être calme, sinon ça ne va pas marcher. Je dois être calme, sinon il faudra tout refaire. Et je ne veux pas tout refaire. Je veux que ça marche, que je puisse sortir. D'un coup, comme ça, j'ai envie de sortir. J'ai envie de partir. De quitter cette chambre.
« Oui c'est ça, va-t'en ! » m'encourage la petite voix dans ma tête. Elle a raison, finalement. Il faut que je parte. Que je vois d'autres personnes. Que je leur demande, à eux. Ils doivent savoir plus de choses que moi ! Alors je dois être calme. Je dois être calme et faire en sorte que les résultats soient bons. Sinon, je devrais refaire les examens et ça va prendre du temps.Or, je veux que ça soit rapide. Alors, comme le médecin m'a dit de faire, j'essaye de me calmer en regardant mes jambes. Je les imagine bouger, courir, me porter loin de se lit. Me porter jusqu'à la mer. Pourquoi la mer ? Et c'est quoi, la mer ? Je ne sais pas. Mais je crois que c'est beau. Je crois que je dois y aller, parce que c'est joli.
Et il y a quelque chose là-bas. Quelque chose dont je me souviens. Enfin, des petites choses. Il y a quelque chose d'orangé et beaucoup de bleu. Et c'est joli, quand c'est éclairé par le soleil. Je me souviens juste de ça. Et j'ai envie d'être dans un endroit joli, pour une fois.
Je ne sens pas le premier coup porté contre ma jambe, mais je la sens nettement bouger. Pas de beaucoup. Elle s'est juste levée sur quelques centimètres, juste pour qu'on la voit bouger finalement. Contrairement à mes bras qui ont pas mal bougé, elle est restée plutôt statique... Je suis un peu déçue de ne pas la voir se lever plus, mais le médecin semble prendre ça pour acquis puisqu'il est déjà en train de noter tout ça dans son carnet.
J'aurais voulu qu'il note plus. Qu'il note plus de progrès, plus de mouvements, plus d'actions de ma part. Je ne sais pas quelles seront ses conclusions finales, mais elles ne seront pas forcément brillantes. Après, je me console en me disant que ce n'est qu'une seule jambe. Elles m'ont bien porté jusqu'au miroir, la dernière fois.
Alors je suis sûre qu'elles peuvent se lever plus. Mais ensemble. Alors peut-être que l'autre va se lever plus ? Sans doute ! C'est sûr ! La droite va se lever bien plus haut et il sera très impressionné. Il dira que je peux aller voir les autres tout de suite, que je peux même quitter l'hôpital tant il sera content.J'essaye de sourire, pour lui dire que je sais que l'autre jambe sera mieux, mais il ne me regarde pas.
Il se contente d'écrire, encore et toujours, dans son étrange carnet. Sortant finalement le nez de son carnet, qu'il range dans sa poche, il s'approche de mon autre jambe et répète le test. Et comme prévu, celle-ci se lève un petit peu plus haut. C'est pour moi une énorme victoire, que j'aimerais crier sur tous les toits, mais je ne peux pas. Je me contente de sentir à nouveau mes lèvres s'étirer, heureuse de voir mes jambes bouger alors que personne n'y croyait il y a à peine quelques heures.- Les résultats sont bons Felidae. Pas assez pour que tu sortes tout de suite évidemment, ou même que tu rejoignes les autres dès demain, mais on peut commencer à l'envisager. Peut-être d'ici une semaine ou deux, le temps que ton métabolisme ne se réveille complètement. Je crois qu'aucun de nous deux ne s'attendaient à ce genre d'exploit hein ? Tu peux être fière de toi. On refera ces tests dans une semaine, pour voir comment progresse ton corps à ce niveau, mais j'ai bon espoir. Je vais aller noter tout ça dehors, en allant ranger les instruments et nous allons te laisser seule un moment. L'infirmière reviendra pour le déjeuner, tandis qu'Aira sera là dans l'après-midi, me promet-il en s'éloignant.
Bien que sa conclusion soit un peu décevante vis-à-vis de ce que nous venons de voir, je ne peux pas mettre des mots sur ma frustration. J'aurais aimé qu'il me dise que je pouvais sortir, rencontrer d'autres personnes, peut-être même parler à d'autres personnes.
Mais non. Il me faut encore rester ici, apprendre ces fichus signes que je ne parviens pas à retenir et manger des biscuits qui semblent trop beaux et bons pour être vrai ! Mais dans tout ce qu'il a dit, je retiens tout de même quelque chose : il a bon espoir. Mes résultats ne sont peut-être pas ceux que je voulais, mais il ne semblait pas en attendre autant.
Peut-être que je me mets trop de pression par rapport à tout cela ? Peut-être ai-je tort, de vouloir voir plus arriver ? Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c'est que je dois croire en ces mots : bon espoir. Quelque chose me dit que là où il y a le mot « bon », c'est là que je dois être.