Alka dévala la montagne au pas de course. Après sa vision, Udiir avait renfilé son plastron et avait scellé sa monture en catastrophe. Déboulant sur la place du village, Gal 'Rash à la ceinture.
─ Udiir, quel est cet accoutrement ?
Le guerrier tourna la tête, sa mère et son père se tenaient à quelques mètres de lui.
─ Les filles sont au front, je suppose, dit-il.
─ Eh bien oui, elles y sont retournées avant-hier d'urgence.
Le sang d'Udiir ne fit qu'un tour et des sueurs froides lui coulèrent le long du dos.
─ Elles sont en danger.
─ Quoi ?
─ Papa, envoie un message d'urgence au seigneur Jayce, le front va avoir besoin de renfort. Une escouade ennemie va prendre nos forces à revers, ils viennent de longer la vallée par l'est. Je pars devant.
─ Mais comment…
Il ne laissa pas le temps à sa mère de protester et lança Alka à nouveau au pas de course.
L'ours franchit la porte du village avant de bifurquer vers l'est en s'enfonçant dans la forêt de conifères qui recouvrait le relief montagneux. La nuit tomba rapidement, le ciel était chargé de lourds nuages, la température chuta. Cela ne plut pas à Udiir, l'automne était certes bien entamé, mais il était encore un peu tôt pour les premières neiges. Si la météo s'en mêlait, les choses se compliqueraient davantage et il n'en avait vraiment pas besoin.
Il talonna sa monture et l'ours accéléra. Alka appartenait à une race plus grande que la moyenne. Elle était plus rapide et plus endurante que toutes les autres espèces d'ursidés existantes, cela lui permettait de courir plus vite et plus longtemps. La pleine lune se leva, sa lumière argentée éclaira la forêt donnant ainsi une meilleure visibilité. Udiir traversa la chaîne de montagne avec la célérité du vent. Son lien avec les esprits de la terre fonctionnait mieux qu'une boussole, l'empêchant de se perdre.
Vers minuit, il quitta la montagne pour déboucher sur une large lande jalonnée de collines verdoyantes. Il avait quitté le domaine des Marteau-Stellaire, il entrait dans le domaine de la reine Artha.
Réalisant cela, il fit ralentir sa monture.
─ On y est Alka, pour la première fois depuis notre naissance, nous quittons le fief d'Arguane
Le chaman sentit la peur lui nouer une fois de plus les entrailles. Sa camarade ursidé sembla le sentir et approuva son appréhension d'un grognement.
Soudain, la douleur le frappa une fois de plus, mais en moins brutal. Les forces ennemies l'avaient dépassé, il le sentait. Un horrible constat se fit alors dans son esprit. Il lui restait encore deux heures de route et les forces ennemies seraient sur place avant lui malgré la vitesse d'Alka. Terrifié par cette simple pensée, le chaman réfléchit à toute vitesse. Il relança sa monture au galop et invoqua les esprits du vent et de la terre.
─ Bal'Ash, seigneur des vents, si vous m'entendez, si vous voulez que j'accomplisse ma tâche, alors permettez-moi d'aller aussi vite que le vent.
D'abord, il ne se passa rien, puis le vent se mit à tourbillonner tout autour de l'ours et de son cavalier. Udiir vit le paysage s'étirer autour de lui. Alka fonçait à toute allure sur la lande nimbée de son propre ouragan. Le chaman avait la sensation d'être aussi léger qu'une plume. En quelques minutes, Udiir dépassa les troupes du chaos.
Une heure plus tard, le paysage devint marécageux. Udiir approchait enfin de la ligne de front. Durant les premiers mois du conflit, le front avait oscillé de plusieurs kilomètres avant de finalement se stabiliser. La magie et les armes de guerre des deux camps, sans oublier l'énergie corruptrice des démons, avaient ravagé les terres, les rendant tantôt calcinées, désertiques ou encore marécageuses comme dans le cas présent.
Udiir n'était plus très loin de sa destination. Mais l'avance qu'il avait prise sur les forces ennemies semblait se réduire constamment, comme si les soldats avaient forcé l'allure. Le chaman ouvrit son esprit à la terre, ses sens à nouveau décuplés, il sentit la présence brûlante du chaos venant du nord, et à moins de 10 km celles des militaires et des soldats, toutes races confondues, de l'alliance du royaume Erganane.
Udiir savait qu'il ne pouvait pas aller directement vers le camp militaire, on risquait de lui tirer dessus à vue. Il fit alors le choix le plus radical : couper la route à l'ennemi. Il bifurqua et fonça droit sur la trajectoire des forces chaotiques.
***
Le camp des forces erganiennes était situé sur ce qu'il restait de la rive ouest du Tangra, un large fleuve ayant pendant longtemps servi de frontière naturelle avec Inguadia. Si une partie des soldats était installée dans les fortins de bois, le reste des forces, y compris l'état- major de l'armée, était regroupé à l'extérieur pour superviser les assauts. Le tout était entouré de hautes palissades, elles aussi, faites de rondins.
Bien que beaucoup des membres des forces armées soient des soldats professionnels, d'autres étaient des aventuriers. Des combattants indépendants qui embrassaient un mode de vie certes dangereux, mais libre de beaucoup de problèmes et promettant son lot de gloire et de sensations fortes.
Bien que certains étaient tentés de les comparer à de vulgaires mercenaires, la réalité était légèrement plus compliquée : un mercenaire n'était utile qu'en temps de guerre et n'acceptait que de combattre des races mortelles. Mais les aventuriers étaient les seuls à être vraiment qualifiés pour combattre les monstres et devaient rendre un minimum de compte à leurs guildes respectives sur les missions qu'ils accomplissaient. Et malgré l'excellente formation qu'offrait l'académie militaire du royaume, rien ne valait l'expérience qu'avaient accumulée les aventuriers au cours de leurs pérégrinations. La force individuelle et l'expérience de certains rivalisaient avec celles des soldats les plus aguerris.
C'est donc parmi eux que l'on trouvait les meilleurs guerriers, mages et combattants, toutes professions et races confondues. Il était alors naturel que le royaume d'Erganane fasse appel à une telle force de frappe. Parmi cet attroupement hétéroclite d'énergumènes, on trouvait de tout : des nains, des elfes des bois, des hauts elfes et des elfes noirs, des humains, des tériants (hommes bêtes) et des Amazones. Rien qu'en observant un regroupement d'aventuriers, on pouvait voir toutes les races qui peuplaient la terre.
Au centre du camp se dressait une tente à la toile bleu orage arborant les armoiries du royaume : un trident et deux éclairs entrecroisés. C'était là que les dirigeants des forces erganiennes se réunissaient pour discuter des différentes stratégies à adopter sur-le-champ de bataille. Sous la tenture bleue se dressait une grande table de chêne brut sur laquelle était étalée une immense carte de la région. Sur ce même plan étaient déposés des pions représentant les troupes alliées et ennemies.
Quatre personnes étaient regroupées autour de la table : Arya et Kiara Arginane se tenaient à gauche de la table. À l'opposé se tenait Loriane, la lieutenante en chef des archers et des rôdeurs, une elfe des bois à la peau olive et aux cheveux blonds. Haute d'un mètre quatre-vingts, vêtu d'une tenue de cuir par-dessus une cotte de mailles ainsi qu'un arc long en bandoulière et un khopesh à la ceinture. À ses côtés se dressait Kalishera, une tériante panthère grande de deux mètres dix au pelage noir onyx, la porte-parole des aventuriers. Elle était équipée d'une armure de mailles et de plaques sombre. Un espadon, à lame moyenne en acier noir, était accroché dans son dos.
Rien qu'en observant sa stature, n'importe qui pouvait comprendre qu'elle était une combattante expérimentée. Elle n'était certes pas la plus âgée des aventuriers, mais elle avait fait rapidement ses preuves au début du conflit contre les forces chaotiques. Cela lui avait valu le respect de l'armée et de la famille royale ainsi que la confiance de la guilde. Arya et Kiara quant à elles étaient les dirigeantes des mages de bataille et chevaliers sacrés (aussi appelé paladins) du royaume d'Erganane.
Fatiguée d'attendre, la jeune sorcière prit la parole et s'adressa à ses camarades :
« Quelqu'un sait pourquoi nous avons été convoquées ?
─ Hé bien… Commença Loriane.
─ Je vais répondre à cette question, dame Arginane.
Une voix féminine ferme et autoritaire avait coupé l'elfe dans son élan. L'instant suivant, une humaine d'âge mûr entra dans la tente, ses cheveux châtains coiffés en une queue de cheval et le visage à la fois dur et serein la rendait aussi splendide qu'intimidante. Elle était vêtue d'une armure de plaques bleue azure et de mailles dont le plastron était orné de l'emblème royal d'Erganane : un trident et deux éclairs croisés.
─ Reine Artha ! S'exclama Arya en s'inclinant.
Les trois guerrières imitèrent la magicienne presque aussitôt. La reine guerrière du royaume d'Erganane leur rendit la politesse avant de contourner la table et de se positionner à son extrémité.
Puis d'une voix ferme, elle déclara :
─ Bien mesdames, commençons.
La réunion commença donc, les quatre lieutenantes firent leurs rapports. Les jumelles Arginanes formulèrent leur inquiétude vis-à-vis du risque de famine parmi les troupes. Certes, les violents assauts à répétition avaient été repoussés. Cependant, les renforts, ainsi que le ravitaillement, avaient pris un retard considérable, poussant l'armée à rationner ses troupes. Artha savait que la situation devenait critique et que ses troupes ne tiendraient pas face à un nouvel assaut. Elle devait faire venir des renforts et des vivres.
─ Bien, alors, comme convenu, Lieutenante Arya, vous et votre escouade allez ouvrir un portail de téléportation vers les lieux de ravitaillement. Vos troupes sont-elles prêtes ?
─ Oui, Votre Altesse, prêtes et…
Le tonnerre retentit avec une force titanesque au-dehors, coupant la parole à la jeune fille.
─ Qu'est- ce que… ??
La terre trembla comme si elle s'ouvrait en deux stoppant la reine dans sa question.
Une sentinelle fit irruption dans la tente, alors que le camp était une fois encore ébranlé par un séisme. Comme elles lui demandaient un rapport sur la situation, le jeune soldat suggéra à ses supérieures de venir voir d'elles-mêmes. Les cinq femmes sortirent de la tente en courant et le spectacle qu'elles virent les laissa sans voix. Là, à moins de cinq kilomètres du camp, les éclairs pleuvaient sur la plaine marécageuse, tandis que la terre était éventrée, laissant jaillir des torrents de lave.
Les flashs de lumière produits par la lave et les éclairs permirent aux soldats et aventuriers de voir ce qui se déroulait sur la plaine dévastée. Une horde de démons et d'amazones du chaos avançait sur la zone marécageuse. Face à eux se tenait une grande silhouette autour de laquelle tourbillonnait une véritable tempête.
En voyant cela, Kiara déglutit bruyamment et Arya souffla dans un murmure :
─ Udiir
***
Udiir vit ses ennemis avant eux. Cela éveilla en lui une soif de combat et de sang qu'il avait enfouie en lui depuis des années. La troupe ennemie était une lente marée de monstres cornus à la peau rouge ou noire et de guerrières en armure rouge sang arborant l'emblème d'une lune sanglante.
Le jeune chaman déglutit bruyamment à la vue de la horde mortelle qui lui faisait face, il se retourna un instant, embrassant les lueurs que lui renvoyaient les torches et les feux de camps des forces alliées. Il repensa à ses sœurs et à Mathias qui s'y trouvaient à cet instant, la simple pensée du sort que leur réservaient les démons le faisait trembler d'horreur et de colère. Le cavalier se focalisa sur ce dernier sentiment et lança Alka à pleine vitesse, en pleine charge, il lâcha les rênes de sa monture et tendit ses bras vers le sol. Il invoqua le pouvoir de Gaïa. Aussitôt, les quelques pierres qui jonchaient le sol du marécage furent comme attirées à lui et commencèrent à former une sphère de roche palpitante entre les mains du chaman. Un sourire carnassier se dessina sur le visage d'Udiir.