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Chapter 3 - Chapitre 3

Devant Udiir, sur le plateau, se tenaient Mathias et deux jeunes filles. L'une était brune, les cheveux longs, vêtue d'une robe de bataille, sur laquelle un trident et deux éclairs croisés étaient brodés : l'emblème du royaume d'Erganane. La seconde femme portait une armure de plaques, rayonnante, d'acier argenté et doré, ses cheveux roux étaient coiffés en une longue tresse.

 La rouquine mesurait aisément un mètre quatre-vingt-dix, soit presque deux têtes de plus que sa camarade. En dépit de leur apparence intimidante, Udiir souriait de toutes ses dents. Leurs tenues indiquaient leur profession et leur grade dans l'armée erganienne : une lieutenante des mages de bataille et une commandante des chevaliers sacrés.

S'adressant à la rousse en armure, il dit :

─ Salut Kiara…

Udiir voulut finir sa phrase, mais il s'en abstint : sans cérémonie, la guerrière venait d'enlacer le jeune homme et le serrait à présent fort contre elle. Bien que pris au dépourvu, Udiir lui rendit son étreint et, sans le moindre effort, la souleva malgré son armure.

─ Oulà ! Du calme frérot, repose-moi s'il te plaît.

─ Pardon Kiara, s'excusa-t-il avant de s'exécuter.

La fille aux cheveux noirs de jais lui sauta au cou dès que Kiara eut relâché son étreinte. Udiir mesurait plus de deux mètres de haut, la différence de taille fit que la jeune fille finit pendu au cou du chaman.

─ Bonjour aussi, Arya, s'empressa-t-il de dire, à moitié étranglé par sa sœur.

Après plusieurs secondes, Arya libéra son frère, avant de poser - de concert avec Kiara- un regard inquisiteur sur lui. Sans cette capacité identique à foudroyer les gens du regard, il aurait été impossible de croire que ces deux femmes étaient jumelles.

─ Udiir qu'est-ce-qui ne va pas ? Demanda à nouveau Kiara.

***

Une demi-heure plus tard, Udiir était assis avec ses sœurs et Mathias sur le perron de sa maison, une pipe fumante à la main. Après plusieurs minutes de conversation, il leur avait résumé son entrevue avec les esprits. Les paroles de leur frère n'avaient pas manqué de secouer Kiara et Arya.

─ Il me semble que les paroles des esprits sont claires, lança Mathias.

─ Comment ça ? demanda Arya, surprise par sa certitude.

─ Udiir va devoir prendre part à la guerre.

Kiara eut un hoquet de surprise.

─ Tu es fou ! S'exclama-t-elle.

C'était fou, c'était un fait au premier abord. Personne en dehors des membres du clan Arginanes, et de la famille du seigneur Jayce, ne connaissait l'existence d'Udiir, et il valait mieux que cela reste ainsi. Roy et Allisya étaient convaincus que si le reste du royaume apprenait l'existence de leur fils, la réaction ne manquerait pas d'être virulente.

La conversation entre les deux sœurs et Mathias monta d'un ton. Le jeune chaman se leva, la situation le stressait et le mal de crâne laissé par son entrevue avec les esprits, ne l'aidait pas à se calmer. Udiir partageait la crainte de ses parents vis-à-vis de la réaction des Erganiens s'ils découvraient son existence. Ils seraient terrifiés, en colère et surement cruel pour certains.

Il mit sa pipe en bois en bouche, inspira une grande bouffée de fumée, puis expira longuement. Udiir savoura la sensation de soulagement procurée par les herbes médicinales. Il sentait déjà sa migraine se dissiper et ses muscles se détendre par la même occasion. Il aurait bien voulu prendre part à la discussion, mais il n'y arrivait pas, trop de questions se bousculaient dans sa tête.

Excédé, il se releva en soufflant la dernière bouffée de sa pipe. Sans dire un mot, il s'engouffra dans sa forge. Les trois jeunes gens entendirent le forgeron fouiller dans son atelier. Il ressortit quelques secondes plus tard, un paquet de fourrures sous le bras. Suivi du regard par le trio, Udiir s'assit sur un rocher et ouvrit son chargement. Mathias, Arya et Kiara découvrirent alors une hache de guerre à double tranchant, une épée longue et une masse d'armes.

─ Qu'est-ce donc ? demanda Mathias qui observait par-dessus l'épaule du forgeron.

─ Mes dernières créations, annonça simplement l'intéresser.

Mathias et les deux sœurs ne purent cacher leur étonnement. L'acier des trois armes luisait d'une lumière éclatante sous les rayons du soleil. Les motifs nets du métal témoignaient de son extraordinaire qualité. Les compétences de forgeron d'Udiir n'étaient certes plus à prouver auprès de son clan et de la famille Marteau-Stellaire, et pourtant il parvenait encore à les étonner.

─ Elles sont splendides ! s'exclama Arya d'une voix pleine d'émotion.

─ Merci, mais ce n'est pas le plus crucial, tu le sais.

En disant cela, Udiir empoigna l'épée. C'était une lame à double tranchant, sans ornement ni fioriture, mais un simple coup d'œil suffisait à faire transparaître tout le savoir- faire de son créateur. Le jeune chaman exécuta plusieurs mouvements avec sa nouvelle lame. L'épée fendit l'air, provoquant un son mélodieux.

─ Bien, dit-il en se retournant vers ses compagnons. Il est temps de tester ces petites merveilles.

Kiara leva un sourcil.

─ Tu veux une séance d'entraînement ? demanda-t-elle.

Udiir acquiesça.

─ Je demande à être le premier ! lança Mathias en empoignant son imposant marteau de guerre.

Le jeune guerrier était équipé d'un plastron de plaques, ses bras et ses jambes étaient protégés par du cuir renforcé de mailles. Udiir, quant à lui, ne portait aucune protection de combat, simplement un pantalon de cuir et sa veste en peau d'ours par-dessus une chemise de lin. Mais cela ne l'inquiéta guère. Saisissant la longue lame de ses deux mains calleuses, le chaman se mit en garde. Mathias l'imita et ajusta sa prise sur le long manche de son imposant marteau. Arya se plaça entre les deux opposants et dit :

─ En ma qualité de Lieutenante de l'armée, je ferai office d'arbitre dans ce duel. Le premier combattant à envoyer son adversaire au tapis sera déclaré vainqueur. Faites-vous le serment de combattre selon les règles du combat et de l'honneur ?

─ OUI ! répondirent de concert les deux guerriers.

Arya acquiesça satisfaite, puis elle posa ses mains sur l'arme de chacun des deux combattants et à l'aide d'une simple incantation, déploya un sort qui enveloppa les deux armes d'un bouclier destiné à empêcher toute blessure grave.

La magicienne leva son bâton de mage, avant d'en marteler le sol en criant :

─ Combattez ! 

Mathias bondit tel un fauve. Les muscles de son cou et de ses bras se tendirent comme les cordes d'un navire et son marteau de guerre décrivit un arc de cercle parfait, droit sur le thorax du forgeron. Vif comme l'éclair, Udiir saisit le manche de l'arme juste sous l'imposante tête d'acier ouvragée. Le jeune Marteau-Stellaire avait commis une grossière erreur en pensant pouvoir vaincre le chaman en force brute. Si personne au sein du clan ne savait à quelle race il appartenait, tous connaissaient sa puissance physique. Udiir saisit brutalement d'une main Mathias, et de l'autre, il abattit son épée sur la clavicule du guerrier.

Mathias se baissa dans un fulgurant réflexe de préservation, puis asséna un violent croc-en-jambe sur le genou de son adversaire. Ployant sous le choc, Udiir lâcha la hampe du marteau. Mathias saisit sa chance et tenta de porter un revers ascendant de sa masse. Le forgeron eut tout juste le temps de se dégager par une roulade désespérée sur la gauche. Le marteau de guerre ne manqua le chaman que d'un cheveu. Udiir se redressa et d'un bond se rapprocha de Mathias. Le chaman abattit son épée, la lame fendit l'air en une diagonale parfaite sur la nuque du jeune guerrier.

À son tour, Mathias se déroba et l'épée frappa le rocher qui se trouvait derrière sa cible. La lame s'enfonça dans la pierre sans aucune résistance, tranchant l'énorme caillou en deux comme une simple pâtisserie. Aussitôt après, un craquement métallique tonitruant résonna sur le plateau. Udiir s'arrêta et posa les yeux sur son arme. Il poussa un profond soupir à la vue de la lame balafrée par une immense fissure s'étendant sur toute sa longueur.

─ Madame l'arbitre, dit-il, ma lame s'est brisée, puis-je changer d'arme ?

─ Euh… Hum… Oui, bien sûr, balbutia Arya.

Udiir repartit vers son paquet et échangea son épée pour la hache de guerre. Mathias était tétanisé, tout comme les deux jeunes femmes. Pourtant, tous trois n'auraient pas dû être surpris : depuis leur plus jeune âge, ils s'entraînaient avec lui à l'art du combat. Pendant près de neuf ans, Mathias et Kiara avaient développé sa maîtrise des armes et Arya s'était chargée de son érudition ainsi que des leçons de combat magique. Mais c'était bien l'environnement rude de la montagne et de la vallée interdite qui avait fait de son corps une forteresse de force brute. À présent, les trois jeunes soldats pouvaient constater le splendide joyau de puissance qu'Udiir était devenu.

Toutefois, chacun des membres de la fratrie avait suivi sa voie.

Si Mathias avait embrassé la profession de guerrier, Arya avait choisi celle des études et de la magie des arcanes. Elle était alors devenue une puissante magicienne de glace. Par sa maîtrise du mana et sa connaissance des forces de la nature, elle pouvait les plier à sa volonté et ainsi modifier la réalité.

Kiara avait choisi de se dévouer corps et âme à Bal 'Dar, le dieu du Soleil, père des humains et des elfes. En suivant cette voie, la jeune femme se devait de suivre un code d'honneur strict, comme toute personne suivant une profession cléricale. La magie sacrée de Bal 'Dar coulait à présent dans ses veines.

Mais Udiir lui n'avait choisi un chemin bien différent. En effet, ses pouvoirs de chaman étaient liés aux mystérieux esprits primordiaux habitant la vallée interdite et les montagnes voisines du territoire des Arginanes. Cela lui permettait de converser avec les puissances élémentaires et d'invoquer leur puissance. Pourtant, une grande partie des pouvoirs d'Udiir échappait encore à sa famille et à lui-même.

Le jeune chaman saisit la hache à double tranchant, Arya mit à nouveau le sortilège de protection. Après quoi Udiir se remit en position de combat face à Mathias. Le guerrier au marteau leva son arme et les deux opposants reprirent leur danse de sueur et d'acier. La masse d'acier et la hache d'armes se percutèrent successivement dans une pluie d'étincelles et un tonnerre métallique assourdissant. À chaque coup, l'arme d'Udiir produisait un chant métallique semblable au cri d'un rapace fondant sur la proie. Quant au marteau de guerre de Mathias, il fusait dans les airs tel l'objet céleste à partir duquel l'arme ancestrale de sa lignée avait été façonnée pour ensuite en devenir le patronyme.

Les deux guerriers se déplaçaient de façon erratique sur le plateau rocheux. Pour les deux spectatrices, ils étaient similaires à un vol d'oiseau affolé, tant ils bougeaient vite. Voyant l'impasse que l'assaut frontal représentait, Mathias se dégagea et changea de tactique. Son arme décrivit un arc de cercle décroissant droit vers les jambes d'Udiir. La masse d'acier n'était plus qu'à quelques millimètres de sa cible, mais avec la fluidité de l'eau, le chaman se rapprocha de son adversaire et plaqua son pied de toutes ses forces sur la hampe de l'arme. Le poids du marteau sembla doubler et Mathias ploya sous l'implacable force d'Udiir. Ce dernier ne perdit pas une seconde et abattit sa hache droit sur la jugulaire du guerrier. La lame luisante s'arrêta à un cheveu de la gorge.

─ Vainqueur, Udiir ! clama Arya.

Le chaman retira sa hache d'armes avant de reculer de quelques pas. Mathias, quant à lui, avait le visage inondé de sueur et son cœur qui battait comme un tambour à ses oreilles. La vitesse et la précision de l'attaque d'Udiir l'avaient déstabilisé, il avait vu la mort. L'esprit embrumé par la retombée d'adrénaline et la fatigue du combat, Mathias retourna s'asseoir sur les marches du perron de l'atelier du jeune forgeron.

─ Je vais… passer mon tour, parvint-il à articuler entre deux respirations. 

─ Je crois donc que c'est à mon tour de combattre, dit Kiara en saisissant son épée longue et son écu d'acier orné des armoiries d'Erganane. Voyons comment tu t'en sors avec moi petit frère.

La guerrière sacrée se plaça face au chaman, tous deux adoptèrent une posture de combat. Le son retentissant de la crosse de mage lança le nouvel affrontement. Son bouclier d'acier massif braqué devant elle, Kiara chargea. La longue épée fendit l'air en brillant comme le soleil.

Udiir esquiva la frappe de la guerrière sacrée, la lame ne fit que lui effleurer son épaule. Le chaman contre-attaqua et abattit sa hache d'armes sur le flanc de Kiara. La guerrière qui avait vu le coup venir pivota et d'un seul coup bien précis de son épée trancha le manche en bois de l'arme d'Udiir. Le fer de la hache d'armes fut projeté sur plusieurs mètres avant de retomber sur la roche dans un tintement métallique. Saisissant sa chance, Kiara voulut mettre son adversaire au sol d'un coup de bouclier. Cette fois encore, l'opposant du chaman avait négligé sa force physique. Udiir bloqua l'écu d'une main avant d'empoigner sa sœur au col de son armure. Déployant toute sa force, Udiir souleva Kiara avant de la lancer tel un projectile. La jeune femme en armure s'écrasa sur le sol en soulevant un nuage de poussière.

Sans perdre de temps, le chaman se rua sur son paquetage et en tira sa dernière arme : une masse d'armes à la tête sphérique ornée de pics. De son côté, Arya se redressa et, arme à la main, repartit à l'assaut. Dans un même mouvement, Udiir se retourna et utilisa la rotation de son corps pour frapper de toute sa force. À la vue de la masse d'armes fusant dans sa direction, Arya stoppa sa course. Campant sur ses positions, la guerrière sacrée fit barrage à l'aide de son lourd bouclier et prononça ses mots :

 ─ Que la lumière soit mon rempart ! VADEUM BAL'DAR !!

La masse d'acier percuta le bouclier de la guerrière sacrée dans un tonnerre métallique. Face à la puissance brute du forgeron, Arya aurait dû, une fois de plus, être envoyée au sol, mais elle ne fut repoussée que de quelques mètres. Autour d'elle et de son armure, un halo doré luisait.

─ Tu fais appel à ton dieu ? demanda Udiir avec sourire.

─ Vu comment tu frappes j'y suis bien obligée, répondit la jeune femme.

En effet, Kiara avait invoqué le pouvoir de Bal 'Dar, le dieu solaire. Le pouvoir divin avait enveloppé le corps de la combattante, atténuant ainsi l'impact du coup. Udiir était admiratif de la confiance que sa sœur avait en sa divinité. Le jeune chaman n'avait pas cette chance. Certes, il respectait et révérait les esprits des éléments et de la nature, sans pour autant leur vouer une confiance aveugle ni une foi aussi inextinguible qu'Arya, les guerrières sacrées et autres prêtres des peuples d'Erganane.

Sa méfiance envers les divinités lui venait de l'aspect imprévisible et violent d'Ursun, l'esprit de l'ours, son totem. Mais il s'agissait avant tout de la nature imprévisible des dieux. Chaque dieu était différent. Bal 'Dar, le dieu solaire, père des elfes et des humains, était puissant et passionné, parfois fanatique même à l'image de ses disciples. Najyana, la déesse des océans et des tempêtes, pouvait être aussi bienveillante que dévastatrice à l'image de la nature changeante de la mer. Bien d'autres déités venaient compléter cette liste et les arguments qui justifiaient l'esprit critique du jeune forgeron vis-à-vis des cultes et des divinités en tout genre.

Cependant, l'instant ne se prêtait pas au débat théologique : Kiara s'était relevée. La chevalière aux cheveux écarlates brandit sa lame vers les cieux et d'une voix aussi mélodieuse que puissante dit :

─ J'en appelle à la puissance de l'astre solaire ! GLADIEM BAL'DAR !

Le ciel se déchira et un trait de lumière incandescent frappa l'épée de la guerrière sacrée. À présent gorgée de la puissance du feu solaire, l'arme irradiait. Kiara leva son épée flamboyante au-dessus de sa tête et chargea. Le temps sembla se dilater autour des deux combattants. Udiir savait pertinemment que si l'arme de son adversaire le touchait, il serait tranché en deux et brûlé vif dans l'instant. Et alors que son esprit tentait de trouver une parade, son corps agit de lui-même. Il sut ce qu'il devait faire. Le chaman empoigna sa massue et ancra résolument ses jambes dans le sol. La guerrière sacrée n'était plus qu'à deux pas de lui lorsqu'il fit appel aux forces des éléments.

BRAH'ZISH BAL'ASH !!

La masse d'armes grésilla bruyamment, fut parcourue d'un arc électrique et finalement la foudre jaillit de la sphère d'acier comme d'un nuage d'orage. Le temps reprit son cours normal et les armes se percutèrent dans un fracas apocalyptique. La lame de Kiara libéra une colonne de flammes dorées qui noircit le sol rocailleux. La masse d'acier d'Udiir déclencha une déferlante de foudre et frappa le plateau en plusieurs endroits.

Les deux énergies se confrontèrent, pendant d'apocalyptiques secondes, sans qu'aucune des deux ne l'emporte. Udiir se concentra et puisa dans toutes ses forces, aussi bien mentales que physiques. Ce fut finalement le chaman qui l'emporta. En poussant un rugissement bestial, Udiir repoussa Kiara, les éclairs pulvérisèrent la vague solaire en une myriade de flashes lumineux. La guerrière sacrée fut projetée au sol par le souffle de l'explosion.

Le chaman ne laissa pas passer sa chance et bloqua sa sœur au sol. Il plaqua sa botte sur le plastron d'acier et tint la combattante en respect de sa masse.

─ Tu capitules ? demanda-t-il.

Le souffle court, Kiara hocha la tête. Udiir aida sa sœur à se relever, puis, s'asseyant sur le sol, il inspecta sa masse. Hélas, comme il le redoutait, la foudre avait sévèrement endommagé l'arme. Le manche était noirci et la tête d'acier était fissurée de toutes parts, semblable à une coquille d'œuf brisée. Le jeune forgeron poussa un long soupir de déception. Une fois encore, il avait échoué à façonner des armes assez solides pour résister à la fois à ses coups et canaliser ses pouvoirs chamaniques. Il ramassa le fer de sa hache gisant sur le sol et le réunit avec le reste de ses armes brisées.

─ Toujours pas concluant, n'est-ce pas, demanda Arya ?

Son frère secoua la tête.

─ Je dois trouver autre chose.

La sorcière s'agenouilla au côté du forgeron, à présent adossé au mur de la forge. Mathias et Kiara les rejoignirent rapidement. Tous deux essoufflés par l'entraînement.

─ Il n'y a qu'un seul métal qui pourrait répondre à tes attentes Udiir, énonça Kiara.

Udiir tourna son regard, sans dire un mot, vers les étagères de son atelier. Là se trouvait un grand sac de toile. Ses trois comparses et lui savaient bien de quoi, il retournait.

─ C'est… Compliqué Kiara.

─ Certes, petit frère.

Un long silence suivit. Puis Mathias lança une nouvelle conversation au sujet de la situation dans les différentes provinces d'Erganane. Le sujet emballa les deux sœurs qui, étant restées longtemps au front, avaient eu du mal à s'informer, trop occupées par leur responsabilité d'officier.

─ Je suis également tout ouïe, dit Udiir.

─ Vraiment ? s'interrogea Mathias.

─ Oui, répondit fermement le chaman.

Bien qu'il vécût isolé, il se devait de rester un minimum au courant de ce qui se déroulait dans le royaume. Cet intérêt était toutefois très récent, il datait du début de la guerre, pour être exact. En effet, Udiir, conscient de la situation de sa nation d'adoption, avait réalisé qu'il ferait mieux d'être au courant des actualités du pays.

Mathias ne cacha rien. Udiir aurait pu résumer les choses en une phrase : les choses empiraient ou stagnaient. À Fer-Brasier, le bastion des nains au centre d'Erganane, la production d'armes de siège tournait à plein régime. Dans la province de Castel-Sylvestre située à l'est de celle d'Arguane, place forte des Marteaux-Stellaire, les récoltes n'avaient pas été faramineuses et la grogne montaient parmi le petit peuple. Plus le conflit s'éternisait, plus les répercussions sur la vie paysanne se faisaient sentir.

À l'extrême est du royaume, Fort-Gran parvenait à garder une situation stable. En effet, grâce aux mineurs et maçons de la province, le seigneur parvenait à maintenir la vie de ses sujets, malgré la guerre.

L'œil du cyclone politique se situait à la capitale Najyuna et sur les terres directes de la couronne. Les écoles et les centres d'entraînement militaire étaient sur des charbons ardents, de jour comme de nuit, afin de fournir davantage de troupes. À la cour royale, les nobles et chefs de l'armée débattaient furieusement, depuis des semaines, sur le moyen de repousser les troupes ennemies. Mais surtout comment localiser leur quartier général.

Les trois jeunes gens discutèrent jusqu'au coucher du soleil.

─ Déjà, s'étonna Arya.

En effet, l'automne avançait, les journées raccourcissaient, et l'hiver approchait inexorablement. L'air se rafraîchit vite.

─ Udiir, dit Mathias, tu ne veux pas descendre au village pour que l'on parle de tout ça encore un peu ?

─ Désolé Mathias, mais pas ce soir, les soldats y sont encore trop nombreux.

Mathias soupira, visiblement déçu par cette décision, puis tourna les talons et s'engagea sur le sentier menant au bas de la montagne. Arya et Kiara enlacèrent leur frère encore une fois avant de lui emboîter le pas. Mais avant d'être avalé par la végétation, Arya fit volte-face et dit :

─ Udiir, ce n'est pas en restant ici toute ta vie que tu sauras d'où tu viens. Il faudra bien qu'un jour, tu oublies Sansa, ce qu'elle t'a fait ne doit pas parasiter toute ton existence.

La jeune sorcière reprit sa marche, sans laisser à son frère le temps de répondre, le laissant jurer entre ses dents serrées. Udiir Al'Dann revit défiler devant ses yeux cette horrible journée d'été où une jeune fille l'avait blessé plus que n'importe quelle arme.

***

En arrivant au pied de la montagne, Arya regrettait d'avoir lancé cette pique à son petit frère. Elle avait dû lui rappeler des souvenirs douloureux. Et rien ne déplaisait plus que tout à Arya de voir Udiir souffrir. À part se disputer avec sa sœur et ses parents bien sûr. La jeune magicienne accompagna sa jumelle ainsi que Mathias à la demeure de ses parents. Dans la bâtisse de pierre et de bois, le trio prit place dans le salon autour d'une grande table en bois massif.

Les deux chefs Arginanes ainsi que le seigneur Jayce étaient déjà présents. Ils avaient sorti un tonnelet de bière, afin de fêter la permission de leurs jumelles. Mais à leurs yeux chargés de tristesse, Arya compris que ses parents espéraient voir Udiir descendre de la montagne.

─ Il a estimé que les soldats étaient trop nombreux, n'est-ce pas ? déclara Roy, résigné.

Les trois jeunes gens acquiescèrent en silence. Arya sentait que ses parents supportaient de moins en moins la situation que le conflit leur imposait. La présence presque constante des soldats au village les empêchait de voir leur fils, cela les rendait plus malheureux que jamais.

─ Je n'en peux plus ! s'exclama Alyssia. Jayce, ne pouvez-vous pas déplacer les soldats ?

─ Je l'ai déjà fait avec les miens, laissa tomber le seigneur dépité, ceux présents aujourd'hui dépendent avant tout de la capitale. Si je leur refuse l'entrée au village, ils trouveront cela suspect. Je n'y peux rien, je suis navré.

La magicienne frappa la table du point, exaspérée. Toute la famille Arginane en avait assez de cette situation et souhaitait de tout leur cœur que cette guerre cesse.

Hélas, cela avait peu de chance d'arriver dans un proche avenir. Les cultistes du chaos étaient déterminés à renverser l'empire d'Inguadia et le royaume d'Erganane. Pour à terme prendre le contrôle du continent et construire leur propre état, dont Djinn'Rha serait le dieu tutélaire. Autant dire qu'à moins de déloger les leaders de cette armée, le conflit allait durer encore plusieurs années, au mieux. Déprimée, Arya se servit une chope du tonnelet de bière apporté par ses parents et la descendit d'une traite.

Mathias déclara :

─ Ne pouvons-nous vraiment pas envisager de permettre à Udiir de se dévoiler sans que les choses ne dégénèrent ?

Le refus de la part de son père et des Arginanes fut catégorique. Plus d'une fois, ils avaient envisagé cette idée, mais hélas la crainte de l'hostilité des Erganiens, associée à la guerre, avait à chaque fois découragé les proches du chaman d'amorcer toute approche.

─ Faire cela nous enlèverait un poids sur la conscience Mathias, je te l'accorde, reconnut Arya, mais il y a trop de variables inconnues à prendre en compte. Il faudrait que l'on se prépare correctement et avec la guerre ce n'est pas possible.

Mathias soupira de résignation et prit à son tour une chope de bière. Arya passa le reste de la soirée et une bonne partie de la nuit à cogiter sur l'avenir qui s'offrait à son petit frère. Elle cherchait encore quand le sommeil l'emporta. La jeune magicienne versa une larme en songeant que dans trois jours, elle serait déjà repartie au front avec sa jumelle et Mathias. Et cela lui déchirait le cœur.

***

Seul sur la montagne, l'isolement pesa soudain lourdement sur le cœur d'Udiir. Une boule se forma dans son ventre, il s'étonnait toujours de sa faiblesse face à ce problème. Le jeune chaman supportait de moins en moins l'absence de sa famille. Il n'avait aucun mal à se débrouiller seul, mais il avait besoin d'échanger et de parler, s'était dans sa nature.

Une larme coula sur la joue brune d'Udiir. Il savait qu'il ne pouvait pas se montrer au reste du Royaume pour sa propre sécurité. Mais cet argument semblait sonner plus creux dans son esprit à chaque fois qu'il y songeait. Certes il redoutait la réaction des Erganiens, mais il n'aurait jamais la réponse à cette question en restant sur sa montagne. Les paroles d'Arya lui revinrent en tête et le chaman comprit qu'elle avait raison. Son chagrin d'amour était loin derrière lui, il devait faire face à présent.

Toutefois la question était : comment aborder la chose avec sa famille ? Et surtout : Comment se « présenter » aux citoyens du Royaume ? Udiir médita longuement sur ce sujet jusqu'à tard dans la nuit.

***

Les jours suivants, Udiir continua de réfléchir à ce que lui avaient dit les éléments. Il tenta à plusieurs reprises de les recontacter, mais ils restèrent muets. Son quotidien fut rythmé par son travail à la forge, les longues heures de méditation et d'exercice sur ses pouvoirs élémentaires. Le matin du cinquième jour, voyant que la méditation ne lui apportait rien, il fit alors le choix de se focaliser sur la pratique de ses pouvoirs.

Il se concentra sur sa respiration et ouvrit son esprit à la terre. Aussitôt, il retrouva cette sensation familière : c'était comme s'il était la montagne et la vallée. Il sentait les pas de chaque animal sur le sol, du plus gros mammifère à l'insecte le plus minuscule, ainsi que les racines de tous les végétaux allant de l'arbre centenaire à la plus jeune pousse. Il trouvait cette sensation grisante, mais il ne se laissa pas aller plus longtemps et recentra son esprit sur le plateau rocheux. Il donna un ordre à la roche et la terre autour de lui, ainsi une dizaine de monticules s'éleva, le jeune chaman avait à présent ses cibles d'entrainement.

Il en appela au vent et à la foudre, son esprit s'ouvrit à la puissance de l'air et du ciel. Le tonnerre gronda et l'air s'emplit d'une odeur d'ozone. Les yeux d'Udiir se mirent à briller d'une lueur bleue et la foudre se mit à crépiter entre ses mains. Plusieurs arcs électriques parcoururent le corps du jeune homme pendant quelques secondes, puis d'un geste vif tendit ses bras vers l'une des cibles. Un éclair fut projeté droit sur le pilier de roche, le tonnerre retentit à nouveau et la roche éclata sous la puissance du choc foudroyant. Udiir tissa un nouveau sort et un nouvel arc de foudre se déploya. Contrairement au précédent, celui-ci se propagea aux quatre cibles entourant la première. Les cinq tas de pierres furent transpercés par la foudre de part en part et explosèrent dans une gerbe de feu et de poussière.

La moitié des cibles était à présent réduite à l'état de cendres, un large sourire se dessina sur le visage du chaman, ses dents et ses défenses brillaient dans la lumière du matin.

Il ouvrit son esprit une fois encore et en appela à Ignis l'esprit du feu. Ses yeux se tintèrent d'une lueur rouge flamboyante et les paumes de ses mains se mirent à fumer, deux flux de magma incandescents affluèrent. Les mains à présent nimbées de lave, Udiir les joignit d'un geste vif avant de projeter le magma en fusion sous la forme d'un jet concentré droit sur une cible. Avant même que le premier tir ne la touche, le jeune homme réitéra son geste sur tous les monticules restants, une détonation en chaîne retentit dans tout le plateau.

Le souffle un peu court, Udiir prit une grande inspiration puis s'assit en tailleur et reprit sa méditation, libéré de son stress. Il fit le vide dans son esprit, se concentrant sur la couleur bleue, représentant sa paix intérieure. Mais alors que le bleu prenait peu à peu place dans son esprit, un rouge-violent et agressif fondit droit sur son âme telle une vague de mort. Une vision de cauchemar déferla dans son esprit : du sang, des flammes, une horde de guerrières et de monstres sanguinaires venant de l'est, les esprits et la nature hurlant à la mort, le sang du clan maculant la terre. L'emblème du royaume qui brûle et la vague rouge se répandant dans tout Erganane et Inguadia, telle une pandémie.

Ces images d'horreur lui arrachèrent un cri de douleur et d'effroi. Ruisselant de sueur, il se releva et s'avança vers l'autel plié en deux. Tombant à genoux au centre du cercle, il eut à peine le temps de formuler une demande aux esprits que les quatre apparurent devant lui en un clin d'œil, tous affichaient une mine grave.

« Cette vision… Commença Udiir.

─ C'est la mort, le coupèrent les esprits, la mort et le Chaos.

Le jeune homme déglutit bruyamment. Il savait ce que cela voulait dire et il était mort de peur.

─ L'ennemi va attaquer le front par le nord en passant par la vallée, dit-il dans un sursaut d'effroi.

─ Tu es à la croisée des chemins, chaman Udiir, tu sais ce que tu dois faire.

Et une fois encore, sans lui laisser le temps de répliquer, les quatre élémentaires disparurent, le laissant seul avec ses questions. Udiir passa le reste de la journée à méditer et à réfléchir aux paroles des esprits ainsi qu'à sa vision. Alors que le soir tombait, le chaman en était arrivé à une certitude : une troupe ennemie approchait et fonçait droit sur le front nord-est, à cinquante kilomètres du village. Les ennemis longeaient la frontière entre les terres Amazones et le royaume pour prendre la ligne de front à revers. Les troupes alliées n'avaient aucune chance de survivre sans renforts, mais le temps d'en demander et qu'ils arrivent, le front serait perdu et l'ennemi ferait une percée.

Arya, Kiara avaient regagné le front deux jours auparavant. Udiir n'avait aucun moyen de les prévenir, et même si c'était faisable, rien ne garantissait qu'on le croirait. Il ne restait qu'une solution, la pire : il allait devoir descendre de la montagne et aller au front lui-même. Les éléments savaient ce qui allait se passer. Mathias ne s'était pas trompé : s'il voulait sauver ses sœurs et le village, il allait devoir prendre part au conflit.

Un frisson de terreur parcourut l'échine du jeune chaman, qui se recroquevilla aussitôt. S'il se rendait sur le front, il serait, sans le moindre doute, découvert. Cette simple pensée le paralysait. Puis dans le tourbillon de frayeur qui obscurcissait ses pensées, une vérité simple se fit claire : Kiara, Arya et tout le clan allaient être massacrés s'il ne faisait pas quelque chose.

Udiir était certes effrayé à l'idée de se montrer au grand jour, mais cela n'était rien comparé à l'idée de perdre ses sœurs et le village.

Il se redressa encore, frissonnant et résolu, se dirigea vers la forge.

Une fois dans son atelier, il prit un grand sac de toile situé sur une étagère. Il en défit le nœud et en sortit une grande hache à double tranchant dont la lame était en acier brillant constellé de reflets noirs, des runes y étaient gravées. Le manche était taillé dans un bois massif inconnu. À la vue de cette arme, Udiir sentit une boule d'angoisse se former dans son ventre. Resserrant ses mains sur le manche de la hache, il ouvrit son âme aux esprits leur formulant une demande qu'ils connaissaient bien, car il l'avait déjà faite à de nombreuses reprises. Une nouvelle vision s'offrit alors au chaman, mais contrairement à la précédente, celle- ci était claire et montrait un événement du passé.

La scène se déroulait dans une forêt sombre à la végétation dense, il pleuvait des cordes. Plusieurs cadavres jonchaient le sol à moitié inondé, des femmes à la peau brune couverte de tatouages colorés, des Amazones. Elles étaient armées de lances, de cimeterres et de diverses autres armes. Certains cadavres étaient décapités, éventrés ou encore littéralement coupés en deux. À une dizaine de mètres de là, un combat faisait rage, trois Amazones armées jusqu'aux dents encerclaient un individu encapuchonné. Ce dernier serrait dans sa main droite la hache ornée de runes et dans l'autre un nourrisson emmitouflé dans une peau d'animal.

Deux amazones tentèrent une attaque coordonnée, mais en un instant leur adversaire leva sa hache et l'abattit si fort qu'elle se brouilla sous l'effet de la vitesse. Les deux guerrières furent balayées par le coup comme des fétus de paille par le vent, avant de s'écrouler à une dizaine de mètres du guerrier, éventrées.

Un éclair zébra le ciel nocturne et sa lumière permit à Udiir d'entrevoir le visage de l'individu encapuchonné. Il était en tous points identique à celui du jeune forgeron, à l'exception de ses défenses plus courtes, sa peau, elle, était plus claire et sa silhouette plus épaisse.

La troisième amazone profita d'une ouverture dans la garde du combattant et lui transperça le dos avec son javelot, l'arme s'enfonça profondément dans la chair de son adversaire. Malgré cette blessure, le guerrier riposta et trancha le bras droit de l'amazone d'un seul coup de sa terrible hache et la repoussa d'un coup de pied au sternum, étouffant le cri de douleur de la guerrière. L'amazone dévala la pente montagneuse et disparut derrière les rochers et la végétation.

Blessée, la créature encapuchonnée mit un genou à terre, il cracha plusieurs fois du sang avant de parvenir à reprendre sa respiration. Le nourrisson se mit à pleurer à chaudes larmes, comme s'il était conscient de l'état de son père. Ce dernier le berça en chantonnant, ce qui le calma le bébé aussitôt. Visiblement satisfait, le colosse se releva et reprit la route d'un pas ferme. C'était comme si la lance qui lui transperçait le corps ne lui faisait rien. Le bras de l'amazone qu'il avait tranché était encore accroché à la hampe de l'arme, comme mû par sa volonté propre, le poing restait fermement serré sur la tige d'acier, cette pensée fit frissonner Udiir.

Le temps sembla accélérer et le décor de la vision changea : il faisait jour à présent, un grand soleil brillait dans le ciel, le colosse avait délaissé sa capuche, laissant apparaître son visage et son crâne rasé. Mais sa peau avait pâli et la plaie dans son dos s'était de toute évidence infectée, du pus en coulait se mêlant au sang séché. Au loin se dressait une montagne qu'Udiir ne connaissait que trop bien : c'était la sienne, la montagne des éléments. Le temps défila une fois de plus, cette fois l'étranger était au pied de la montagne à deux doigts de s'effondrer et face à lui se tenaient deux humains dont les visages étaient très bien connus : Roy et Allisya, les parents d'Udiir.

La vision se dissipa, sans doute parce que Udiir connaissait déjà la suite. En effet, ses parents adoptifs et lui avaient déjà eu cette discussion. Son père biologique était arrivé à moitié mort, brûlant de fièvre à cause de l'infection de sa blessure. En dépit de son apparence, le clan Arginanes l'avait accueilli, lui avec son bébé, fidèles à leur code d'honneur stipulant d'aider les êtres dans le besoin présents sur leur territoire.

Les guérisseurs du clan avaient pris en main les soins du guerrier et de son enfant. Malgré tous leurs efforts, ils ne purent que stabiliser son état pendant quelques jours, durant lesquels il leur avait transmis plusieurs informations sur lui-même et son enfant. Il leur avait donné son nom, Garam Al'Dann et celui de son fils Udiir Al'Dann. Il ne put que leur dire de se méfier des Amazones et de ne surtout pas dévoiler son existence au reste du royaume. Après quoi, il avait succombé, l'âme en paix. En dépit de l'appréhension de certains membres du village, Roy et Allisya avaient adopté Udiir et l'avaient élevé avec leurs deux filles jusqu'à aujourd'hui.

Udiir s'arracha à la mélancolie que la vision lui procurait. Il s'essuya les yeux devenus humides ; contempler cette vision lui était toujours très pénible. Il ne pouvait s'empêcher de se questionner quant à la raison qui avait amené son géniteur à les conduire tous les deux au pied de la montagne et l'agressivité des Amazones à leur égard. Depuis le temps, il s'était résigné à l'idée de ne jamais avoir de réponse à cette question, mais aujourd'hui les paroles des éléments lui donnaient un faible espoir d'obtenir une réponse.

Udiir sortit de la forge la hache en main, s'il voulait combattre, il allait avoir besoin d'une bonne arme et la hache n'était pas son arme de prédilection. Seulement l'acier de celle-ci était d'une résistance et d'une qualité hors norme et ne pas en tirer profit aurait été une grossière erreur. Mais il savait que le feu de sa forge ne suffirait pas à faire fondre le métal de la hache, le forgeron avait besoin d'un feu plus puissant, il avait besoin du feu primordial d'Ignis.

Son marteau de forge dans une main et la hache dans l'autre, Udiir se plaça une fois encore au centre du cercle rocheux. Il invoqua la force de la terre et modélisa une enclume de pierre noire. Il ouvrit la bouche, mais avant même qu'il ne puisse dire un mot, Ignis se matérialisa devant lui dans une colonne de flammes et dit :

─ Il est inutile de formuler ta requête jeune chaman, nous la connaissons déjà.

─ Vraiment ? répondit Udiir, perplexe.

─ Ne vas-tu pas nous demander de t'aider à reforger cette hache, répliqua l'esprit du feu.

Surpris, Udiir bredouilla :

─ Comment… Vous ??

─ Je t'en prie, nous te connaissons depuis longtemps. Nous savions que tu te déciderais à prendre les armes, qu'il te faudrait une bonne arme et que tu choisirais cette hache.

Vexé de paraître si prévisible, Udiir jura dans sa barbe.

─ Bon, dit-il d'un air résolu, vous allez donc m'aider ?

En guise de réponse, les trois autres esprits se matérialisèrent dans un fracas des forces naturelles.

─ Je prends ça pour un oui ! dit le jeune forgeron.

Il prit son marteau et s'avança vers l'enclume, mais les esprits l'arrêtèrent.

─ Si tu veux travailler ce métal, tu vas avoir besoin de ça.

Les quatre esprits levèrent les mains et dans un tourbillon de roche, de flamme, d'éclair et d'eau, un immense marteau se matérialisa. Le manche était fait de pierre et d'eau, et la tête était de feu et de foudre.

─ Sur ce maître forgeron, dit Gaïa, fais ton ouvrage.

À ces mots, Udiir saisit le marteau éthéré et posa la hache sur l'enclume. Il en sépara le fer du manche et déclara.

─ Très bien, alors seigneur Ignis, j'ai besoin de feu.

Le seigneur du feu s'exécuta et souffla une gerbe de flamme dont la chaleur aurait été insupportable pour n'importe quel être vivant. Mais pour Udiir cela faisait l'effet de la douce chaleur d'un feu dans ce rude début d'hiver, les températures extrêmes étaient les seules à pouvoir lui faire de l'effet, d'où sa passion pour la forge. Le feu de celle-ci lui permettait de sentir une vraie chaleur. Lorsqu'il gelait à pierre fendre, lui ne sentait qu'une fraicheur agréable et lorsque la canicule frappait, lui vivait cela comme une chaleur de printemps.

Udiir leva son marteau et martela le métal, le son métallique que produit le choc semblait aussi violent que mélodieux aux oreilles du forgeron. Le jeune homme leva sa masse à nouveau, Ignis cracha une nouvelle gerbe de feu et Udiir frappa encore, puis Bal'Ash, le seigneur de l'air, fit gronder la foudre. Un éclair s'abattit sur l'enclume et le métal en fusion l'absorba, Udiir martela à nouveau son œuvre et une gerbe d'électricité s'en échappa. Le jeune homme répéta cette opération jusqu'à en perdre le nombre ainsi que la notion du temps.

Chacun des coups de marteau était chargé de la frustration et de la colère étouffées qu'il éprouvait pour les Amazones. Udiir savait bien qu'Inguadia et Erganane étaient alliées, mais cette vision d'horreur et les dernières paroles de son géniteur avait fait naitre en lui une crainte et même une certaine rancœur pour le peuple des guerrières de l'ouest.

Plusieurs représentantes de ce peuple avaient tenté de tuer un bébé, sans motif apparent. Le forgeron voyait dans cette nouvelle arme un instrument qui lui permettrait de prendre sa revanche, un jour, peut-être. Une chose était sûre, si un jour, il tombait sur l'impératrice des Amazones, elle aurait des comptes à lui rendre.

Il était minuit passé et Udiir continuait à forger, le double tranchant de la hache avait cédé la place à un bloc rectangulaire d'acier. L'épée et la hache n'avaient jamais été les armes de prédilection du jeune guerrier, il préférait les masses d'armes et les marteaux de guerre. Et c'est ce qu'il voulait forger, un puissant marteau de guerre.

Udiir poursuivit son labeur pendant des heures qui lui paraissaient une éternité. Le feu d'Ignis et la foudre de Bal'Ash se mêlèrent dans un ballet de puissance rugissant. Le vacarme était tel que le jeune forgeron se dit que l'on devait voir la lumière de la forge depuis le village. Ce ne fut qu'aux premières lueurs de l'aube que Udiir donna le dernier coup de masse. Il souda un nouveau manche de chêne et d'acier à la pièce de métal rougeoyante et dit alors d'une voix presque inaudible :

 ─ Dame, Aquos de l'eau s'il vous plait.

Le grand esprit de l'eau s'exécuta et une gerbe d'eau aspergea l'arme tout juste forgée. Un épais nuage de vapeur s'éleva de l'enclume, puis Udiir sortit une longue tige de fer de son tablier, dont l'extrémité se terminait en un symbole complexe. Le forgeron enflamma la tige de métal, plaça l'extrémité sur la base du manche du marteau. Lorsqu'il retira le tison de l'arme, un emblème représentant une tête d'ours de face montrant les crocs. C'était sa signature en tant que forgeron qu'il apposait sur chacune de ses créations. Cette tâche accomplie Udiir tomba à genou devant l'autel et glissa dans les bras d'Hympha, déesse du sommeil.

Lorsqu'il émergea, le soleil était haut dans le ciel. Udiir se leva et fit jouer ses épaules, il fut heureux de constater l'absence de douleurs musculaires. Son endurance hors du commun lui permettait de forger pendant de longues heures sans s'arrêter, et elle venait encore de faire ses preuves.

Le jeune homme saisit sa nouvelle arme et l'inspecta sous tous les angles. L'acier de la masse était sombre avec des reflets bleus, le marteau avait deux têtes de forme carrée reliées par un bloc compact sur lequel le nom de l'arme était gravé en rune primordiale, la langue des esprits. Sans trop savoir comment Udiir avait gravé le nom de son œuvre dans l'acier avant même de l'avoir terminée. Le nom du marteau était apparu dans son esprit de façon naturelle alors qu'il le forgeait.

Gal 'Rash, le briseur de ciel dans la langue primordiale. Fier de son travail, Udiir sourit à pleines dents, il rangea le marteau de guerre à sa ceinture puis se dirigea vers sa cuisine, réalisant à quel point il était affamé.

Un copieux déjeuner, composé d'œufs brouillés, de saucisses et de viande séchée grillée, eut tôt fait de rassasier le jeune forgeron. Son repas consommé, Udiir retourna dans sa forge, il avait certes une nouvelle arme à présent, mais s'il voulait combattre, il aurait également besoin d'une armure. Un épais classeur de cuir dans les mains, Udiir l'ouvrit sur son plan de travail et en tira plusieurs schémas. Le jeune forgeron se mit à dessiner puis, quelques minutes plus tard, il avait terminé.

Une grande pièce de cuir et une de maille ainsi que quelques morceaux de plaque dans les mains, Udiir découpa, cloua, perça et cousit le tout. Ce travail lui prit toute l'après- midi, à la fin, le soleil descendait vers l'occident. Udiir enfila son nouvel équipement pour s'assurer qu'il ne s'était pas trompé dans les mesures. Le plastron était fait de maille, renforcée avec des pièces de cuir greffées au niveau des côtes et de la taille. L'emblème de l'ours, propre au jeune forgeron, était cousu en relief au centre du torse. Le pantalon était en cuir renforcé avec de la maille et de la plaque au niveau des genoux. Les bottes et les gantelets étaient de cuir renforcé avec de la plaque, les gants laissaient libres les dernières phalanges des mains.

Plus que satisfait du résultat, Udiir voulut retirer son armure, mais alors qu'il dégrafait son plastron, une violente douleur lui transperça le crâne. Le jeune homme s'écroula au sol, les esprits de la terre lui envoyèrent un flot d'images : une horde de démons et de guerrières en armures ornées d'une lune rouge sang. Il les sentait se déplacer comme si son corps était la terre elle-même, l'armée se déplaçait vers l'est, en longeant la vallée à l'est, fonçant droit sur le front nord- est et les forces alliées.