Au cœur de la nuit, après la proposition de Baring, dans le quartier nord d'Auroria, se dressait la Forteresse d'Argent, une prison d'esclaves. Saukel, de retour pour restituer les prisonniers invendus, était escorté par une femme grande et robuste, aux longs cheveux rouges. Elle semblait être le bourreau de la prison à en juger par la hache qu'elle portait dans son dos.
"Je suis surpris de ne pas voir le directeur. Je ne m'attendais pas à ce que ce soit toi, Octavia, qui m'escorte !" dit Saukel.
Octavia répondit avec froideur, "Je dirais plutôt que tu as de la chance que ce ne soit pas lui. Tu n'en as vendu aucun."
"C'est vrai, mais je te l'ai dit tout à l'heure ! Edgar Baring est prêt à offrir un million pour cette mèche blanche ! Si j'avais su qu'elle en vaudrait autant, j'aurais supplié le directeur de me la laisser vendre quand elle était encore plus jeune ! Ça fait bien quinze ans qu'elle est ici non ? Un tel gâchis, c'est impardonnable !" S'exclama Saukel.
"La ferme ! Je me fiche de cette fille, mais t'entendre parler de la sorte me dégoûte," rétorqua Octavia.
Saukel se tut aussitôt, ne voulant pas l'irriter davantage. Les deux esclaves, enchaînés aux bras et au cou, les suivaient toujours, tenus en laisse par la femme. Ils arrivèrent au dernier étage de la forteresse où elle les libéra avant de les pousser dans leurs cellules spéciales tout autant miteuses que les autres. L'Arubéen leur lança un regard noir, ce qui fit sourire la femme qui le trouve ridicule vu son état. Puis elle et Saukel repartirent, les laissant seuls comme toujours, après tant d'années.
"Octavia, tu m'excuseras, mais je ne peux m'empêcher de me demander ce qui te retient ici. Une femme aussi déterminée et compétente que toi aurait sa place ailleurs, dans un monde bien meilleur comme la garde impériale. Après tout, tu viens de..." commença Saukel.
Avant qu'il puisse terminer sa phrase, Octavia lui coupa net la parole d'un ton glacial, "Ne t'inquiète pas pour moi. Chacun a ses raisons de rester. Tu ferais mieux de te concentrer sur tes affaires."
Alors qu'ils s'éloignaient, les deux prisonniers restèrent un moment silencieux, écoutant le bruit de leurs pas s'atténuer. Une fois assez loin, la jeune femme à la mèche blanche s'effondra au sol. Elle craqua et ne put plus s'empêcher de pleurer, tout en se tenant les cheveux qu'elle détestait tant. Le prisonnier à ses côtés la regarda, attristé par son état. Cela faisait quinze ans qu'elle était enfermée dans cette prison avec lui, et elle y était depuis ses six ans.
Il la protège comme si elle était sa fille mais enchainer et enfermer comme ils sont, il ne peut pas faire grand chose à part la consoler dans ces moments là dans la cellule. Il s'approche d'elle et lui caresse la tête pour essayer de la calmer malgré qu'il ne puisse trouver les mots pour la rassurer. Il connaissait que trop bien la douleur de l'isolement et la cruauté de ses lieux ainsi que la déshumanisation des prisonniers lors de ces marchés d'esclaves qu'elle n'avait jamais connus avant celui-ci . Pendant des années, ils avaient partagé la même cellule, se soutenant mutuellement.
"Carolina... Nous devons rester forts. Un jour, toute cette souffrance prendra fin, je te le promets," dit-il avec douceur.
Elle releva son visage, ses yeux brillants de larmes cherchant désespérément un semblant d'espoir dans les paroles de son compagnon de captivité. Mais dans l'obscurité de leur cellule, même l'espoir semblait perdu. Elle se redressa pour s'asseoir, les bras autour des genoux, où elle posa sa tête. Puis elle regarda vers un coin de leur cellule où un petit livre d'images très abîmé par le temps gisait sur le sol.
"Je n'y crois plus Bojan," murmura-t-elle. "Toutes ces histoires de légendes ne servent qu'à bercer les enfants d'illusions, ce n'est qu'un faux espoir."
Le regard de l'homme se détourne vers le sol, se sentant quelque peu coupable. Après tout, c'est lui qui, pendant toutes ces années, a soutenu Carolina, l'encourageant à ne pas perdre espoir et à continuer de croire qu'ils seraient libres un jour.
"Je sais que c'est difficile. Mais nous ne pouvons pas abandonner. Nous devons garder espoir, même lorsque tout semble sombre," dit-il avec une résilience tranquille.
La fille enfouit sa tête dans ses bras, ses larmes et son nez coulant toujours.
"Comment... Comment garder espoir dans un endroit comme celui-ci ? Il n'y a que la soumission, la torture et la mort dans cette prison. Il y a quelques jours encore, j'ai entendu les cris d'un homme venant du 'purgatoire', je n'en peux plus."
Bojan lui sourit faiblement, puis ramassa le livre d'images usé qui reposait sur le sol. Il l'ouvrit avec précaution, révélant des images délavées que Carolina avait dessiné il y a longtemps, quand elle était petite. Sur la couverture, on pouvait y voir un dessin d'enfant où on pouvait apercevoir un héros avec une grande épée qu'il brandissait vers le ciel avec un grand sourire.
"Parce que même dans les moments les plus sombres, il faut croire en quelque chose, Carolina," dit-il en lui tendant le livre.
Elle releva la tête vers le livre d'images que Bojan tenait, qu'elle avait dessiné elle-même il y a une dizaine d'années, à partir de l'histoire qu'il lui avait raconté. Il avait pour titre : "Le Petit Héros", représentant le personnage principal de cette histoire. Il s'agissait de l'un des trois héros d'il y a quatre cents ans. Bien que très jeune et de petite taille, il possédait une détermination et une fougue à toute épreuve, libérant les gens et leur redonnant le sourire grâce à sa bonté, héritée de son innocence et de ses rêves. Il se battait vaillamment avec une épée magique et avec sa magie à la fois douce et brillante, qui le distinguait des autres.
À ses côtés, on pouvait apercevoir les deux autres héros, que Carolina n'avait pas autant détaillés. En fait, ils n'étaient même plus dessinés après, tellement elle n'avait d'yeux que pour le Petit Héros quand elle était enfant. Malgré tout, on pouvait voir que l'un d'eux, visiblement une fille vu la jupe dessinée en triangle, portait un long chapeau. L'histoire était assez simple pour que même un enfant la comprenne, le petit héros voyageait avec ses compagnons à travers Primis aidant de nombreuses personnes.
Les dessins se faisaient de plus en plus colorés au fil de l'histoire et ils arrivaient sur une page avec légèrement plus de détails. Celle-ci, racontait la libération des esclaves d'une certaine "Forteresse d'Or" dans une grande ville du sud, le petit héros l'avait attaqué et libéré tout le monde avant de prendre la fuite avec ses amis sur un bateau d'un marin avec qui ils étaient amis. Du pont du navire, il aurait crié qu'il libérerait tous les opprimés emprisonnés dans des lieux similaires.
Acclamé par la foule, il aurait disparu, et malgré l'attente, personne ne l'avait jamais revu. Les prisonniers des autres forteresses avaient entendu parler de cette histoire et priaient chaque jour pour le retour d'un héros, espérant même le retour du Petit Héros..
Bojan referma doucement le livre, remarquant que Carolina s'était endormie sur le sol, apaisée par l'histoire qu'il lui avait racontée une énième fois. Il lui sourit et posa le livre près d'elle, puis s'éloigna pour s'allonger contre le mur, fermant les yeux pour se reposer à son tour.
Au même moment, du côté de Saukel et Octavia, ils arrivent à la sortie de la forteresse et elle était prête à lui demander de dégager des lieux lorsqu'ils furent surpris par l'ouverture des grandes portes. Ils ne s'attendaient pas à une visite si tard dans la nuit.
Un homme de grande taille, dont les muscles semblaient sur le point de craquer son uniforme, entra dans le bâtiment, un sac jeté par-dessus une épaule et un cigare à la bouche. Octavia se redressa immédiatement, portant la main à son front en signe de salut, tandis que Saukel, tremblant, fit un pas en arrière en reconnaissant l'homme.
"Bon retour à la Forteresse d'Argent, monsieur le directeur," dit Octavia de façon formelle.
L'homme s'arrêta devant Octavia et Saukel, le regard perçant et fatigué derrière un nuage de fumée de cigare. Le directeur de la Forteresse d'Argent, Herman, dégageait une aura de puissance et d'autorité incroyable. Ses yeux balayèrent rapidement les deux personnes devant lui, avant de s'arrêter sur Saukel.
"Saukel, je vois que tu es de retour les mains vides. Encore une fois," dit Herman.
Saukel, tremblant légèrement, baissa les yeux. Il savait que la patience du directeur était limitée.
"Monsieur le directeur, je... je peux tout expliquer. Le banquier, Edgar Baring est intéressé par la fille à la mèche blanche. Il est prêt à payer un million pour elle. Il m'a donné rendez-vous dans..."
"Silence ! Est-ce vrai Octavia ?" interrompit Herman.
"Je n'ai rien pour le prouver, mais d'après ce que j'ai entendu sur ce banquier, ça ne me surprendrait pas. Ces gens-là sont prêts à dépenser des fortunes pour gonfler la valeur de leurs biens au-delà de leur véritable prix," répondit Octavia.
"Je n'aime pas les spéculations. Saukel, tu as une chance de te racheter. J'attendrai la somme exacte de cette transaction, et peut-être que je considérerai de ne pas te jeter dans une cellule pour ton incompétence."
Saukel hocha vigoureusement la tête, soulagé d'avoir une opportunité de se racheter.
"Oui, monsieur le directeur. La transaction aura lieu dans une semaine, vous aurez tout d'ici là, je vous le jure !"
Il partit de la forteresse aussi vite qu'il pouvait, Herman le regardant partir d'un air méprisant, puis se tourna vers Octavia.
"Assure-toi qu'il ne fasse pas d'entourloupe comme à son habitude. Et j'aimerais que demain tu prépares la fille à la mèche blanche. Si cette offre est réelle, nous devons être prêts à la rendre la plus présentable possible."
"Compris, monsieur le directeur."
Herman se dirigea vers son bureau, le cigare toujours à la bouche, ses pas lourds résonnant dans les couloirs de la forteresse. Octavia le suivit, intriguée par son retour à une heure si tardive. Une fois arrivé, il s'installa dans son fauteuil et écrasa son cigare dans le cendrier en métal sur son bureau. Octavia, les bras croisés, resta debout devant l'entrée de la pièce et demanda :
"Comment s'est passé votre rendez-vous à Zephiria ?" Demanda-t-elle.
Le directeur poussa un soupir, libérant un nuage de fumée, puis posa sa tête contre son poing, le coude appuyé sur le bureau.
"Je déteste me déplacer, encore plus à la capitale. Maudite garde impériale. Si seulement l'un des trois colonels était basé à Auroria, ça m'aurait évité ce voyage misérable en train."
"Je vois, cette réunion, avait-elle un rapport avec la lettre qui nous a été dérobée récemment ?"
"En effet. Si elle n'avait pas été volée, je n'aurais pas eu à me rendre là-bas."
Il sortit de son sac une boîte en bois stylisée, ornée d'or et fermée par une serrure complexe nécessitant une clé magique pour être ouverte. Il la posa sur son bureau et expliqua à Octavia que le colonel lui avait donné l'ordre de la garder en sécurité dans la forteresse jusqu'à ce qu'il vienne la récupérer pour une expédition mystérieuse.
"Il ne m'a pas donné beaucoup de détails, juste que cette boîte doit rester ici jusqu'à nouvel ordre."
Il prit ensuite une affiche de recherche montrant un dessin approximatif d'un homme aux cheveux rouges, un tatouage sur la joue et le visage à moitié caché par une écharpe. La récompense pour sa capture était de cent pièces d'or, à condition qu'il soit ramené vivant.
"Ce type rôde autour de la forteresse. Il est probablement au courant de cet échange grâce à la lettre qu'il a volée. Attends-toi à ce qu'il refasse surface à tout moment," dit Herman en empoignant avec force l'affiche du voleur.
"A vos ordres."
Herman glissa la boîte dans un tiroir sous son bureau, verrouillant soigneusement celui-ci avant de faire signe à Octavia de se retirer. Il s'adossa ensuite un peu plus dans son fauteuil, cherchant un moment de repos après son long voyage.
Pendant ce temps, derrière la fenêtre du bureau du directeur, une silhouette se dessinait sur un toit éloigné. Une homme, dont l'écharpe flottant au vent, observait attentivement la scène à distance, avant de disparaître sur un coup de vent tel de la fumée.
Fin du chapitre 10.