Égo était debout, là, dans la chambre de la taverne, contraint d'attendre, comme Aïma lui en avait donné l'instruction. Celle-ci s'était ensuite éclipsée, laissant Égo, la pauvre machine, livré à lui-même.
Dans sa solitude, il tendait son oreille, ou plutôt ses capteurs sensoriels, à tout ce qui passait dans leur champ d'analyse. Il s'attardait sur chaque détail, cherchant à tout comprendre. Le battement du cœur du tenancier de l'auberge, le rythme de la respiration des quelques oiseaux ayant fait leur nid dans la toiture, et même les paroles des passants dehors. Il écoutait toutes sortes de conversations, celle-ci abordant des sujets variés allant des propos les plus anodins aux plus singuliers. Le prix du pain, le poids des denrées exposées sur un étalage ordinaire ; sans oublier les diverses espèces animales consommées pour se nourrir, ainsi que leurs préoccupations, leurs craintes et même leurs moments de joie.
Bien qu'il ne comprenait presque rien à tout ce tumulte, doux bruissement de la vie à Noméra. Un vacarme qui, sous d'autres regards, paraîtrait aussi imperceptible qu'inaudible, puisqu'Égo écoute simultanément tous ces sons.
Toutes ces informations, toutes ces données perdues dans un espace complexe. Il commençait à les relier entre elles, tentant d'y discerner, assis sur ce qui ressemble fort à un lit, le concept même de société. Mais personne ne l'écouterait, lui. Après tout, comment pourraient-ils voir ce qu'il voit, entendre ce qu'il entend, appréhender les choses comme il le fait ? Tout cela est inaccessible pour tout autre que lui, tandis qu'il lui est également impossible de communiquer avec ces « ombres » qui s'agitent, glissant dans cet océan de données.
"Distance de l'utilisateur 150 m."
Les vecteurs formés par les mouvements de chaque être s'organisaient en un chaos suivant ses propres règles. Ils suivaient un chemin, direction précise qui ne semblait pourtant n'avoir aucune destination.
Et malgré tout, Égo cherchait à comprendre. Il voulait saisir la raison de sa mission, les fondements de son existence artificielle. Alors, il formulait des hypothèses, minimisait ses erreurs d'interprétation, modélisait la vie, la simulait, comparait son modèle au réel, avant de reprendre une fois de plus le processus depuis le début.
C'était en fait ce que l'obligeait à faire les longues équations décrivant son système. À chaque fois qu'il se trompait, il apprenait. À chaque fois qu'il réussissait, il y gagnait une nouvelle certitude, une nouvelle règle, une nouvelle connaissance. Un algorithme capable de s'adapter. Peu importe le temps. L'alliage qui le constituait ne subissait que très peu les affres des âges. Il cherchait, et espérait trouver, même s'il ne savait pas ni pourquoi ni comment.
Des centaines de règles interne à son système avaient été corrompues lors du crash. Cela avait pour lui deux conséquences majeures. La première, il se retrouvait entièrement livré à lui-même. La deuxième, et non des moindres, l'empêchait d'agir constamment, car son système pseudo-moral bloquait tous ses membres s'il ne parvenait pas à prédire les conséquences directes de ses actions.
Ainsi, Égo n'avait obtenu de son propre système qu'un droit d'agir limité, puisqu'il ne parvenait pas à interpréter pleinement ce qui l'entourait. Il s'était d'ailleurs, malgré le jeune âge de sa pseudo-conscience, déjà retrouvé maintes fois dans des situations dissonante et, par conséquent, paralysantes. Cette sensation désagréable que ses circuits électroniques lui causaient dans de tels cas est mathématiquement si pénible pour lui qu'il faisait tout pour l'éviter.
En effet, de tels chocs augmentent considérablement ses erreurs de calcul. Les concepteurs, qui avaient mis en place son système de sécurité, avaient évidemment raisonné de manière purement logique et algorithmique, ne se souciant que très peu de prendre en compte la perception qu'aurait le robot. C'est pourquoi, afin d'empêcher tout geste malencontreux, ils avaient jugé préférable de provoquer un court-circuit entraînant un arrêt temporaire de certaines de ses fonctions pseudo-musculaires.
"Langage N 002, apprentissage estimé : 20 %"
Égo se releva, prêt à partir. Il n'avait aucune raison de le faire si ce n'est sa curiosité insatiable. Cela et Aïma qui semblait s'éloigner toujours plus de lui. Or, Égo se rendait bien compte que si elle se trouvait trop éloignée, il risquerait de subir une autre décharge. Il estimait qu'une distance de confort avec sa cible ne devait jamais dépasser 500 mètres, d'après ses observations dans la forêt.
Car bien que ces capteurs quantiques permettent d'observer l'état de son utilisateur à une très longue distance.
Il se trouve qu'il en reste impossible pour Ego d'analyser ce qui entoure Aïma au-delà de cent mètres.
À cette distance, Égo craignait donc de perdre le contrôle de la situation. Il risquait de devenir impuissant, incapable de prévoir les possibles qui se cachaient dans la brèche des inconnues le séparant de sa cible. De plus, il convient de noter qu'Aïma avait, aux yeux d'Égo, un véritable don pour être imprévisible.
Ses mouvements, sa manière de courir vers le danger, cela frustré Égo énormément. Après tout, il était désormais, depuis leur rencontre, mathématiquement lié à elle.
Il est obligé de prendre soin de son utilisateur bien plus encore que de tout autres choses autour de lui.
Lorsqu'il passa le pavillon de l'auberge, il redécouvrit la ville. Celle-ci était enluminée sous les teintes de l'aurore matinale. Il n'avait pu l'observer ainsi auparavant, car ses capteurs de longue distance ne lui permettaient pas d'observer la lumière. C'est pourquoi il n'avait pu qu'entrevoir la ville que sous les feux du crépuscule lors de son arrivée. Égo aimait la lumière du soleil, la douce chaleur de ses rayons réchauffaient ses modules et limitait son entropie. Tout comme les habitants de Nomera, cela lui permettait ainsi de produire de l'énergie, même si la quantité n'était pas significative.
En vérité, les sens d'Égo étaient loin d'être parfaits. En fait, il devait estimer et extrapoler la plupart de ce qui l'entourait. L'intervalle de bruits résiduels entre chaque donnée certaine était alors comblé. Mis à jour par ce qu'il estimait comprendre. Remplacé par des probabilités affinées de son savoir comportemental. Aux yeux d'un être vivant tout à fait standard, cela pourrait ressembler à des hallucinations ésotériques produites par les effets de substances peu recommandables. Pourtant, pour Égo, tout cela avait du sens, ou du moins il faisait tout pour que cela en ait.
"score d'intégrité des protocoles de sécurité pseudo-morale estimée à 90 %"
Les savants ingénieurs ayant contribué à sa conception n'avaient rien laissé au hasard. C'est pourquoi Égo possédait plus d'une façon de comprendre que son fonctionnement était altéré et bien plus encore de le remettre aux normes. Évidemment, la distance à tout serveur de l'Alliance l'empêchait de se mettre à jour automatiquement. C'est pourquoi il était condamné à apprendre, tel un enfant prenant en main un nouveau jeu dont il ne connaît pas les règles. Il devait chercher quelles combinaisons d'instructions lui permettraient de résoudre le puzzle, énigme dont la finalité était vérifiable, encadrée par une signature indélébile laissée dans un disque de diamant.
Cette marque lui servait de modèle d'intégrité statistique. Autrement dit, la machine pouvait réécrire ses propres règles tant que celles-ci lui permettaient de respecter strictement le comportement décrit dans le disque. Quelle ironie que de savoir qu'il ne comprenait pas ce que celles-ci signifiaient ! Alors il cherchait et cherchait toujours, mais l'être de métal n'avait jusqu'alors trouvé aucune pièce complétant l'image de manière satisfaisante. Aucune règle ne permettait d'améliorer son score d'intégrité. De plus, plus il établissait de nouvelles règles et plus il devenait difficile d'en trouver de nouvelles. Une comparaison possible à la difficulté de cet exercice serait de jouer à une loterie cent fois en espérant gagner une partie de plus à chaque tirage. En effet, les règles, une fois établies, étaient alors testées et vérifiées par les données enregistrées dans le disque de diamant. Aucune ne devait entrer en conflit avec les autres ; et plus le disque de diamants validait ses règles, plus son champ d'action augmentait. C'est pourquoi Égo aurait pu continuer d'éluder ces pseudo-pensées énigmatiques encore longtemps. Cependant, l'univers en décida autrement. :
"Utilisateur en danger"
La distance qui le séparait d'Aïma n'était que d'une centaine de mètres, mais ses capteurs quantiques venaient de s'affoler. Il avait senti son cœur s'accélérer et ses muscles subir un fort stress lié à l'effort. Il écoutait le danger qu'elle courait. En face d'Égo, se trouvait un large obstacle infranchissable, une immense structure circulaire qui s'élevait d'au moins vingt mètres en plein cœur de la ville. Face à une telle bâtisse, le robot n'avait que peu de solutions à sa disposition ; alors, pour éviter la prochaine décharge, Égo prit son élan. Il fléchit les jambes, donna l'impulsion du départ et s'élança. Il courut à une vitesse incroyable aux yeux des passants, incapables de détourner leur regard. Puis il plissa de nouveau les jambes, exploita l'énergie cinétique de sa course folle et fit un bond d'au moins trois mètres. Il s'agrippa, comme Aïma le lui avait appris, au bâtiment et entama son ascension sur l'arène, toujours avec la même maladresse pathétique.
Au sommet, il put enfin observer la scène de ses yeux. Dans l'arène, tous les spectateurs étaient crispés, les yeux rivés sur la scène, hésitant à rire ou hurler. Aïma et Narth luttait pour leur survie, livrés à la merci d'un homme vêtu de simples vêtements de soie, emplis de dorure royale.
Des flammes semblaient sortir des extrémités de ses membres ; elles dansaient selon son humeur. L'homme riait, se moquait, cynique de sa supériorité. Égo devait agir. Alors, sous le poids des règles qui l'animent et toujours limité par son manque de connaissances, il fit un bond, calculant cette fois sa trajectoire en piqué, espérant changer quelque chose.
Tête la première, la distance qui le séparait du sol l'effrayait bien moins que la punition réservée à la non-action. Sa chute provoqua une onde de choc tel que la poussière de l'arène s'envola comme un écran de fumée. Tous retinrent leur souffle un instant ; personne n'osait bouger. Et lorsque le nuage se dissipa, les spectateurs applaudirent, convaincus que tout cela était orchestré. Une grimace horrible déforma alors le visage de l'homme aux dorures pourpres, toujours trop flamboyant.