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Chapter 2 - Chapitre 1 - Le manoir Memoria

Dring.

Une horloge sonna. Le pendule frappa les planches en pin, la trappe s'ouvrit et la statuette en bois d'une petite fille au sourire tordu en sortit, agitant mécaniquement la main.

Après deux cliquetis d'aiguilles – à 8 heures et 2 secondes pile – la porte s'ouvrit et dans la pénombre apparu la silhouette d'une femme. Ses petites chaussures en cuir noir s'enfoncèrent dans la moquette, et le tissu de sa robe de la même couleur bruissa contre le chambranle. Le dos droit, les jambes encrées au sol et le bras droit placé perpendiculairement contre son ventre, elle jeta un coup d'œil aux aiguilles en argent éternellement figées.

La pièce était plongée dans le noir, si bien qu'elle ne voyait guère plus loin que ses orteils, dont le bout était bien ancré sur la laine rouge, juste à la limite. Ses yeux caressèrent le tapis d'un air absent, tandis que son corps balançait presque imperceptiblement d'avant en arrière.

La nuit qui l'enveloppait tout entière lui faisait perdre ses repères et l'obligea à serrer violemment les orteils sur la semelle de ses chaussures, pour retenir le poids de son corps frêle, qui ne manquerait pas de l'entraîner en avant à la moindre seconde d'inattention. Tous ses muscles se contractaient pour la maintenir en place, car dieu savait ce qu'il se produirait si elle franchissait – même par inadvertance – la frontière invisible qui la séparait du cœur de la pièce.

Immobile, les yeux posés quelque part dans le noir, elle camoufla comme à son habitude l'agitation qui l'habitait, de peur de se laisser submerger par celle-ci. Elle se concentra sur la limite, le gouffre invisible et qui serait pourtant si lourd de conséquences si elle se risquait à s'y jeter. Il était comme une flamme ardente : interdit et pourtant si tentant.

Elle s'imaginait ainsi un mur, qui s'étendrait du parquet en acajou au plafond et dont les briques aussi rouge que le sang ne pourraient être brisées par aucun homme. Une muraille infranchissable qui séparerait deux mondes, l'un dans lequel elle vivait quotidiennement et l'autre dont l'accès ne lui serait autorisé – tel le paradis – qu'occasionnellement, par un être supérieur.

Ainsi elle attendit.

Un clic.

Deux clic.

Trois clic.

Et une silhouette surgit tout à côté du mur, à peine dessinée dans la pénombre. Ce n'était pour l'heure qu'une masse noire difforme, qui ondula dans le noir, en faisant bruisser les draps.

Stoïque et sans bouger, elle continua à fixer son regard quelque part dans la grande chambre, juste dans le coin, là où elle savait que l'énorme lit à baldaquin se trouvait. Dans le silence résonna une respiration embrumée et le craquement de quelques os, avant qu'un regard – en était-elle absolument certaine – se posa sur sa personne. Elle ne bougea pas pour autant de sa marque imaginaire, se contentant de cligner régulièrement des paupières et de respirer, puisque cela était les seules choses qu'il lui était impossible de contrôler.

Telle une poupée de porcelaine elle patienta, encore et encore, attendant que la main de son propriétaire vienne lui donner vie, car elle ne pouvait exister sans lui. Elle n'était qu'un objet inanimé, qu'une coquille vide qui ne pouvait avoir d'autre âme que celle que son maître lui insufflait, chaque fois qu'il s'adressait à elle, ou qu'il posait les mains sur ses membres.

Après ce qui sembla être une éternité, le silence se brisa et au son d'un léger raclement de gorge, le gouffre qui se trouvait devant elle se couvrit d'un solide pont en pierres. Aussitôt, son corps plongea vers l'avant et elle s'élança un peu plus profondément dans les ténèbres. Elle marcha droit devant elle, dans ce qui lui sembla être une épaisse brume au cœur de laquelle tout être pourrait s'égarer, s'il ne connaissait pas bien les environs.

'Dix-sept.'

'Dix-huit.'

'Dix-neuf.'

Elle comptait silencieusement ses pas, laissant ses souvenirs prendre possession d'elle et recréer les contours de la pièce dans laquelle elle s'avançait. A vingt et un pas et pas un de plus, elle s'immobilisa, avant de tendre les mains en avant. Ses doigts s'accrochèrent à un morceau de tissu épais, qu'elle empoigna. Comme un papillon battant des ailes, elle écarta brusquement les bras. Elle entendit un glissement, avant qu'une lumière jaune, à peine plus forte que celle qu'une bougie pourrait produire, l'enveloppe toute entière.

Son regard aguerris se posa sur le jardin, dont la noirceur ne l'étonnait plus, avant de glisser sur les petits particules de poussières qui flottaient encore dans l'air. De minuscules orbes blanches, à peine perceptibles par l'œil humain, mais qui demeuraient toujours, malgré ses efforts.

'Il va falloir nettoyer tout ça.'

Les matinées dans le manoir étaient toujours particulièrement routinières et monotones. Le déroulé était toujours le même, quoiqu'il puisse se produire et chaque nouvelle journée n'était en fait qu'une pâle réplique de la précédente. La vie au domaine Memoria était chaque jour la même, comme un disque rayé qui n'en finirait pas de tourner.

Elle, n'était qu'un rouage de ce cycle sans fin, qui avait toujours été impuissante. Rien ne pouvait après tout arrêter la roue du destin, car cela était sa raison d'être.

« Aina. »

Une voix rauque et froide brisa le silence. Elle était relativement douce et dénuée de toute colère, mais la jeune femme savait bien mieux que quiconque déceler l'impérativité sous-jacente de ses mots.

Elle fit volte-face et avança d'un pas, pour se placer juste devant le rideau de soie rouge, qui couvrait l'imposant lit en bois noir qui trônait au centre de la pièce, juste au milieu du mur. A travers son tissu tout juste transparent, elle distingua les contours d'un humain, dont elle vit la tête pivoter sur les côtés. Le mouvement s'accompagna d'un craquement, le même que celui que cette personne faisait toujours pour étirer sa nuque engourdie par la fatigue.

Elle n'appréciait pas particulièrement ce son et il était juste de dire qu'il lui faisait presque froid dans le dos. Elle aurait dû y être habituée après tant d'années, mais quelque chose provoquait en elle un vague sentiment de malaise qu'elle ne parvenait pas à expliquer. Chaque fois qu'elle entendait ce son si singulier qui lui était propre, un profond inconfort lui tordait le ventre, comme si elle s'apprêtait à assister à quelque chose de terrible. Au-delà des habitudes dérangeantes de l'occupant et de sa personne plus que particulière, c'était cette pièce toute entière dans laquelle elle avait du mal à demeurer.

Cette chambre à l'apparence chaleureuse, avec sa tapisserie rouge bordeaux et à l'atmosphère pourtant sinistre était la première de sa petite routine, mais elle était l'endroit qu'elle préférait le moins, même si elle ne savait pas vraiment pourquoi.

« Maître. » finit-elle par souffler, inclinant légèrement la tête en avant, la paume droite sur le cœur.

Comme chaque jour, elle attendit quelques secondes, les yeux posés quelque part sur les nielles rouge sang qui couvraient le tapis, entremêlées d'orties qui semblaient prêtes à les dévorer. L'objet était élégant et délicat, ne collant en rien à la personnalité de son maître. Il semblait presque ne pas être à sa place, comme un arbre mort dans une forêt verdoyante. L'atmosphère était étrange dans ce lieu et ce manque d'harmonie des couleurs et du mobilier ne se limitait pas à cette pièce, s'étendant à tout le manoir.

De nombreuses choses dans cet endroit étaient à leur place, sans vraiment sembler y être. Tout était soigneusement choisis et associés pour former un magnifique panorama, pourtant, toute personne normale n'aurait pu s'empêcher de trouver que quelque chose n'allait pas. Elle n'avait jamais vraiment su ce qui la dérangeait dans tout cela, mais elle avait l'étrange impression que les pièces de la maison étaient bizarrement et subtilement désaccordées, comme un instrument qui jouerait faux au milieu d'un orchestre. C'était un détail que l'on ne pourrait remarquer sans y prêter grande attention et aussi, semblait-elle être la seule de la demeure s'en étonner.

Toujours était-il que ce n'était pas sa place de critiquer les goûts en décoration de ses maîtres, aussi faisait-elle tout son possible pour faire abstraction de ces détails.

« Apporte-le-moi. » ordonna-t-il, la voix légèrement trainante et pourtant on ne peut plus autoritaire.

Hochant imperceptiblement la tête, elle tourna les talons, apercevant brièvement une main pâle fendre les rideaux du lit, la paume tendue.

Elle scruta quelques secondes la chambre, à présent découverte par la lumière tamisée du soleil à la teinte sale, comme si l'on avait aspergé ses rayons d'eau boueuse. Cette fois encore, elle n'aperçut pas le ciel bleu qu'elle avait vu dans les livres, ou les éblouissants rayons qui auraient dû baigner la demeure dans la douce chaleur de l'été. Elle ne vit que d'épais nuages cramoisis, couvrant une lumière brune à la teinte comme celle d'une feuille mourant au cours de l'automne.

La météo dans cet endroit ne changeait presque jamais, sauf les jours de tempêtes, lors desquels les cieux étaient baignés dans le sang, couvrant le domaine d'un voile pourpre, comme si la fin du monde approchait.

« Aina. » insista la voix, cette fois plus froide qu'auparavant, voyant que la jeune femme demeurait figée devant la grande fenêtre, donnant sur le jardin presque mort.

L'intéressée haussa les sourcils, avant de détacher les yeux du paysage, presque à contre cœur. Elle n'était habituellement pas si distraite, surtout en présence du maître, mais quelque chose semblait la troubler, comme si... Comme si une chose était différente dans la quotidienne banalité de ce jour.

Elle ignora l'étrange sentiment qui se formait au creux de son ventre et se détourna de l'extérieur, pour faire face à un énorme paravent en bois, sur lequel étaient peints un homme et une femme.

'Je me demande si le maître sait ce que signifie vraiment cette œuvre.'

Si l'on y regardait pas de plus près, la scène aurait pu passer pour une tendre étreinte entre deux amants, mais elle savait bien mieux que quiconque que ce qui se dégageait de cette œuvre n'était autre que l'emprise d'un être humain sur un autre.

'L'asservie.'

Cela était le nom de ce tableau. Il avait jadis été célèbre dans le monde de l'art pour la délicatesse de ses traits et la beauté de la scène qui y était représentée. Le fait est que tous avait mépris le nom original de cette œuvre. Son auteur l'avait soigneusement inscrit dans le coin inférieur droit de son chef d'œuvre, à l'encre argentée. Fondus dans la robe entrouverte de la femme voluptueuse amoureusement – enfin le croyaient-ils – pressée contre son amant, deux caractères étaient totalement passés inaperçu. La peinture, que tous avait prénommé « La servie » pendant si longtemps, pensant qu'il représentait une femme passionnément contentée par son époux, était en fait la cruelle représentation de la domination de l'homme sur la femme.

C'est ainsi qu'un jour, un riche collectionneur qui l'avait acquis, s'était rendu compte du message caché que le peintre avait intelligemment dissimulé dans les jupes de la jeune demoiselle.

'Il avait changé d'angle.'

Personne n'avait jamais su si cela était intentionnel, mais nombreux furent ceux qui interprétèrent cet étrange détail comme un message que les apparences étaient parfois trompeuses et que les choses n'étaient pas toujours ce qu'elles semblaient être. Dès l'instant où le titre original de ce tableau avait été révélé, tous les signes de l'emprise soigneusement camouflés dans la scène étaient apparus, comme par magie et plus personne n'avait jamais posé le même regard sur cette œuvre. Avoir ce genre d'objet dans sa chambre à coucher pouvait semblait incongru, mais le maître était le genre d'homme à ne pas se soucier de ce que pouvaient penser les autres de lui. Il avait probablement trouvé en cette scène quelque chose qui lui avait plu, au point qu'il l'installe juste en face de son lit, là où il pourrait le voir chaque fois qu'il ouvrirait les yeux.

Si ces bizarretés l'apaisait, ce n'était pas elle qui allait s'en plaindre. La facilité de sa journée dépendait en partie de l'humeur de ses maîtres. Ainsi, tout était bon pour les contenter.

'Les maîtres sont des personnes exigeantes.'

Pas étonnant considérant qu'ils venaient d'une longue lignée d'illustres membres de la famille impériale. Les habitants du manoir Memoria étaient des nobles et il allait sans dire qu'ils se comportaient comme tels, bien que leur présente renommée ne soit en rien comparable à celle de leurs ancêtres. Nombreux étaient ceux qui, par-delà l'empire, comméraient sur le fait que les habitants du manoir ne fussent plus qu'une vulgaire famille en déclin, qui auraient perdu leur pouvoir en même temps que leur colossale fortune.

Personne ne parlait jamais de ces rumeurs entre les murs du château, car cela aurait mis le chef de ces lieux dans une colère noire, dont personne – pas même les innocents – ne réchapperaient.

'Personne n'est à ce point suicidaire... Même le jeune maître.'

Même lui, qui semblait parfois côtoyer la mort d'un peu trop près ne s'y serait pas risqué. Celui que tous surnommait « le patriarche » prêtait bien grande attention aux apparences et aux ouï-dire, qui constituaient selon lui les fondations de toutes les grandes familles de ce temps. Aussi n'aurait-il jamais laissé passer la moindre rumeur à son encontre, surtout si celle-ci était fausse.

La famille Signavit ne tolérait aucun écart en ce qui concernait sa réputation, parce qu'elle était le socle de sa puissance. Cela était certainement vrai, mais pas dans le sens que le chef de famille pouvait s'imaginer. Les rumeurs qui courraient sur cette lignée étaient en réalité ce qui poussait les autres nobles de l'empire à se plier à eux, car tous craignaient le courroux de la famille « maudite » et ses étranges us et coutumes. L'objet délicatement enfermé dans une boîte en or couverte de roses portant des cornes en était d'ailleurs le parfait exemple.

Posé bien en évidence derrière le paravent, sur l'imposant bureau en chêne noir, le coffre aurait attiré l'œil de toute personne qui pénétrerait dans la pièce, bien qu'aucune ne se risque jamais à essayer de le dérober. Le jeune maître était de ceux qu'il n'était pas bon d'essayer d'entourlouper, parce qu'il était parmi les membres les plus cruels de cette sombre famille, juste après son digne et redouté père. L'objet était particulièrement tape à l'œil, encadré entre deux chandeliers sertis de diamants et de saphyr rouge sang, brillant d'une pâle lueur brune. Les yeux d'Aina passèrent de ce bijou à la tête de la biche qui se détachait du mur, juste au-dessus d'elle, mais elle détourna le regard lorsqu'un frisson de malaise la secoua en apercevant ses pupilles luisantes, qui fixaient partout et nulle part à la fois. Elle n'aimait pas s'imaginer l'animal encore vivant, dont l'âme serait emprisonnée dans cette tête immobile, hurlant sans que personne puisse jamais l'entendre.

Elle trouvait tout cela de mauvais goût et ne comprenait pas bien ce que le maître trouvait à l'art de la chasse, qui lui semblait simplement être une activité barbare. Toujours était-il que le jeune maître aimait traquer les animaux innocents, car il avait toujours un sourire satisfait aux lèvres chaque fois qu'il revenait avec une prise. Cela expliquait également pourquoi il accrochait ce genre de trophées partout dans sa chambre à coucher, au milieu des autres étrangetés qu'il avait acquis au cours de sa jeunesse.

'Cet endroit est comme une chambre des horreurs.'

Elle ignora ces pensées pour glisser la main dans la poche de sa robe à volants noir, couverte de soleils jaune. Celle-ci lui avait été offerte par ses maîtres lors de ces débuts ici et elle ne l'avait jamais quitté depuis. Elle en sortit une paire de gants en soie immaculés, dans lesquels elle glissa ses mains. Elle posa les doigts sur le couvercle en bois recouvert de feuilles d'or et l'effleura avec délicatesse, jusqu'à ce que ses mains se placent aux deux extrémités inférieures.

Son index droit souleva le loquet en métal blanc, avant que ses pouces écartent le couvercle du socle pour ouvrir le luxueux coffret, révélant son contenu à la lumière de la bougie. Un masque en bois blanc, fendant d'une épaisse ligne noire un visage en deux, était délicatement posé sur un coussin en velours rouge. D'un côté se trouvait un œil noir troué, arquée en croissant de lune et souligné par un sourire doux. De l'autre, le même œil, mais cette fois-ci accompagné d'un rictus cruel, qui lui faisait particulièrement froid dans le dos et d'un sourcil froncé, accentuant encore un peu plus l'aspect terrifiant de cette demi figure. L'expression dépeinte à gauche ressemblait à celle d'un démon et l'autre à sa jumelle angélique. Elles étaient comme les deux faces d'une même pièce, comme une personne et son reflet dans le miroir, similaires et pourtant très différentes.

L'objet, qu'elle attrapa du bout des doigts était très précieux. Il avait été sculpté – disait-on – par le plus grand artisan de l'empire, spécialement pour le jeune maître et il n'en existait qu'un seul exemplaire. Ce trésor valait presque plus qu'un manoir et était donc à traiter avec énormément d'attention. Il était particulièrement fragile et aurait pu se briser à la moindre erreur, aussi glissa-t-elle sa paume en dessous pour maintenir l'objet en place, tandis qu'elle refermait le coffre. Elle plia soigneusement le ruban rouge qui était accroché de chaque côté et traversa la pièce jusqu'au rebord du lit, où la main de son maître était toujours tendue.

Sa besogne n'avait duré que quelques dizaines de secondes, mais elle était sûre, connaissant son maître, qu'il avait déjà commencé à s'impatienter dès l'instant où elle avait tourné les talons. Elle s'empressa donc de lui tendre le masque et celui-ci l'empoigna presque violemment, lui communiquant sans détour son mécontentement.

« Il était presque temps. » grogna-t-il, son bras disparaissant sous les draps.

La mauvaise humeur du jeune homme était tout à fait habituelle, aussi ne se formalisa-t-elle pas face à son ton agressif. Cela faisait maintenant plusieurs années qu'elle travaillait dans ce lieu. Elle connaissait donc les membres de cette famille par cœur et était habituée à leurs humeurs changeantes et à leurs habitudes plus que surprenantes. Lust Signavit était l'aîné des hommes Signavit, juste après le général Wrath, le patriarche.

Elle n'apercevait presque jamais ce dernier dans le manoir, car il était souvent cloitré dans son bureau, dans lequel presque personne n'était autorisé à entrer, sauf Elvan. Aussi ne le rencontrait-elle que très rarement.

'Et tant mieux.'

Le patriarche était un homme effrayant, qui ne laissait passer aucune erreur. Elle préférait donc ne pas avoir affaire à lui, de peur de s'attirer des ennuis. Le jeune maître Lust n'était pas particulièrement plus tendre, mais il était tout de même moins effrayant et moins puissant que lui. Elle avait pour ainsi dire plus de chance de s'en sortir vivante face au jeune homme, que face au chef de famille. Le choix était donc tout naturel entre lui et Lust.

Ce dernier poussa d'ailleurs le rideau de son couchage après quelques secondes et sa silhouette apparue aux yeux de la jeune femme. Assis, le dos contre le lit et les mains posées sur ses jambes couvertes par son drap en soie noir, il avait revêtu son masque. Celui-ci était soigneusement attaché derrière sa tête grâce au ruban rouge qu'elle prenait soin de repasser pour éviter les plis. Le nœud qu'il avait fait était tordu et très inégal, comme s'il avait eu du mal à le faire lui-même, mais elle se garda bien de lui en faire la remarque. Maître Lust était un homme plein de fierté et il était presque certain qu'il prendrait mal le moindre conseil qu'elle pourrait tenter de lui donner.

Comme à son habitude, il l'attendait comme un prince, le visage camouflé derrière son masque. Elle ne voyait pas son expression, ce qui pouvait se révéler difficile pour interpréter les humeurs de son maître, mais elle avait fini par réussir à lire en lui en se fiant à ses pupilles de glace, qu'elle voyait à travers les ouvertures de son masque, ainsi qu'aux mouvements de son corps, qui semblaient en dire bien plus sur lui que ses propres mots.

Il ne lui en fallut pas plus pour se diriger vers la porte. Elle s'engouffra dans le long couloir sombre, désert au point qu'elle n'entendit pas un autre son que celui de ses petits escarpins noir sur le parquet ébène. Elle accéléra le pas jusqu'à un renfoncement, juste entre deux plantes, en face de la fenêtre donnant sur la grande cours, baignée dans la brume. Sous un grand tableau représentant un démon dévorant un nourrisson, se trouvait une grille en argent, couvrant ce qui ressemblait à un trou sans fond, à peine assez grand pour y laisser entrer un enfant. S'approchant de la porte, elle poussa un bouton rouge, avant qu'un clic ne retentissent et que les fils de fer qui passaient le long du mur se mettent en mouvement. Un bruit métallique se fit entendre dans le fond du gouffre – enfin, c'était l'image qu'elle en avait – et une plaque se fraya petit à petit un chemin jusqu'à elle.

Le monte plat continua à avancer pendant quelques secondes, avant de se stopper juste devant elle, révélant une assiette en porcelaine blanche, recouverte par une cloche en or. A côté de celle-ci étaient délicatement posée une fourchette, accompagnée d'un couteau en argent, ainsi qu'une serviette en soie blanche, avec des roses d'or brodées dessus. Un verre à pied en cristal, contenant du jus de fruit avait également été ajouté.

'Toujours aussi rapide.'

Le procédé était le même chaque matin. Maître Lust prenait son masque, il s'asseyait, demandait son petit déjeuner et elle se précipitait jusqu'ici pour le récupérer et le lui apporter. Les cuisines travaillaient vite et la ponctualité était le mot d'ordre dans cet endroit, aussi savait-elle qu'elle pouvait presser le bouton d'appel sans crainte, car les employés de ce manoir ne failliraient jamais à la tâche.

'Je dois me dépêcher.'

Elle empoigna les bords du plateau en argent et le pressa contre son buste pour le maintenir en place. Elle marcha ensuite lentement en direction de la chambre et entra par la porte ouverte, pour y voir maître Lust toujours installé contre le mur. Il n'avait pas bougé d'un poil, comme si le temps s'était arrêté dans la pièce après qu'elle l'eu quittée. Il tourna la tête vers elle et elle aperçut ses pupilles de glace briller d'un lueur étrange, mais elle ignora ce détail. Elle avança jusqu'au rebord du lit et déposa le plateau sur la table de chevet, juste à côté de lui. Les mains toujours couvertes de ses gants, elle souleva la cloche et découvrit une assiette rempli d'une omelette et de bacon à peine cuit, les préférés du jeune homme.

'Il aime la viande saignante à souhait.'

Elle empoigna ensuite la fourchette et piqua dans les tendres bouts de viande, avant de se saisir du couteau pour en découper des petits morceaux. Les nobles étaient comme des enfants. Ils ne savaient rien faire seuls ou plutôt, ne voulaient rien faire seuls. Aussi, fallait-il leur apporter de l'aide pour chacune de leurs activités quotidiennes. Le repas était l'une d'elle et pas la plus passionnante. Pendant qu'elle s'attelait à la tâche, elle sentit le regard de son maître se poser sur elle. Ses pupilles suivaient ses faits et gestes, elle le savait.

Maître Lust avait toujours été ainsi. Il était un homme de peu de mots, mais ne s'empêchait jamais de poser les yeux sur elle. Elle n'aimait pas beaucoup la manière dont il la fixait. Lorsqu'il faisait cela, elle était presque toujours traversée par un frisson de dégoût, qu'elle ne parvenait pas à expliquer. Elle ne pouvait voir son visage à cause du masque, mais elle était presque certaine que cet homme souriait lorsqu'il la suivait des yeux et cela avait le don de l'horrifier. Son regard posé sur elle lui donnait l'impression que des vers rampaient sous sa peau et cette pensée lui provoquait presque la nausée.

« Voici, maître. »

Elle entendit ses dents grincer de là où elle se trouvait, comme un animal se préparant à dépecer une proie.

Elle plaça le plateau sur ses genoux et recula d'un pas, en s'inclinant en avant.

« Ce n'est pas trop tôt. » la réprimanda-t-il froidement.

Visiblement, il était encore de mauvaise humeur... Même si elle avait fini par avoir l'habitude de ses sautes d'humeur, cela n'en était pas plus plaisant pour autant. En ces moments, bien plus fréquents qu'elle l'aurait souhaité, il était toujours agressif, froid et distant avec les autres. Il n'y avait que lorsqu'il mangeait, qu'elle pouvait enfin être tranquille, sans risquer de subir la tempête de sa colère.

Ce moment était l'un des rares où elle pouvait souffler et elle comptait bien en profiter. Elle observa silencieusement maître Lust commencer à déguster son déjeuner, prenant soin d'éviter qu'il remarque son petit manège. Il avait l'air on ne peut plus concentré sur son repas, ne remarquant pas que la jeune domestique lui jetait des regards appuyés.

Elle s'étonna à nouveau de le voir parvenir à manger avec son masque sur le visage. Elle n'était pas certaine de la raison pour laquelle il s'embarrassait quotidiennement d'une telle chose, mais elle n'était pas particulièrement curieuse de le savoir.

'Il doit avoir ses raisons.'

Les Signavit n'étaient pas des gens ordinaires et cette étrange coutume devait probablement être l'une de leurs « particularités ».

'Ce n'est pas la première.'

Peu de choses parvenaient encore à l'étonner dans cet endroit, car il était très peu commun et ne ressemblait à aucun autre.

« Il y a des lettres à emmener au village. » ajouta le maître entre deux bouchées, sans même lever la tête vers elle.

Instinctivement, elle détourna les yeux de lui pour les poser sur la grande bibliothèque qui jonchait le mur face au lit, juste derrière le paravent. Le jeune maître posait toujours un petit plateau sur l'une des étagères, sur laquelle étaient dispersées les lettres qu'il souhaitait envoyer en ville. Aujourd'hui, il n'y en avait visiblement qu'une, mais il arrivait parfois qu'il y en ait des dizaines. Lust ne s'embarrassait pas de savoir si elle avait le temps de faire cela, car ce n'était pas du tout son problème. Il ordonnait et elle devait exécuter, peu importe ses autres obligations.

« Bien maître. »

Il y eut après cela un petit silence, pendant lequel maître Lust s'arrêta de manger, les yeux posés quelques part dans le vide.

« Est-ce qu'elle t'as demandé ? »