« Tu t'imagine que je ne vais pas te laisser repartir aussi facilement, pas vrai ? »
Elle avait prononcé ces mots avec un ton grave, tout en s'assurant que je pourrais l'entendre clairement – même en me trouvant à l'autre bout de la pièce - et ce, sans erreur d'interprétation possible de ma part.
Est-ce que c'était sa façon de me menacer ? J'étais d'habitude très lent à repérer les indices relatifs au comportement de quelqu'un, en temps normal. Mais pour une fois, il me semblait comprendre très rapidement ce qu'elle voulait dire par là.
C'était logique, en quelque sorte. J'avais vu quelque chose qu'elle voulait apparemment garder secret. Elle avait donc cherché à m'isoler dans cette pièce. Mais je savais aussi à présent quelque chose, que mon cerveau dénué d'émotions avait compris en utilisant une logique implacable.
J'avais compris nos positions et nos rôles respectifs, et comment en tirer avantage.
L'étrange femme se tourna alors vers moi, et me demanda :
« Alors ? N'as-tu pas peur pour ta vie, à présent ? »
Elle avait dit cela avec un air à la fois amusé et carnassier, comme si elle espérait me voir agir d'une certaine façon. Sauf que je n'étais pas vraiment le genre de personne à avoir des réactions similaires à toute personne normalement constituée. J'étais une bizarrerie, après tout.
Cette femme revint lentement vers la petite table basse, marchant silencieusement et avec une grâce presque surnaturelle, avant de s'asseoir à nouveau comme si de rien n'était en face de moi.
Et elle attendait visiblement une réponse de ma part.
« Non, pas du tout. » répondis-je de but en blanc.
« Oh ? » S'étonna-t-elle, visiblement agréablement surprise par ce que je venais de dire. « Et pourquoi donc ? »
Cela semblait manifestement l'amuser.
Ce qui, au contraire, m'ennuya. J'étais venu pour une seule raison après tout, et cette raison était pour l'instant bien loin de la discussion en cours. Mais s'il fallait passer par là…
« Nous sommes dans une auberge en plein milieu de la journée. J'ai conduit ma voiture jusqu'ici et il y a plusieurs intersections équipées de caméras sur le chemin. » Expliquais-je avec calme. « De plus, je suis attendu quelque part, ce qui fait que ma disparition pourrait très vite être signalée. Donc je ne crains absolument rien, même si vous comptez me tuer, vous ne le ferez pas aujourd'hui ; pas ici. »
Encore une fois, elle fut impressionnée par mon analyse de la situation, puis fouilla un sac qui se trouvait juste à côté d'elle sur le sol, pour en sortir une carte de visite qu'elle posa sur la table. Elle la fit alors glisser vers moi, et retirant sa main, je découvris enfin ce qui y était écrit.
« Orion, agence de détectives ? » Lis-je à voix haute, quelque peu déconcerté.
Cela expliquait donc pourquoi elle avait cherché mon identité, et comment elle avait déduit aussi justement et précisément certains aspects de ma vie privée.
C'était une enquêtrice privée.
C'était plutôt… Banal, pour le coup.
Mais cette nouvelle information soulevait également beaucoup de nouvelles questions. Je relevais les yeux vers elle, et la vit une nouvelle fois accoudée sur le plateau du kotatsu.
« Tu semble déçu que je ne sois pas une simple meurtrière t'ayant tendu un piège... » Observa-t-elle. « Ou un harceleur t'ayant pris pour cible... »
« Non, pas vraiment... » Dis-je en fixant la carte de visite désespérément vide en dehors des quelques mots que j'y avais lu.
Il n'y avait même pas un numéro de téléphone, ou son nom à elle. Juste ces quelques mots, perdus en plein milieu de la carte dont je sentis le papier épais sous mes doigts.
Je ne savais toujours pas son nom, à elle. Alors qu'elle semblait savoir tant de choses à mon sujet. C'était un peu injuste, de mon point de vue.
Mais même si j'en savais moins à son sujet, cela ne changeait en rien la situation actuelle. Une situation qu'elle pensait toujours être à son avantage, alors qu'en réalité, c'était tout le contraire.
Elle tapa alors plusieurs fois ses fins doigts sur le bois de la table ; comme si ma réaction l'avait déstabilisée, et qu'elle était en train de réfléchir à un moyen de contourner l'écueil que j'avais créé au sein de la discussion. C'était généralement ce qui se passait, quand quelqu'un tentait d'avoir une conversation avec moi.
« Bon, maintenant que tu sais ce que je fais dans la vie, tu sais que je peux te retrouver peu importe l'endroit où tu te caches, et même déterrer des trucs pas nets à ton sujet, » expliqua-t-elle. « Ce qui m'amène au problème actuel…. »
Elle prit alors une des mandarines dans le bol devant elle, et la serrant fort dans une de ses mains, la fin éclater ; répandant le jus du fruit un peu partout sur le plateau du kotatsu. Puis, relâchant son étreinte, le fruit tomba mollement sur la table, la pulpe et la peau se mélangeant dans un amas informe.
Elle me disait d'arrêter de regarder la télévision, mais en cet instant, elle agissait exactement comme ces méchants de séries B. Autant dire que je n'étais absolument pas inquiet. Elle semblait même agir comme ces méchants de bas étage en début de certains Shonen, qui n'étaient là que pour se faire rapidement battre par le héros sans même avoir le temps de lui porter le moindre coup.
Beaucoup de mots, mais peu d'action, en somme.
Peut-être s'amusait-elle aussi de la situation, car elle commença alors à ramasser des morceaux du fruit éclaté, et à en manger quelques-uns ; avant de reprendre la parole.
« Tu as vu quelque chose que tu n'aurais jamais dû voir. » Finit-elle par dire.
Elle espérait sûrement que je dise quelque chose, vu comment elle me regardait, mais je ne fis que poser mon regard sur son cou, observant avec attention la cicatrice qui le parcourait à présent.
Sa peau était plutôt pâle, et ses traits plutôt délicats. Mais son apparence vulnérable semblait cacher quelque chose d'intense, de bouillonnant. Je n'en avais eu qu'un léger aperçu, mais j'étais prêt à parier que son tempérament était tout le contraire de son apparence calme et posée.
Et visiblement, tandis que je pensais à tout cela, j'étais resté trop longtemps silencieux à son goût.
« T'es pas un grand bavard, toi... » Se plaignit-elle, dépitée. « Au moins ça de rassurant, je suppose... »
Cela semblait si simple, de dévoiler ce genre d'expression. Et pourtant, cette chose, si naturelle et facile à faire, était hors de ma portée.
Je voudrais tellement pouvoir être aussi expressive qu'elle...
Elle sortit alors un petit carnet et un stylo de son sac, et l'ayant ouvert à une page vierge, me demanda tout en écrivant quelque chose dedans :
« Alors ? Qu'est-ce que tu veux en échange de ton silence ? Dis-moi n'importe quoi. Ton prix sera le mien.»
Est-ce qu'elle me demandait si je voulais quelque chose, en retour de mon engagement à ne jamais rien dire sur ce que j'avais vu la veille ?
Déjà, elle avait levé son regard acéré vers moi ; pleine d'attentes.
Si j'avais bien compris la situation, elle ne voulait pas que ce que j'ai vu – peu importe ce que c'était – ne se sache. Elle était même allée jusqu'à rechercher mon identité, et à me menacer d'appeler la police.
Comme si elle était désespérée à l'idée que la situation soit ébruité.
Ce qui me mettait donc en position de force par rapport à elle. J'avais l'avantage dans cette négociation, malgré tout ce qu'elle avait fait jusqu'à présent pour m'intimider. Et si j'avais l'avantage, cela voulait dire que je pouvais exiger virtuellement tout et n'importe quoi de sa part.
Me levant pour être debout face à elle, qui était restée assise, je pris la décision d'aborder la raison pour laquelle j'avais agi aussi impulsivement jusqu'à présent.
« Je veux que vous me fassiez ressentir des choses. »