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Chapter 52 - Chapitre 52

La nuit enveloppait le village marron d'un voile de ténèbres apaisantes, seulement troublé par la lumière vacillante des torches et la lueur argentée de la lune filtrant à travers la canopée. La cérémonie funéraire de Nyala battait son plein. Les tambours résonnaient dans l'air, pulsant comme un cœur battant au rythme du deuil et du respect. Les voix s'élevaient en un chant puissant, hommage aux anciens et à celle qui avait tant donné. Des hommes et des femmes, le corps peint de symboles vaudous, dansaient pieds nus sur la terre battue, exécutant des pas précis, répercutant l'énergie du rituel.

Le cortège avançait lentement, portant le corps de la mambo sur un brancard ornementé de feuilles de palmier et de plumes d'oiseaux sacrés. Devant, les anciens chantaient en appelant Papa Legba, lui demandant d'ouvrir la porte entre les mondes pour accueillir leur prêtresse. Derrière, les plus jeunes portaient des offrandes : des herbes, du rhum, des statuettes sculptées à son effigie. Nyala allait rejoindre le lieu des esprits, cet endroit secret au cœur de la forêt où seuls les initiés pouvaient se rendre.

Mais deux absences pesaient dans cette marche funèbre : Aniaba et Marie-Louise manquaient a l'appel. A un moment aussi important ils n'étaient pas là.

À l'écart du village, sur un promontoire rocheux dominant la forêt, Aniaba était assis, les coudes posés sur ses genoux, la tête basse, l'air déprimé. Entre ses doigts, il faisait tourner lentement la fiole que Nyala lui avait confiée avant sa mort. Le liquide épais et sombre captait la lumière de la lune, comme s'il était en lui-même une étoile morte, un vestige d'un autre monde.

Il n'avait pas encore osé l'ouvrir.

Les paroles de Nyala résonnaient dans son esprit. "Quand tu seras prêt à poser les bonnes questions et à entendre les réponses que les Loas ont pour toi, bois-la."

Mais était-il prêt ? Et si non, quand le serait-il ? Comment le saurait-il ?

Il se savait fort, un guerrier puissant et redouté, un stratège émérite. Mais ici, la guerre n'était pas celle des armes, du feu et du sang. C'était une guerre intérieure, un affrontement avec ce qu'il était réellement, avec ce qu'il devait devenir. Il n'y avait pas de plan, pas de cartes, pas d'ennemis à tuer, pas de batailles à mener autrement qu'en lui-même. Cette pensée le terrifiait plus que n'importe quelle armée. Car son ennemi était grand et puissant, il était en lui : le doute. Et il craignait de n'avoir déjà perdu.

Nyala était morte, et malgré sa dernière volonté, il s'en voulait terriblement. Son dernier regard l'avait transpercé, chargé d'un message silencieux qu'il ne savait comment interpréter. Avait-elle vu en lui un espoir ? Ou une déception qu'elle n'avait pas voulu exprimer ? Il ne savait que penser.

Et puis il y avait le jeune Aimé, ce garçon qu'il n'avait pas réussi à sauver le hantais. Le jeune homme est mort trop top trop jeune. Mort parce qu'il le vénérait comme un héros, mort car il avait voulu marcher dans ses pas et lutter. Mais en était-il digne ? Une vie de plus sur sa conscience, une pierre de plus sur son dos. Il revoyait son regard brillant d'admiration, son sourire fébrile à la fin, son désir d'être utile, la fierté de s'est battu à ses coté qui transcendait ses traits … et puis le silence cruel et implacable de sa mort. Cette image hantait ses nuits, et il se demandait combien d'autres vies seraient fauchées sous sa bannière avant que son combat ne prenne fin.

Que valait-il vraiment ? Était-il digne de mener ces gens ? Et pour tous ceux qui étaient encore dehors sous les chaînes alors qu'il était là à se poser toutes ces questions, que faisait-il réellement ? Ne les laissait-il pas tomber par son impuissance à changer les choses assez vite ? Changeait-il quoi que ce soit pour commencer ? Était-il seulement capable de renverser l'ordre établi, ou se contentait-il de survivre dans cette forêt, un fugitif de plus parmi tant d'autres, un homme de cendres et d'illusions ? Une un peu plus grosse fourmis sous la botte du système?

Il ferma les yeux et inspira profondément. Il connaissait les Loas. Il savait que rien ne leur échappait, que s'il les rencontrait, il ne pourrait rien leur cacher. Pas même ses doutes. Pas même cette part de lui qui voulait fuir. Pas même cette peur profonde d'être indigne.

Et ça, c'était peut-être le plus grand danger de tous. Entre ses doigts, il faisait toujours tourner lentement, machinalement la fiole le liquide à l'intérieur clapotait doucement attendant d'être utile.

Si les tambours et les chants s'élevaient encore dans la forêt, une autre musique s'imposait peu à peu parmi les marrons. Une musique plus sourde, plus pernicieuse : celle du mécontentement, du doute qui s'insinuait comme un serpent silencieux.

Philomène, un ancien esclave de maison autrefois conseiller privilégié de son maître, déambulait parmi les guerriers et les familles endeuillées, sa voix mielleuse s'insinuant dans les esprits comme un poison lent.

— Aniaba n'est pas là. Ni Marie-Louise. Était-elle vraiment digne de succéder à Nyala si elle préfère se cloîtrer alors que nous avons besoin d'elle pour nous guider ?

Plus loin, il distillait d'autres murmures perfides :

— Un chef qui abandonne son peuple dans les moments clés n'est pas un vrai chef. C'est un lâche. Un homme accablé par ses propres doutes est-il encore capable de mener la révolte ?

Les murmures se propagèrent comme un feu couvant sous la cendre. Des regards méfiants s'échangèrent, des têtes hochèrent silencieusement. La loyauté des marrons était puissante et précieuse, mais elle pouvait aussi être fragile, et Philomène savait exactement comment exploiter cette instabilité.

Il n'était pas pressé. Il savait comment attiser le brasier sans le laisser s'embraser trop vite. Il avait appris, auprès de son ancien maître, un homme politique connu à port au prince et dans tout Saint Domingue, que le pouvoir ne se prenait pas d'un coup, mais se tissait avec patience et calcul. Il avait dirigé une plantation, géré des ressources, pris des décisions, même si, en surface, le mérite revenait à son maître blanc, son mérite. Il savait tout cela, c'était lui le véritable cerveau, c'était à lui que l'homme devait son succès politique, il lui suggérait ses discours, lui susurrait subtilement à qui parler, qui acheter, qui faire tomber, jusqu'au jour où Aniaba l'a pendu à son balcon lui et sa famille.

Depuis il avait rejoint les rangs des marrons. Mais Philomène n'avait jamais voulu être qu'un simple exécutant, un pantin travaillant pour les desseins d'autrui. Non il voulait avant tout être libre. Mais pour lui se terrer dans les bois sous le commandement d'autres n'était pas la vrai liberté. la vraie liberté se trouve dans le pouvoir. Et ici, il pouvait l'obtenir, ici il pouvait devenir autre chose, qu'un simple larbin. Il ne voulait pas seulement remplacer Aniaba. Il voulait régner, imposer son ordre, sa vision, son autorité.

Il voyait déjà comment il briserait Jean-Baptiste, comment il effacerait peu à peu tout ce que Nyala avait construit pour le remodeler selon son bon vouloir, comment il soumettrait Marie-Louise à sa volonté car il la voulait pour lui, mais avant il devait faire les choses bien dans l'ordre et sans précipitation. Il était un homme patient, mais il sentait que l'heure approchait.

Aniaba n'était plus qu'une silhouette chancelante, un guerrier rongé par ses propres doutes, au bord de l'effondrement. Philomène n'avait qu'à lui donner une petite impulsion pour qu'il s'efface de lui-même. Nyala avait été un pilier de cette communauté, un rempart contre l'anarchie, le cœur battant et spirituel du village. Maintenant qu'elle était partie, la structure s'effritait déjà. Il n'y avait plus qu'à s'insinuer dans les failles, à enfoncer les coins là où la roche était la plus fragile.

Le moment venu, il frapperait. Et il comptait bien planifier chaque étapes. Il ne ferait aucune erreur.

Dans le village des marrons, enfermée dans sa case, Marie-Louise étudiait le grigri que lui avait remis sa mentore avant sa mort. L'artefact était un petit sac en cuir, poli par le temps et les mains de son ancien propriétaire, doté d'une lanière simple permettant de le porter autour du cou. Il n'avait, en apparence, rien de spécial. Elle détendit la lanière et l'ouvrit, découvrant à l'intérieur un petit morceau de parchemin sur lequel Nyala semblait avoir griffonné quelques symboles, mais rien de plus.

La structure de l'objet n'était en rien complexe ni inhabituelle, pourtant Marie-Louise ressentait une force émaner du grigri ainsi qu'une connexion qu'elle ne pouvait expliquer. Elle le posa sur son front, priant les Loas de lui accorder la clairvoyance nécessaire pour comprendre le test de Nyala. Ainsi, elle passa de longues heures à genoux sur le sol en terre battue, psalmodiant sa prière, le grigri appuyé contre son front.

Puis, subitement, la lumière. Comme si Papa Legba lui-même avait ouvert une porte cachée au plus profond de son esprit.

Elle l'entendit. Une voix, une présence. Une vibration qu'elle comprenait maintenant avoir toujours été là, murmurant, appelant, attendant qu'elle soit prête à l'entendre. La voix se fit de plus en plus nette, plus forte, emplissant tout l'espace de sa conscience. Marie-Louise se redressa et porta le grigri à son cœur, murmurant :

— Je suis là. Je t'entends. Montre-toi.

Une bourrasque soudaine fit trembler les murs de la case, pourtant hermétiquement close. Les bougies vacillèrent puis s'éteignirent dans un souffle.

Devant Marie-Louise, une figure prit forme, celle d'une jeune femme d'une vingtaine d'années tout au plus. Elle était d'une beauté saisissante, mais son regard, empli d'une sagesse infinie et d'une sévérité presque ancestrale, jurait avec la jeunesse de ses traits. Elle scruta la pièce d'un œil avisé avant de reporter son attention sur Marie-Louise, un sourire satisfait étirant lentement ses lèvres.

— Tu as réussi, mon enfant, dit-elle d'une voix douce mais chargée d'une force indéniable. Tu as ouvert la porte. Maintenant, je peux continuer à me battre à tes côtés.

Marie-Louise sentit son souffle se suspendre. Elle connaissait cette voix, cette intonation, cette façon de parler qui imposait naturellement le respect. Elle hésita un instant avant de demander, d'une voix tremblante :

— Nyala… ?

L'apparition hocha lentement la tête, son sourire se renforçant d'une nuance d'affection.

— C'est bien moi, mon enfant, répondit-elle. Viens. Nous avons encore beaucoup à accomplir.