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Chapter 55 - Chapitre 55

Jean-Baptiste n'aimait pas le doute. Il préférait les faits, les certitudes, les actions précises et efficaces. Mais cette fois-ci, l'incertitude pesait sur lui comme une lame suspendue au-dessus de sa tête. Quelqu'un, au sein du camp, sapait leur cohésion, distillait le poison du doute et risquait de les mener à leur perte. Il en était certain. Ce n'était pas un murmure vague ni une paranoïa passagère, mais une conviction forgée par l'expérience du combat et de la survie.

Trouver ce traître, cependant, était une autre affaire. Il ne pouvait pas foncer tête baissée. L'ennemi, quel qu'il soit, devait s'attendre à être surveillé. Jean-Baptiste savait qu'on l'observait lui aussi. Après l'épisode de la nuit dernière, Philomène et ceux qui partageaient ses vues étaient sur leurs gardes.

Alors, il adopta une approche plus subtile. Plutôt que de mener une enquête en personne, il choisit deux paires d'yeux et d'oreilles dont personne ne soupçonnerait l'implication.

Le premier était Victor. Il était respecté, aimé, indispensable. Il n'y avait pas un seul homme ou une seule femme dans le camp qui n'ait eu besoin de ses soins à un moment ou un autre. Des plaies de combat aux fièvres de la jungle, des grossesses aux fractures mal soignées, Victor était le pilier de la santé des Marrons. Et surtout, on parlait en sa présence.

Les hommes affaiblis, les femmes inquiètes, les jeunes guerriers brûlants d'impatience pour leur prochaine mission, tous venaient à lui avec leurs problèmes, leurs craintes, leurs humeurs du jour. En discutant, ils oubliaient qu'il écoutait. Et Victor, lui, retenait tout.

Jean-Baptiste le convoqua discrètement sous prétexte d'un bilan des réserves médicales.

— Je ne peux pas être partout à la fois, lui expliqua-t-il en repliant une carte sur laquelle il traçait d'éventuelles routes de ravitaillement. Tu es mieux placé que moi pour entendre ce qui se murmure, ce qui ne se dit pas à voix haute mais transparaît dans les silences et les gestes.

Victor hocha la tête, déjà conscient du rôle qu'on lui confiait.

— Je verrai ce que je peux apprendre.

— Ne te contente pas d'écouter les paroles. Regarde les corps. Qui est tendu, nerveux, agit différemment ? Quelqu'un qui se mure dans le silence, ou au contraire, quelqu'un qui cherche trop à détourner l'attention ?

Victor eut un sourire amusé.

— Tu me demandes d'être médecin et détective à la fois ?

— Non, je te demande d'être ce que tu as toujours été : un homme observateur.

Le deuxième atout de Jean-Baptiste était une femme que personne ne surveillait jamais : Antigone.

Elle était la coiffeuse du village. Dans un monde où la survie dictait ses lois, où l'ombre de la capture planait toujours sur eux, où l'épuisement sculptait des visages fermés, Antigone offrait un moment de répit, un espace d'intimité où chacun pouvait redevenir une personne, ne serait-ce que le temps d'une coupe.

Les femmes venaient lui confier leur cuir chevelu, et avec lui, leurs angoisses, leurs colères, leurs espoirs. Les hommes aussi, qui, même s'ils ne se livraient pas avec autant de facilité, baissaient leur garde lorsqu'elle taillait leur barbe avec la précision d'un sculpteur.

Jean-Baptiste alla la voir en fin de journée, alors qu'elle rangeait ses outils dans une malle de bois poli, remplie de peignes en os et en métal, de ciseaux affûtés et de fils pour tresser.

— Tu veux que j'écoute ? demanda-t-elle sans préambule, sentant immédiatement qu'il ne venait pas pour une coupe. Après le cirque d'hier je me doutais que tu viendrais me voir.

— Je veux que tu regardes, répondit simplement Jean-Baptiste, comme tu l'as toujours fait.

Elle s'appuya contre un tronc d'arbre, le fixant avec une lueur amusée dans les yeux.

— Tu sais, moi, je suis juste une femme qui fait des tresses et qui coupe les cheveux.

— Et une femme qui voit tout, qui touche les visages et sent les tensions dans les épaules, qui remarque les mains moites et les coups d'œil nerveux. En plus d'entendre toutes les petites confidences.

Antigone soupira en haussant les épaules.

— C'est vrai que les gens parlent. Beaucoup. Trop même. C'est épuisant.

Jean-Baptiste hocha la tête.

— Observe qui s'agite trop en ce moment. Qui évite les regards. Qui pose trop de questions. Qui partage un peu trop son mécontentement. Quelqu'un est en train de préparer quelque chose, et je veux savoir qui.

Elle réfléchit un instant, puis rangea son dernier peigne avant de refermer sa malle d'un coup sec.

— D'accord. Je vais écouter. Mais sois prudent, Jean-Baptiste. Quand on chasse une bête traquée, c'est elle qui finit parfois par attaquer en premier.

Il esquissa un sourire.

— Alors il faut être plus rapide qu'elle.

Avec ces deux informateurs, Jean-Baptiste savait qu'il ne tarderait pas à obtenir des indices. Il ne doutait pas que le traître, quel qu'il soit, commencerait à se méfier. Mais une chose était certaine : la patience était la clé dans ce jeu de dupes.

Désormais, le piège était en place. Il ne restait plus qu'à attendre que l'ennemi fasse son premier faux pas.

Philomène de son côté savait qu'il était sous surveillance. Jean-Baptiste n'était pas un idiot et Aniaba non plus. Après l'échec de sa tentative de saper l'autorité d'Aniaba, il savait que le chef des Marrons n'allait pas relâcher sa vigilance. Mais Philomène n'était pas un homme à se précipiter. Il n'agissait pas sous le coup de l'émotion, et il savait que sa meilleure arme maintenant était le temps. Il lui suffisait d'attendre, les graines étaient déjà plantées, bientôt elle germeraient d'elles même sans qu'il ai à lever le petit doigt.

Alors Philomène changea de tactique et il ne tenta plus rien. Il se contenta d'être parfaitement irréprochable.

Responsable des stocks et des réserves, il exécutait son rôle avec rigueur, presque avec obsession. Il contrôlait les inventaires, répartissait les rations avec équité et prévoyait même des plans de stockage en cas de siège ou d'urgence. Il optimisait les ressources, veillant à ce que rien ne soit gaspillé. Il organisait des tournées pour vérifier l'état des greniers, s'assurait que les armes étaient entretenues et les outils en bon état.

À plusieurs reprises, il convoqua Jean-Baptiste pour lui faire des rapports détaillés sur les besoins du village. Il savait que ces réunions joueraient en sa faveur plus tard. Il devenait, aux yeux des Marrons, un élément indispensable du village. L'homme de la logistique, celui qui nourrissait et équipait les combattants.

Il n'était pas question de brûler les réserves ni de saboter la résistance. Non. Philomène ne voulait pas détruire ce village, il voulait en devenir le roi. Il voulait le diriger. Et qu'est-ce qu'un roi sans royaume ? Non au contraire il allait mettre toute son énergie à faire en sorte que ce village se développe le mieux possible.

Et pour cela, il devait être parfait dans sa mission, il devait être patient. Il devait attendre le bon moment.

Pendant que Philomène tissait lentement sa toile, un autre échange, bien plus inattendu, se déroulait ailleurs dans le village.

Marie-Louise et Marceau, assis près d'un feu, discutaient dans une semi-pénombre. La jeune mambo avait pris à part le mage afin de discuter de magie.

Le mage déchu avait encore du mal à digérer ce qu'il avait vu la veille.

— C'était une illusion magistrale, je dois l'admettre. Une maîtrise du spectacle, des ondes sonores, de la lumière et des ombres que je n'ai jamais vue. Vraiment magnifique pouvez vous m'en dire plus?

Marie-Louise, qui manipulait un grigri entre ses doigts, releva un regard amusé vers lui.

— Ce n'était pas une illusion, Marceau. Tu as vu ce que tu crois impossible. Ce n'étaient pas des reflets, ni des ombres. C'étaient les âmes des ancêtres. Revenues du monde des morts.

Marceau se figea, son expression passant rapidement de la condescendance à l'incrédulité.

— Ce n'est pas possible.

Marie-Louise haussa les épaules et fit rouler le grigri entre ses paumes.

— Si tu avais grandi avec nous, tu saurais que la mort n'est pas une fin. Les ancêtres ne disparaissent pas, ils nous guident. Ils nous voient, ils nous parlent. Et parfois, nous leur répondons.

Le mage se leva d'un bond, faisant crisser les feuilles sous ses pieds. Il n'avait jamais ressenti une telle terreur en entendant parler de magie.

— Tu es en train de me dire que le vaudou ne se limite pas à des rituels et des malédictions… mais que vous contrôlez réellement les âmes ?

Marie-Louise sourit.

— Nous ne les contrôlons pas. Nous les honorons. Nous leur donnons la possibilité de s'exprimer.

Marceau passa une main nerveuse sur son visage. Ce qu'il entendait bouleversait tout ce qu'il savait.

Les mages élémentaires avaient toujours vu la nécromancie comme une abomination. Manipuler la chair des morts était déjà une hérésie, mais manipuler l'âme ?

C'était une offense contre l'univers lui-même.

Il sentit un frisson remonter le long de son échine.

Jusqu'ici, il s'était dit que ces Marrons étaient peut-être des combattants dangereux car désespérés, de bons tacticiens, mais en aucun cas des menaces sur le plan magique. Pour une raison simple les peuples asservies étaient déracinés coupés de leur culture de leurs savoirs ancestraux. La magie ne s'invente pas elle s'apprend, elle se transmet, elle s'améliore au mieux, mais sans point de départ il est quasi impossible d'y avoir accès. De plus le vaudou est un amalgame de plusieurs cultures, la magie est un art délicat et précis. Jusqu'à présent un mage étudiant plusieurs écoles n'a jamais vu le jour justement car il existe des incompatibilités entre les différents art mystiques, les fusionner est virtuellement impossible. Et pourtant devant lui se dressait le vaudou. Il avait toujours cru ses maîtres qui disaient que cela était impossible.

Mais maintenant, il réalisait son erreur.

Le vaudou n'était pas un ensemble de superstitions disparates assemblé à la va vite par des esclaves le soir au coin du feu dans l'espoir vain de se libérer. Ce n'était pas une magie primitive.

C'était un pouvoir redoutable, capable de faire trembler la réalité.

Et, pour le meilleur et pour le pire, il en faisait désormais partie.

Marie-Louise, observant le visage troublé du mage, décida d'enfoncer le clou.

— Tu es venu ici pensant que nous étions un groupe de sauvages en fuite, coupés du savoir et de la puissance de la civilisation.

Marceau, pris de court, hocha inconsciemmentla tête, il ne trouva rien à répondre.

— Mais regarde autour de toi. Nous n'avons peut-être pas d'académies, mais nous avons la mémoire. Nous n'avons peut-être pas vos bibliothèques, mais nous avons nos ancêtres.

Elle s'approcha, plongeant ses yeux noirs dans les siens.

— Tu pensais que nous étions faibles. Mais en vérité, c'est toi qui es ignorant. Et arrogant car tu sous estime la force de la volonté de vivre de ceux que tu penses faibles, tu sous estime notre résilience, tu sous estime notre rage et soif de vengeance.

Marceau serra les poings. Il ne pouvait pas la contredire. Pas après ce qu'il avait vu.

Alors, pour la première fois depuis son arrivée, il abaissa la tête et admit :

— Je me suis trompé.

Marie-Louise ouvrit les yeux grand étonnée par l'humilité du mage. Puis elle hocha la tête, satisfaite. Avec une telle ouverture d'esprit il semblerait qu'ils pourraient collaborer.

— Alors apprends. Ou crains-nous.

Marceau n'était pas certain de savoir quelle option était la plus sûre.

Car il venait de comprendre que le vaudou n'était pas un simple outil de révolte.

C'était une arme. Une arme capable de déchirer le monde.