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Chapter 53 - Chapitre 53

Marie-Louise ouvrit lentement les yeux. La présence de Nyala flottait encore autour d'elle, imprégnant chaque fibre de son être d'une énergie nouvelle. Elle comprenait maintenant. Elle n'était plus seulement Marie-Louise, celle qui doutait, celle qui hésitait à porter l'héritage des mambo. Elle était la voix des Loas, leur lien avec les vivants.

Elle se releva et serra le grigri de Nyala dans sa main. La peur s'était dissipée, remplacée par une certitude tranquille. Elle devait être présente pour son peuple, guider ceux qui avaient besoin d'une lumière dans l'obscurité.

Alors, elle sortit de sa case et s'avança vers le centre du village, où les derniers échos des funérailles de Nyala résonnaient encore dans la nuit mourante. Les regards se tournèrent vers elle. Certains étaient emplis d'attente, d'autres de doute, certains même de colère et de ressentiments. Mais tous comprirent en la voyant qu'un changement venait d'opérer.

Marie-Louise leva les mains, ordonnant le silence d'un simple geste. Sa voix s'éleva, claire et puissante, imprégnée d'une autorité nouvelle :

— Les Loas ne nous ont pas abandonnés. Nyala est partie, mais elle m'a laissé son héritage. Je suis leur bouche, je suis leur main. Ceux qui souffrent viendront à moi. Ceux qui doutent recevront ma guidance. Ceux qui sont perdus retrouveront leur chemin, ceux qui nous trahissent seront châtiés par mes soins, car je suis la mambo et par moi s'expriment les Loas.

Elle balaya l'assemblée du regard. Les murmures cessèrent. Elle les sentait tous suspendus à ses mots, incertains, interloqués, craintifs, mais surtout captivés. Nyala lui avait donné bien plus que des connaissances et des enseignements. Elle lui avait donné la foi en elle-même.

— Demain, je mènerai la première cérémonie. Nous honorerons les Loas ensemble. Nous honorerons nos ancêtres. Et nous préparerons l'avenir.

Elle n'attendit pas de réponse et se tourna vers Victor.

— J'aurai besoin de toi. Pour les soins, pour la communauté. Nyala m'a montré la voie, mais elle ne m'a pas tout enseigné. Nous apprendrons ensemble, dit elle avec un sourire radieux.

Le jeune médecin acquiesça. Il comprenait. Marie-Louise venait de prendre la place qui lui revenait.

Le jour commençait à poindre à l'horizon lorsqu'Aniaba, toujours assis sur son promontoire, ouvrit enfin la fiole que lui avait laissée Nyala. Sans plus réfléchir, il porta le liquide à ses lèvres et avala d'un trait.

La sensation fut immédiate.

Le monde autour de lui s'effaça, aspiré dans une obscurité infinie. Il flottait désormais dans un ciel de crépuscule, parsemé d'étoiles scintillantes. Devant lui, une structure gigantesque dominait l'horizon : une étoile sombre auréolée de lumière. Un trou noir.

Les Loas apparurent lentement, fantomatiques et presque irréels, sauf trois d'entre eux : Papa Legba, Baron Samedi et Ogun Feray.

Papa Legba fut le premier à s'approcher. Il posa une main rassurante sur l'épaule d'Aniaba.

— Nous savons que tu as peur. Peur de nous décevoir, peur de ne pas être à la hauteur. Mais aujourd'hui, main des Loas, nous ne t'avons pas convoqué pour une épreuve supplémentaire.

Il pointa du doigt derrière Aniaba. Un portail circulaire s'ouvrit, révélant Hispaniola dans son ensemble. Aniaba vit les esclaves, leurs corps meurtris par la fatigue et les coups, leurs visages marqués par l'oppression. Mais cette fois, il remarqua quelque chose qu'il n'avait jamais perçu auparavant. Un feu ardent brillait dans leurs yeux. Une force nouvelle. Ils n'étaient plus résignés. Ils attendaient quelque chose. Ils attendaient un signal.

— Tu vois ? murmura Papa Legba en désignant le portail. Grâce à toi, ils ont retrouvé l'espoir. Grâce à toi, notre peuple se redresse. Les chaînes qui les entravaient se brisent, non sous la force des armes, mais sous la puissance de la volonté. Et nos ennemis…

L'image changea. Aniaba vit les maîtres esclavagistes réunis dans leurs salons, fatigués, apeurés, leurs visages tordus par l'inquiétude. Certains formaient des milices, d'autres faisaient appel à l'Église, suppliant que l'influence des Loas soit éradiquée.

— La peur a changé de camp, ajouta le Baron Samedi avec un sourire carnassier. Mais ce système ne se laissera pas mourir sans se battre.

Il leva une main, et une nouvelle vision apparut. Une créature titanesque, un œil monstrueux duquel s'échappaient des milliers de tentacules couverts d'yeux pleurant du sang. L'abomination sembla percevoir Aniaba et tourna tous ses regards vers lui. La chose n'avait pas de bouche mais Aniaba savait qu'elle l'etudiait avec un sourire moqueur. il se senti petit insignifiant et impuissant. La peur le paralysa. Il ne pouvait détourner le regard, résigné a son destin comme une proie qui sentait la fin approché sous le regard perçant de son prédateur. Il sentait la folie l'envahir.

Le Baron Samedi claqua des doigts et la vision disparut.

— Voilà ce que nous affrontons, poursuivit-il. Cette chose se nourrit de notre peuple. Tant que l'esclavage perdure, il prospère. tant que notre peuple souffre il festoie. Tant que notre peuple crie il jubile.

Une voix nouvelle s'éleva alors.

— Tu vas devoir être fort, Main des Loas.

Deux nouvelles figures se matérialisèrent. La première était un homme torse nu, portant un harpon. Sa peau était marquée d'écailles marines, et ses yeux d'un vert incandescent brillaient comme les flammes d'un volcan sous marin. Ses cheveux tressés en petites nattes tombant le long de son visage ondulaient comme l'onde au milieu des flot.

— Je se suis Agwé, se présenta-t-il, sa voix profonde résonnant comme un roulement de vagues contre les falaises. Je suis l'eau, le vent, la tempête, et les courants qui portent les âmes errantes. Là où l'homme voit le danger et le chaos, je vois le chemin et l'horizon. Honore mon nom, et jamais vous ne serez perdus en mer.

Il s'avança vers Aniaba, son harpon brillant d'une lueur bleu marine sous une lumière invisible. Ses yeux verts, incandescents comme le fond d'un lagon, fixèrent le jeune homme avec une intensité souveraine.

— Je connais tes ambitions, murmura-t-il. Vous prendrez la mer. Vous arpenterez mes eaux, et mes bénédictions vous accompagneront, tant que vous respecterez la mer tant que honorerez mon nom. La mer est une maîtresse capricieuse, mais pour ceux qui l'honorent, elle ouvre des chemins insoupçonnés. Aucun vent ne trahira ta voile, aucune tempête ne t'emportera si mon nom est chanté et vénéré sur ton navire.

Il leva son harpon et le planta dans le sol éthéré, d'où jaillirent aussitôt des vagues d'écume phosphorescente. c'était une promesse, un vœux, un serment. Aniaba comprit la puissance et la porté de ces mots, si le contrat était respecté jamais Agwé ne reviendrait sur ces paroles.

— Je suis l'ami des corsaires et des marins, le maître des profondeurs et le souffle de l'ouragan. Navigue sous mon regard, et jamais la mer ne te trahira.

Puis, la deuxième apparition s'approcha : une femme métisse aux cheveux bouclés couleur du bois tendre. elle était grande élancée et d'une beauté surnaturelle. Aniaba en resta pétrifié malgré sa grande force mentale.

Elle rit doucement satisfaite de son petit effet.

— Je suis Erzulie, annonça-t-elle en s'approchant d'Aniaba, un sourire énigmatique aux lèvres. Sa voix était un murmure envoûtant évoquant le désir, une caresse portée par le vent.

Elle tourna lentement autour de lui, savourant l'effet qu'elle produisait.

— Je suis la féminité, souffla-t-elle, apparaissant sous la forme d'une femme enceinte, ses mains caressant son ventre rond, symbole de la vie en gestation.

— Je suis la séduction, ajouta-t-elle en réapparaissant sous les traits d'une beauté ensorcelante, vêtue d'un voile de soie translucide qui laissait entrevoir la courbe parfaite de son corps, éveillant désir et fascination. Ses yeux, mi-clos, brûlaient d'un feu intérieur, celui d'une amante irrésistible et insatiable.

— Je suis la passion, continua-t-elle, prenant l'apparence d'une jeune femme, ses prunelles embrasées d'un amour fou, comme une adolescente découvrant pour la première fois l'ivresse d'un premier baiser.

— Je suis l'amour, susurra-t-elle en devenant une femme dans la trentaine, son regard empli de tendresse infinie, l'incarnation d'une épouse aimante, d'une mère protectrice, d'une confidente éternelle.

Mais soudain, son visage se déforma sous l'ombre d'un ressentiment ancien. Son sourire s'effaça, son regard s'obscurcit.

— Je suis la haine ! hurla-t-elle, métamorphosée en une vieille femme au visage dur, marqué par l'amertume la colère la rancune : la haine. Une sorcière rejetée, blessée, consumée par les trahisons et les regrets.

Elle changea d'apparence à plusieurs reprises, passant de la jeunesse à la vieillesse, de la maternité à la séduction, de la peau clair à la peau mate. Elle disparut encore et, dans un dernier tour, redevint une silhouette resplendissante d'une beauté surnaturelle, mais cette fois sous la forme d'une femme à la peau d'ébène, aussi sombre que la nuit, mais rayonnante d'un éclat céleste. Ses yeux, d'un bleu et vert hypnotisant, semblaient contenir l'univers tout entier.

— Je suis l'espoir, conclut-elle dans un souffle. Merci de m'avoir ramenée, Main des Loas. Honore mon nom, protège les femmes, honore les, vénère les, et, par elles, par les mères, par les sœur, par les amantes, par les filles, les hommes te suivront.

Sa présence se dissipa peu à peu, ne laissant derrière elle qu'un parfum enivrant, comme une promesse de mystère et de pouvoir.

Aniaba se retrouva soudainement sur son rocher. Mais cette fois, il ne doutait plus.

Oui, beaucoup mourraient. Oui, ce combat était injuste. Oui, il avait le droit de faire son deuil. Oui, il pouvait être faible parfois. Mais ce qu'il ne pouvait faire s'était abandonner, rester à se morfondre et fuir ses responsabilités. Le poids sur ses épaules était toujours aussi lourd que jamais, seul il peinerait à le porter. Mais il n'était pas seul, beaucoup étaient avec lui à commencé par Nyala, Aimé, et les marrons qui se battaient pour leur liberté chacun prêt au sacrifice ultime.

— Grands Loas merci, merci Nyala, merci Aimé de m'avoir ouvert les yeux et montré la voie.

Il comprenait son rôle. Il n'était pas seulement un libérateur, il était le symbole, l'étincelle qui enflammerait la révolte.

Et en tant que tel, il devait brûler plus fort que jamais. Aniaba se releva sur son rocher, inspirant profondément l'air du matin. Devant lui, la forêt s'étendait à perte de vue, sa canopée dense encore embrumée par la nuit qui s'effaçait lentement. Face à lui, l'aube se levait, inondant peu à peu le monde de sa lumière dorée.

Cette forêt, autrefois si menaçante, n'était plus qu'un reflet de ses propres tourments passés. Jadis effrayante, pleine de doutes et d'ombres indéchiffrables, elle lui apparaissait à présent sous un nouveau jour. Les Loas avaient dissipé la brume de l'incertitude, illuminé son chemin et chassé la peur qui l'entravait. Il comprenait enfin. Il ne devait pas se méfier de ce qui était devant lui, mais embrasser le destin qui l'attendait.

Il n'avait plus peur de marcher dans l'inconnu. Son rôle était clair : il n'était pas seulement un combattant, il était l'incendie qui embraserait la révolte. Il ne serait plus l'homme qui hésite, mais celui qui avance avec une détermination inébranlable. Ses doutes s'étaient éteints avec la nuit. Désormais, il ne restait que la lumière de l'aube et la promesse du combat à venir.

Le jour se levait à peine lorsqu'un groupe de guerriers marrons aperçut une silhouette massive avancer vers le village. Jean-Baptiste marchait avec l'assurance de ceux qui n'ont rien à prouver, suivit de ses guerriers machettes à la ceinture et mousquets sur le dos ils avançaient fiers et déterminés, mais derrière lui, Marceau avançait avec plus de prudence. Il savait que son sort dépendait du jugement d'Aniaba. Les sentinelle à la porte détaillaient cet homme blanc marchant au milieu des guerriers. Était-ce un prisonnier? Mais qu'est qu'un prisonnier pouvait bien leur apporter?

Dans l'ombre, Philomène souriait en voyant leur arrivée. La présence de Marceau était une surprise plus qu'inattendue, mais une excellente surprise qu'il pourrait utiliser à son avantage par la suite. Toutes les pièces étaient là, le jeu pouvait enfin commencer. Et bientôt, il comptait bien faire tomber son roi.