J'ai ultérieurement appris les noms de la magicienne et du garçon à la cage, respectivement Roxane et Lucien. Pendant plus d'une semaine, ils ne m'ont pas vraiment approché. Je fréquentais souvent Fleur-du-Kranou, et j'eus l'impression que c'était à cause de ça qu'ils ne m'approchaient plus. J'ai alors tâché de ne plus penser à eux, et de reprendre ma vie normalement. Au début de la seconde semaine de cours, je reçus un étrange avertissement de la part de mon aînée.
8 septembre 20XX - Cour du lycée
On était le début du soir, et le soleil commençait à se coucher. Selon les horaires des cours et options, il était possible de rentrer assez tard. Comme j'étais inscrite à une option de soutien du soir, je finissais à 19h le lundi. J'étais surprise de voir Fleur-du-Kranou, qui était libre deux heures plus tôt.
Moi : Tiens, tu n'es pas rentrée ?
Fleur-du-Kranou : Humm… Tu sais, quand tu finis à 19h, ce serait bien qu'on rentre toutes les deux, le soir…
Moi : Comment ça ? Ton appartement est à l'opposé de ma maison. Qu'est-ce qui se passe ?
Je sentais son malaise, elle essayait de me dissimuler quelque chose. J'étais carrément méfiante, c'était complètement absurde qu'elle m'accompagne le soir, pourquoi cette demande ?
Fleur-du-Kranou : Écoute-moi bien. Ne traîne pas dehors toute seule la nuit, hein ? Si jamais ça t'arrive, appelle-moi. Ne fais surtout rien de dangereux.
J'étais circonspecte, mais face à l'insistance de Fleur-du-Kranou, j'acceptai qu'elle m'accompagne jusqu'à chez moi.
J'étais sur mes gardes toute la semaine, mais il ne se passa rien de particulier. Je commençai à me demander si Fleur-du-Kranou n'avait pas eu un accès de frayeur en regardant une émission policière ou un documentaire sur un tueur en série.
La semaine d'après, malgré mes tentatives pour la rassurer, elle continua de m'accompagner les jours où je finissais tard. Comme elle connaissait mon emploi du temps, elle se contentait de m'attendre le soir.
Mais Fleur-du-Kranou ne pouvait pas s'attendre à ce que j'ai un imprévu. Censée rentrer chez moi en début d'après-midi, j'étais punie (à tort), et je devais apporter mon aide pour ranger la salle d'art. Le rangement se termina un peu après 18h45, et je restai une demi-heure de plus pour aider une camarade qui avait perdu une veste. On se rendit ensuite ensemble à une supérette, puis nous nous séparâmes, alors qu'il faisait presque nuit.
16 septembre 20XX - Rues
Je pensais être capable de rentrer chez moi seule, je ne voulais pas déranger Fleur-du-Kranou, et je ne croyais pas vraiment au danger contre lequel elle me mettait en garde. Je prévins simplement mes parents que j'aurais un léger retard, après quoi je repris mon chemin. Cependant, plus le temps passait, et plus le ciel s'assombrissait. Plus la nuit s'intensifiait, et plus je sentais mon coeur s'emballer. La maison se situant à plus d'une demi-heure de trajet, cela devenait insoutenable.
Mon rythme ralentissait, je regardais tout autour de moi, inquiète.
Je flanchai, je ne pouvais pas rester plus longtemps seule dans le noir. Je sortis mon téléphone pour appeler Fleur-du-Kranou, mais aussitôt que je m'étais immobilisée, je sentis un souffle humide à l'arrière de mon cou. Je commençai à voir flou, et mes mains étaient paralysées par la peur. Tous mes sens m'indiquaient alors de courir sans m'arrêter, de fuir, fuir, fuir. Peu importe ce qui avait provoqué ce sentiment. Courir. Droit devant.
J'entendais des bruits de pas. Ce n'étaient pas des chaussures, mais les pattes d'un animal, dont les griffes se heurtaient au sol de la rue. La créature se rapprochait, son rythme accélérait, je n'avais aucune chance de la semer. J'essayai de rejoindre les rues éclairées. Tournant brusquement à l'entrée d'un croisement, sans prendre la précaution de ralentir, je me trouvai soudainement face à face avec une silhouette humanoïde, dont les membres semblaient disproportionnés. Elle était de dos à l'éclairage, et je ne pouvais pas distinguer son visage, tout ce que je voyais c'était ces cheveux bruns qui avaient un air familier, dans un désordre complet, qui avaient étés seulement plaqués en arrière. Cette silhouette parut surprise de ma présence, mais elle sembla s'adapter très vite à cet imprévu en apercevant mon poursuivant. Comme je courrai sans m'arrêter, j'allais la heurter, mais elle m'attrapa dans sa main démesurément grande, avant de sauter pour se percher sur un lampadaire. De cette position, je pus observer cette créature qui avait failli me tuer. Ce loup immense, dont la gueule était suffisamment grande pour engloutir d'un coup un humain de taille normale et dont la fourrure était parsemée de marques rouges. C'était le même que cette nuit-là. Elle avait continué dans la direction où elle s'était élancée, sans se retourner. Une fois qu'elle avait disparu au loin, je me suis retournée vers la silhouette qui m'avait sauvée. Elle était effrayante, ses bras et jambes étaient étrangement longs et ses muscles anormalement marqués, sa main était assez grande pour faire le tour de ma taille, et son visage, que je pouvais voir maintenant que j'étais plus proche de lui, n'avait rien d'humain. C'était une sorte de bête à la fourrure brunâtre, au museau allongé et aux yeux brillants. L'animal qui me venait en tête pour le décrire était le loup. Mais il n'était pas comme celui qui m'avait pourchassé. Il avait toujours cet air un peu familier que je ne pouvais pas identifier. Je n'eus pas le loisir de le dévisager très longtemps, le monstre revint à la charge au moment où j'étais persuadée que nous nous en étions débarrassés. Cette fois il ne se contenta pas de passer sous le lampadaire comme il l'avait fait juste avant. Il prit de l'élan et s'appuya sur ses pattes arrières pour bondir dans notre direction. J'ai cru que j'allais mourir, mais le loup-garou, surnom que j'ai donné à la créature qui me tenait dans sa main, sauta de nouveau pour l'esquiver, passa au-dessus de la bête, et lui asséna une griffure de sa main libre. J'entendis la bête hurler et se cambrer en avant, arrêtant sa charge tout en gémissant de douleur. J'étais impressionnée, et j'éprouvais un peu ce sentiment de fierté face à cette créature qui couinait et se recroquevillait sur elle-même, car, même si je n'avais concrètement rien fait, c'était mon sauveur qui l'avait blessé aussi violemment, pour me protéger. J'avais l'impression d'être dans le camp gagnant, et cette perspective me réconfortait un peu. Le loup-garou me reposa au sol. Je me sentais bien plus en sécurité quand il me tenait, mais je n'étais pas en position de lui imposer quoi que ce soit. Maintenant que la menace était éliminée, il n'y avait plus vraiment de souci à se faire. Je vis de la fumée s'échapper de son corps entier, avant qu'il ne se dégonfle pour reprendre des proportions humaines. Ce n'est qu'à ce moment-là que je reconnus ce visage qui ne m'inspirait pas vraiment un sentiment de sécurité avant. Ce garçon avec le regard noir et des canines acérées, et dont le visage était d'habitude couvert par une cage de fer, seulement cette fois c'était différent, la cage avait disparu.
Moi : Lucien ?!
Lucien : Qu'est-ce que tu fous dans les parages si tard ?! La Bête a dû flairer ton empreinte magique…
Il m'attrapa par les épaules, je n'avais jamais vu son visage aussi inquiet. Je savais que ce n'était pas parce que c'était moi, mais sûrement parce qu'il ne voulait pas que des innocents soient impliqués dans cette affaire.
Moi : Mais tout va bien maintenant, non ? Parce que tu m'as sauvée.
Lucien : Tu devrais rentrer chez toi, ça craint vraiment, là. Je peux pas t'assurer que la Bête reste longtemps au sol.
Elle n'était pas morte, effectivement. Je percevais sa respiration à travers le gonflement de ses poumons, qui soulevaient son corps de plusieurs centimètres à chaque inspiration.
Moi : Tu devrais l'achever, non ?
Lucien : Oui ! C'est pour ça que tu dois dégager au plus vi—...
Le garçon en face de moi n'avait pas eu le temps de finir sa phrase qu'une mâchoire gigantesque se referma sur la partie supérieure de son corps, qui fut arrachée par un mouvement brutal, laissant ses entrailles se déverser sur le sol et former une flaque rouge qui se répandait à mes pieds. Cette vision d'horreur faillit me faire vomir, mais je ne sais pas si c'était l'adrénaline ou juste l'instinct de survie qui bloqua ma déglutition.
— Voulez-vous que [Lucien] meure ? —
- Je devrais l'accepter Sûrement pas
- Non
Lucien : Qu'est-ce qui te prend, reste pas planté là !
Je repris très vite mes esprits en entendant sa voix m'appeler. Instinctivement, même si une sorte de brume obscurcissait mes sens, je me mis à courir dans sa direction. Je compris très vite que la bête s'était relevée malgré sa blessure et qu'elle avait commencé à nous courser. La scène que je venais de voir me perturbait toujours un peu, mais un seul instant d'hésitation et je mourrais, alors j'essayais d'arrêter d'y penser.
Lucien : Il faut que tu me laisses te mordre !
Moi : Quoi ?!
Je ne pouvais pas m'arrêter avec cette ignoble créature à mes trousses, mais j'étais tellement surprise de la demande de Lucien que je faillis trébucher.
Lucien : Continue de courir ! Je vais te mordre, mais ne t'arrête surtout pas !
L'étrangeté des événements auxquels j'avais déjà assisté me raisonnèrent à ne pas le questionner davantage. Ravalant ma salive, je fis comme il me l'avait dicté, continuant de courir, et essayant de me préparer mentalement à sentir quelque part sur mon corps une morsure, même si je ne savais ni quand, ni à quel endroit celle-ci serait délivrée. Lucien se rapprocha de moi, ce qui lui demanda de ralentir un peu son rythme, et referma sa mâchoire entre la base du cou et l'épaule. Je sentis ses crocs passer à travers le tissu de mes vêtements et se planter dans ma peau, mais il ne chercha pas non plus à m'arracher un bout de chair, il se contentait d'un simple coup de croc. Le sentant se détacher de moi, je me sentais soulagée, bien que toujours dans l'incompréhension vis-à-vis du but de cette manœuvre. Ce n'est que quand j'aperçus son ombre dessinée par les lampadaires grandir que je réalisais que c'était le déclencheur de sa transformation. Dans cette forme, il dominait complètement son adversaire. Il était plus agile et plus puissant. Il esquivait chaque coup en bondissant hors de portée, il pouvait même parfois les bloquer sans difficulté, et au moment où il voyait une opportunité de frapper, il se ruait sur sa cible et l'attaquait toujours au maximum de sa force. En plus, la bête était déjà blessée, ce qui l'affaiblissait beaucoup. Ses mouvements étaient encore plus lents que lors de la première rencontre. Lucien n'eut aucun mal à la soumettre, et une fois qu'elle était incapable de bouger, quand sa respiration était devenue erratique et la lueur rouge dans ses yeux commençait à s'estomper, il lui arracha le coeur pour s'assurer de sa mort.
J'étais rassurée, c'était enfin terminé, il n'y avait définitivement plus rien à craindre. La pression retombait, et mon corps, que j'avais poussé au-delà de ses limites, me lâcha subitement.
Fin de l'Acte 2