Ce moment de triomphe, cette extase indescriptible que je ressentais en me disant que ce monde était sauvé de cette menace, que ma vie normale allait pouvoir reprendre, et qu'on pourrait en rigoler avec Fleur-du-Kranou, Roxane et Lucien, fut interrompu par une douleur aiguë au cerveau. Celui-ci me ramenait de force au moment où tout avait commencé. À cette nuit d'été où je regardai à travers la fenêtre. Roxane se trouvait face à la créature. Elle luttait brillamment, essayant de l'éliminer avec les sorts dont elle avait le secret. Je connaissais l'issue de cette scène. Elle arrivait à tuer le loup. "D'ailleurs, maintenant que j'y pense. Comment est-ce possible que ce loup réapparaisse à chaque fois qu'il meurt ?" réalisais-je. C'était bien le même à chaque combat, je pouvais en attester de par les cicatrices qui parcouraient son corps, marques du travail de Roxane lors de leur premier affrontement. C'était comme si, chaque fois qu'il avait été tué, chaque scène durant laquelle j'avais visualisé sa mort n'était qu'un mirage.
Et c'est là que j'ai réalisé. Je n'ai pas pu faire la différence.
Tous ces souvenirs que j'ai raconté sont erronés. Le loup l'avait bien tuée cette nuit-là. Mais je n'ai pas voulu l'accepter. Ce déni a créé une réalité hypothétique. Une réalité dans laquelle j'ai continué de m'enfoncer, refusant encore et encore les événements auxquels j'étais confrontée. Si vous lisez les journaux, vous lirez cette histoire sous un autre angle. L'histoire de la Bête du Cranou. Des adolescents tués et partiellement dévorés par une créature non identifiée. Une histoire morbide dont j'ai été le témoin.
Le moment où je suis sortie de cette réalité hypothétique, sûrement ramenée à mes sens par un stimulus extérieur ou je ne sais quoi, je me suis rendue compte que j'avais continué à vivre ma vie, malgré que mon esprit ait été bloqué dans ce monde imaginaire. Ce n'était pas que le fruit de mon imagination, ma véritable vie, qui se passait en dehors de cette bulle, servait de carburant pour que mon esprit continue de simuler cette possibilité. Je ne saurai pas comment expliquer ça à un psychologue. Je ne veux même pas expliquer ça. C'est beaucoup trop tard. J'ai perdu toute envie de me battre, toute cette motivation que j'avais eue dans ce monde fictif à me battre contre le destin. Je n'en suis juste pas capable dans la vraie vie. Je suis juste une élève lambda, qui étudie pour faire un travail respectable, épouser un homme que j'aime un peu mais pas trop, vieillir paisiblement jusqu'à finir ma vie dans une maison de retraite banale, avec mes regrets comme seuls compagnons. Oui, je sais, c'est une description pessimiste de la vie, mais si j'étais optimiste, j'en serai pas là. J'en serai pas à me dire que je suis incapable de la faire, cette putain de différence.
Peut-être que c'est à cause du choc causé par le retour à la réalité ? De la réalisation que mes efforts étaient vains ? De cette impression d'avoir pédalé dans le vide pendant presque un mois ? J'espère que le moi de cette réalité hypothétique existe toujours. Ce moi fictif est tellement proche d'une vie heureuse. J'aimerai qu'elle continue d'exister. Je ne sais pas si elle est juste dans mon imagination ou si dans une réalité parallèle ça s'est passé de cette manière. Vous qui lisez ces mots, peut-être que vous pouvez faire vivre cette copie fictive de moi-même. Peut-être que quelqu'un rêvera des aventures d'une moi heureuse entourée de ses amis qu'elle aura réussi à sauver. C'est sûrement le seul sujet sur lequel j'arrive à être encore un peu optimiste.
Je ne vais pas tourner autour du pot plus longtemps, j'ai déjà exprimé l'essentiel. Cette longue histoire, ce n'est pas grand-chose d'autre que ma lettre de suicide. Je suis désolée pour tous ceux à qui je vais faire de la peine. Inutile de faire de grandes cérémonies pour moi. Ce n'est pas comme si ça allait faire la différence, de toute manière.
— Voulez-vous mourir ? —
- Oui
- Non
Fin