17 septembre 20XX - Ma chambre
Je me suis réveillée plus tard dans ma chambre, simplement posée dans mon lit. Je portais toujours mes vêtements pleins de sueur et mes chaussures couvertes de sang. Rapidement, je me déshabillais complètement pour prendre une douche. Cette expérience m'avait bouleversée, même sous l'eau je continuai d'y penser.
Moi : J'ai eu tort de ne pas écouter Fleur-du-Kranou…
Avec la serviette sur les cheveux, je sortis de la salle de bain. Ce que j'avais vécu cette nuit m'avait tellement secouée que je n'avais pas la moindre idée de quel jour on était, ni de l'heure. J'avais jeté ma veste par terre sans même vérifier si mon téléphone était rangé dedans. J'enfilai rapidement des sous-vêtements avant d'ouvrir les volets pour voir si le soleil était levé. La lumière perça à travers l'ouverture, m'éblouissant complètement. Par réflexe, je fermai les yeux, et quand je les rouvris, je fus sidérée de voir Fleur-du-Kranou accroupie sur le rebord extérieur de ma fenêtre.
Moi : Tu te prends pour un chat ?! Fais gaffe, c'est super dangereux !
Fleur-du-Kranou : Je peux entrer ?
Moi : Tu vas pas rester perchée ! Allez rentre…
Elle se glissa doucement à l'intérieur. Je savais qu'elle faisait de l'escalade, mais j'étais loin de me douter qu'elle était capable d'aller jusqu'à monter à ma fenêtre sans protection. Malgré la frayeur qu'elle m'avait provoqué en se montrant à un endroit aussi farfelu, j'étais rassurée de la revoir. Je l'ai invitée à s'asseoir sur le lit pendant que j'enfilai rapidement des vêtements, puis je lui ai raconté le combat de Lucien contre la bête, puisque je supposais que sa visite surprise était motivée par l'inquiétude de ne pas m'avoir vue en cours ce matin. Elle avait l'air de ne pas comprendre l'excitation que je ressentais en évoquant ce souvenir, et me regardait avec un sérieux qui me faisait froid dans le dos.
Fleur-du-Kranou : On va continuer à rentrer ensemble. C'est plus prudent.
Moi : Mais la Bête est morte, c'est plus la peine de t'embêter…
Fleur-du-Kranou : Tant que j'ai pas confirmé qu'il n'y ait vraiment plus aucun danger, il faut éviter de prendre des risques… Je suis désolée, mais je te laisse pas vraiment le choix.
J'acquiesçai silencieusement, acceptant un peu à contrecœur cette contrainte. C'était plus parce que je me sentais coupable de lui imposer de m'attendre, elle qui pourrait rentrer plus tôt et profiter de ce temps libre. Mais maintenant que je savais qu'elle avait de bonnes raisons de rester vigilante, j'avais du mal à lui refuser cette condition. D'autant plus que douter d'elle avait déjà failli me coûter la vie.
Fleur-du-Kranou : Tu viendras en cours cet après-midi, ou tu comptes rester chez toi ? Tes parents m'ont dit que tu étais fatiguée de ta journée d'hier et que tu comptais te reposer.
Moi : Non, ça va… Je suis en forme. Il faut juste que je mange quelque chose.
Fleur-du-Kranou sortit de son sac à dos deux sandwiches emballés dans un film plastique, m'en glissant un dans les mains sans que je ne puisse vraiment refuser.
Fleur-du-Kranou : Alors on mangera sur le chemin, parce que sinon on va vraiment être en retard.
Cette fille était complètement hors du commun, elle courut en me portant sur son dos pendant une partie du voyage alors que je n'avais rien demandé. Grâce à ses efforts et à sa vitesse surhumaine, nous étions arrivées juste à temps pour les cours de début d'après-midi.
À nouveau, la semaine se passa tranquillement et, même si Fleur-du-Kranou m'accompagnait chaque soir, il ne se passait rien. Je commençai à penser que la Bête était définitivement morte.
Pourtant, elle n'avait jamais vraiment quitté mon esprit. C'était un peu comme si je la maintenais en vie en alimentant mes angoisses. Je sentais parfois son souffle humide dans mon dos, ce que j'attribuai à des hallucinations. J'en avais eu fréquemment, ces derniers temps. J'en étais arrivée à me demander si je ne devais pas essayer de rallonger un peu mes nuits en m'allégeant d'un peu de travail.
24 septembre 20XX - Rues
Une fois que je rentrais avec mon aînée, elle accepta de faire un détour pour que je puisse acheter un cadeau pour l'anniversaire d'une amie. Je n'ai pas trainé, mais la nuit était tombée rapidement et son voile avait enveloppé la ville. Cette atmosphère me rappelait de mauvais souvenirs, je crois qu'inconsciemment j'ai pris la main de Fleur-du-Kranou pour me rassurer.
Peut-être que je l'avais sentie, cette présence écrasante, étouffante, et dont la source était indétectable. Je cherchai frénétiquement ces deux yeux rouges et globuleux, qui brillaient dans la nuit comme s'ils émettaient leur propre lumière, j'étais persuadée qu'il rôdait encore dans les parages et j'essayai vainement de me rassurer en me remémorant la vue de son corps effondré, et la main du loup-garou écraser dans sa poigne le coeur de la Bête, arraché de ses entrailles. En même temps que ce souvenir me revenait comme un flash cette vision que j'avais eue de Lucien dévoré par la créature, et cette mare de sang qui s'écoulait à mes pieds.
Fleur-du-Kranou avait ressenti mon angoisse, et elle m'avait serré la main un peu plus fort, sûrement pour me réconforter. Ce n'était pas très efficace, mais cette attention me touchait. Nous n'étions plus très loin de chez moi, une fois à l'intérieur, cette inquiétude allait me quitter, alors je prenais mon mal en patience.
Fleur-du-Kranou desserra doucement sa main, je sentis que ce n'était plus que par mon action que nos mains restaient entrelacées. Après quelques pas, je sentis son poignet se plier doucement, et c'est à ce moment que je compris que ce bras que je tenais n'était plus relié à son corps. Il pendait dans le vide, seulement retenu par la force que j'exerçais. En me retournant, je le vis qui me regardait, ce monstre avec les babines couvertes de sang montrant ses grandes dents rougies.
Je vis à mes pieds le ruban à pois de ma camarade, baignant dans une flaque de sang. Cette fois, je ne sentais pas mon instinct de survie prendre le dessus, j'étais simplement envahie par une profonde tristesse. Je me baissai pour récupérer ce reliquat de cette amie qui venait de disparaître en un instant si bref que je ne m'en étais même pas rendu compte.
— Voulez-vous que [Fleur-du-Kranou] meure ? —
- Il est trop tard, elle est déjà… Non
- Non
Quand je me suis relevée pour faire face à la bête, je fus surprise de voir la silhouette de Fleur-du-Kranou, saine et sauve, se retroussant les manches pour affronter la Bête. C'était encore un rêve, une vision qui avait détourné mon attention de la réalité.
Fleur-du-Kranou : Je vais tellement te démolir que tu ne te relèveras pas cette fois !
Elle parlait avec confiance, mais je savais que cette confiance avait une raison d'être. Le physique de Fleur-du-Kranou était au-delà de ce qu'un humain pouvait accomplir. Même le loup-garou était frêle à côté de la puissance démesurée qui sommeillait dans ce corps. Je l'avais déjà vue à l'œuvre : si elle ne faisait pas suffisamment attention, il lui arrivait d'exploser l'encadrement de portes qu'elle refermait trop fort ou son bureau en tapant dessus. Je m'étais habituée à cette excentricité, cette qualité qui venait d'envoyer la Bête s'envoler dans les airs d'un simple coup de poing dont l'impact avait tracé des formes distinctes sur l'encaissant. Elle avait réduit en miette les os de l'une de ses pattes, que la Bête n'osait plus poser au sol. Elle essaya de déguerpir, mais Fleur-du-Kranou franchit d'un bond la distance qui la séparait d'elle, et frappa assez fort pour lui enfoncer le crâne et réduire son cerveau en une bouillie sanglante. J'avais l'impression de m'être habituée à la vue, mais cette scène restait encore trop gore pour moi. Cela me fit tomber dans les vapes, pour me réveiller encore une fois dans ma chambre, dans la même tenue, allongée par-dessus la couverture. Je sentis qu'il y avait quelque chose d'humide dans ma main. Il s'agissait du ruban à pois de Fleur-du-Kranou. Les souvenirs de la soirée me revinrent, et j'en étais venue à me demander ce qu'il s'était passé ensuite. Malheureusement, il n'y avait personne pour me faire ce témoignage. Je posai alors le ruban sur mon bureau, avant de prendre une douche et de changer de vêtements. Cette fois, j'avais la sensation d'être encore épuisée, alors je suis retournée au lit.
En regardant mon téléphone, j'ai réalisé que j'avais dormi deux jours complets. C'était le début du week-end, le samedi matin. Je voulais me changer les idées, alors je suis sortie. Il faisait jour, mais les événements de la veille me revenaient avec un petit frisson en observant le paysage à la sortie de ma maison. En allant au parc, j'avais juste l'intention de me promener avec de la musique dans les oreilles, mais je sentais que mon corps était fatigué et j'optai plutôt pour le banc. Je m'assis à côté d'une jeune adulte. Celle-ci avait attiré mon attention parce qu'elle portait un monocle, et la teinte mauve de ses cheveux contrastait avec le côté formel de sa chemise et de son pantalon à bretelles. Elle lisait le journal, les yeux fixés sur un article précis.
Inconnue : Excuse-me young girl, could you please read this for me ?
La femme, qui ne semblait pas parler français, me tendit le journal et me montra l'article du doigt. Le journal qu'elle tenait était en français, ce qui expliquait pourquoi elle avait du mal à comprendre. À la simple vue du titre, je sentis mon cœur se serrer. 'La Bête du Cranou' me poursuivait, même dans les moments où je cherchais la paix. Je lui fis un résumé assez douloureux de ce court texte avertissant du danger d'une créature, vraisemblablement un loup, qui avait déjà tué deux adolescents, victimes dont le corps avait été retrouvé en plusieurs morceaux.
Inconnue : I've lost one of my apprentices to this beast. I think it is time you get rid of it.
Moi : What ? Who are you ?
Inconnue : My name is Violet, Violet Linegramm. I'm not strong enough to kill the Beast, however I acknowledge your potential and I am aware that you have already faced it. If you agree, I could give you the power to deal with this creature once and for all. What is your answer ?
Cette situation était mystérieuse, mais j'avais déjà vécu suffisamment d'événements inexplicables pour ne pas être sceptique face à cette proposition. Finalement, peu importait qui elle était et peu importait ce qu'elle voulait de moi en échange, cette Bête m'avait tellement obsédée ces dernières semaines, à tel point que mon sommeil en avait été troublée et que je n'arrivais plus à me concentrer pendant les cours. Chacune de mes pensées finissait toujours par me ramener à ce monstre. Autrement dit, il me hantait. Éliminer la Bête aurait été une libération. Ç'aurait été la fin de cette fixation malsaine et un retour à la vie normale. Sans y réfléchir, j'acceptai sa proposition, certaine que mon seul espoir de délivrance résidait dans sa mort.
Fin de l'Acte 3