Ale quitta son appartement, les quelques pièces d'argent et de bronze serrées dans sa poche. La nuit avait été longue et inconfortable : les cris d'un bébé à travers les murs fins, le grincement constant des planches sous les pieds de ses voisins, et surtout, le matelas dur qui lui semblait plus proche d'un rocher que d'un lit. Cette fatigue lui donna une faim encore plus tenace, et il se dirigea vers la petite boulangerie qu'il avait repérée la veille.
Le soleil perçait à peine le voile gris de la matinée hivernale, baignant le bidonville d'une lumière pâle. Ale longea les bâtiments délabrés jusqu'à apercevoir l'enseigne usée de la « Boulangerie Henry vs Martha. »
Une petite file s'était déjà formée devant la porte en bois écaillé. À travers la vitre poussiéreuse, Ale distingua un homme à la carrure imposante, le crâne brillant et les épaules larges, pétrissant avec lenteur une pâte farineuse. Derrière lui, une femme énergique et bavarde s'activait entre le comptoir et le four, malgré l'épuisement évident qui marquait son visage.
Quand ce fut au tour d'Ale, la femme le salua avec un sourire chaleureux.
« Ah, un nouveau visage ! Bonjour mon garçon, tu cherches du bon pain pour bien commencer la journée ? » dit-elle en riant légèrement.
Ale, encore un peu silencieux, hocha la tête. « Oui, juste un pain noir, s'il vous plaît. »
Le boulanger, qui jusque-là était resté concentré sur son pétrin, leva les yeux un instant. Son regard, bien que fatigué, était vif et scrutateur. Il jaugeait chaque client comme s'il pouvait deviner leur histoire en un coup d'œil.
« Le pain noir, cinq pièces de bronze, » grogna-t-il, sa voix grave résonnant dans la petite pièce.
Pendant qu'Ale sortait ses pièces, Henry reprit sa litanie habituelle.
« Je te le dis, Martha, si les prix continuent de grimper comme ça, on n'aura pas d'autre choix que de se tourner vers le marché noir pour la farine. Le marché de la place principale nous saigne à blanc. »
Martha roula des yeux tout en gardant son sourire. « Ah, Henry, t'es toujours en train de râler ! Qui sait ce qu'ils mettent dans ces farines du marché noir ? Peut-être du sable ou des cendres. Je ne veux pas empoisonner nos clients. Allez, plus vite avec ces pains, y'a du monde qui attend ! »
Henry haussa les épaules avec résignation, continuant de pétrir avec la lenteur d'un homme accablé. Ale glissa les pièces sur le comptoir, et Martha, toujours aussi joviale, lui tendit un pain noir encore tiède.
« Tiens, mon garçon.» dit-elle avec un clin d'œil. Puis, à voix basse, elle ajouta : « Quand il y a des invendus, j'en fais parfois cadeau aux habitués, alors n'hésite pas à revenir. »
Ale esquissa un sourire, touché par cette générosité inattendue. Il attrapa son pain, sentant la chaleur rassurante du pain contre ses mains dans l'air froid. En s'éloignant, il entendit la voix de Henry retentir derrière lui. « Les prix vont encore monter, je te le dis ! On va devoir... »
Ale soupira en prenant le chemin du retour.
Après avoir quitté la boulangerie, Ale se dirigea vers une petite épicerie à côté pour acheter des rillettes. Une cloche accrochée à la porte tinta doucement lorsqu'il entra, annonçant sa présence dans le modeste magasin.
Derrière un comptoir en bois massif, un homme rondouillard dans la cinquantaine s'activait, remettant en place quelques produits. Bien qu'il soit de petite taille, l'homme dégageait une énergie débordante, ses mouvements rapides contrastant avec son apparence tranquille. L'épicier s'arrêta net en voyant Ale entrer.
Il le scruta de haut en bas, ses petits yeux pétillants de curiosité. Après un bref instant de silence, il prit la parole avec un grand sourire :
« Ah ! Un nouveau, hein ? T'es pas d'ici, toi, je me trompe ? » Sa voix était claire et enjouée, pleine d'une familiarité désarmante.
Ale hocha la tête. « Oui, je viens de m'installer dans le quartier. Je cherche des rillettes. »
« Des rillettes, hein ? » L'épicier se frotta le menton d'un air réfléchi avant de désigner une étagère derrière lui. « J'en ai justement, mais c'est pas donné ces temps-ci. Les prix ont grimpé. Les temps sont durs, même pour les commerçants honnêtes comme moi, tu sais. » Il fit un clin d'œil en disant cela, comme s'il partageait un secret avec Ale.
Ale observa l'homme manipuler les produits derrière le comptoir avec des gestes rapides et précis. Il lui tendit finalement un pot de rillettes.
« Ça te fera quinze pièces de bronze. C'est ce qu'il y a de mieux par ici. Mais attention, les prix n'arrêtent pas de grimper... Je vais te dire, garçon, si ça continue comme ça, je vais peut-être bien prendre ma retraite plus tôt que prévu ! Vendre ma boutique, me poser au soleil… enfin, si j'arrive à trouver un acheteur, avec les voleurs qui traînent partout ces jours-ci. »
Ale tendit les pièces, notant la façon dont l'épicier faisait son commerce, bavard mais sincère.
« Et laisse-moi te donner un conseil, gamin, » ajouta l'épicier, tout en rangeant les pièces dans un vieux tiroir. « Méfie-toi des gens dans ce quartier. T'as les honnêtes comme moi, et puis t'as les… autres. »
Il baissa un peu la voix, jetant un coup d'œil vers la porte. « Y'a des types à éviter, surtout si tu veux pas de problèmes. La Bande des Rouges, t'as sûrement déjà entendu parler d'eux ? »
Ale hocha la tête.
« Ouais, bah, eux, c'est pas des gars à prendre à la légère. Ils contrôlent pas mal de choses par ici, y compris le marché. Ils te feront payer pour tout, même pour respirer si tu leur en donnes l'occasion. Et puis, y'a aussi certains coins où t'as rien à faire. » Il plissa les yeux d'un air sérieux. « T'approche pas trop du bas du bidonville, là où les vrais ennuis commencent. On y voit des choses… pas très nettes. »
Ale resta silencieux, absorbant ces informations.
L'épicier se pencha ensuite légèrement vers Ale, comme s'il allait lui dévoiler un autre secret. « Et une dernière chose… Fais attention à l'église, là, sur la place. Elle a pas l'air de payer de mine, mais ceux qui la dirigent… c'est pas des saints, si tu vois ce que je veux dire. Le prêtre, il a un drôle de goût pour l'argent. Y'a des rumeurs qui courent sur lui et la Bande des Rouges. Ils prétendent aider les pauvres, mais on sait tous que c'est pas aussi simple que ça. Bref, garde les yeux ouverts. »
Ale fronça les sourcils. « Ils sont liés à la Bande des Rouges ? »
« Personne ne le dit à voix haute, mais si tu veux mon avis, c'est louche. Beaucoup de pauvres âmes qui passent dans cette église finissent dans de sales affaires. Méfie-toi. » Ale acquiesça, troublé par cette révélation.
L'épicier, toujours souriant, tapota légèrement le comptoir avant d'ajouter : « Je te raconte tout ça parce que t'as l'air d'un gars bien. Mais fais attention où tu mets les pieds. Ce quartier peut être traître. »
Ale le remercia et, avant de quitter la boutique, l'épicier se présenta : « Au fait, moi c'est Renan. Si t'as besoin de quoi que ce soit, n'hésite pas à repasser. J'aime bien bavarder avec les clients, même si c'est pour se plaindre des prix ! »
Ale sourit à son tour. « Moi c'est Ale. Merci pour vos conseils, Renan. Je passerai sûrement. » Renan lui fit un signe de la main alors qu'Ale quittait l'épicerie, son sac un peu plus lourd, mais son esprit plus alerte.
Ale ensuite s'installa au bord de la fontaine. Il sortit le pain noir de son sac, tartiner minutieusement de rillettes, le coupa en trois parts égales. Une part pour chaque repas de la journée. Il mâchait lentement, profitant de ce moment de calme. À l'ombre de l'imposante église qui dominait la place, des mendiants étaient éparpillés, chacun cherchant à survivre à leur manière.
Alors qu'il prenait une bouchée, un homme s'approcha discrètement. Il devait avoir plus de soixante ans, avec des cheveux et une barbe blancs et hirsutes qui témoignaient de longues années passées à l'abandon. Il portait des couches de vêtements dépareillés, un mélange de tissus usés et de couvertures pour se protéger du froid mordant.
Le mendiant leva timidement les yeux vers Ale avant de parler d'une voix éraillée : « Excusez-moi, jeune homme… Vous auriez une pièce ? Ou bien un bout de pain ? J'ai rien mangé de la journée. »
Ale hésita un instant. Il avait peu de ressources et il ne savait pas combien de temps ses maigres provisions devraient durer. Mais en voyant l'état du vieil homme, il ne put se résoudre à le laisser repartir les mains vides. Avec un soupir, il prit l'une des parts de pain qu'il avait réservée pour plus tard et la tendit au mendiant.
« Tenez. »
Les yeux du vieil homme s'illuminèrent d'une reconnaissance silencieuse. Il s'assit près d'Ale et commença à manger, savourant chaque bouchée avec une lenteur qui montrait qu'il connaissait bien la valeur de chaque morceau.
Ale, en observant l'imposante église à quelques mètres de là, ne put s'empêcher de poser une question qui le taraudait : « Pourquoi vous ne demandez pas de l'aide à l'église ? Ils sont censés aider les gens dans le besoin, non ? »
Le mendiant, avalant difficilement une bouchée, jeta un regard furtif autour de lui avant de répondre à voix basse, comme s'il craignait d'être entendu :
« L'église… » Il secoua la tête. « Elle n'est pas aussi bienveillante qu'on voudrait le croire. Les mendiants comme moi n'y sont pas les bienvenus. On n'a rien à offrir en retour, alors ils nous ignorent. On a aucune valeur à leurs yeux. »
Ale fronça les sourcils, intrigué. Le vieil homme continua : « Vous voyez, l'église n'aide que ceux qui peuvent donner quelque chose en retour. Et même ceux qu'ils aident, ils les prennent à la gorge. » Il baissa encore la voix. « Ils font des prêts soi-disant pour aider les familles en difficulté. Mais ils prêtent avec des taux si élevés que les pauvres gens finissent par devoir dix fois, parfois cent fois ce qu'ils ont emprunté. Quand ils ne peuvent plus payer… ce sont les mafieux, la Bande des Rouges, qui viennent les forcer de payer. J'ai vu des familles entières finir dans la rue à cause d'eux. Les pauvres n'ont plus rien, et ils finissent ici, dans les coins les plus démunis du bidonville. »
Ale se sentit glacé, non pas par le froid de l'hiver, mais par la noirceur de ce qu'il venait d'entendre. Le vieil homme continuait de parler à voix basse, jetant des regards inquiets autour de lui.
« Il faut faire attention, jeune homme. Ici, tout le monde parle de l'église comme si c'était une institution divine, mais en réalité, elle est aussi corrompue que la Bande des Rouges. Ils se servent les uns des autres. »
Le mendiant termina son morceau de pain avec une lenteur réfléchie, avant de se tourner vers Ale avec un sourire amer. « Moi, c'est Chance. Drôle de nom, hein ? Parce que j'ai jamais eu de chance dans la vie. » Il rit doucement, mais son rire était plein d'amertume.
« J'ai tout perdu. Il fut un temps où j'avais une famille, un travail, mais le destin a pris tout ce que j'avais. Maintenant, je suis trop vieux pour travailler, trop fatigué pour mendier plus qu'il ne faut. » Ale hocha la tête, respectant le silence qui suivit.
Puis Chance ajouta : « Mais je connais des choses. Beaucoup de choses. Même en étant mendiant, on apprend des trucs, en écoutant ici et là. Si jamais t'as besoin d'infos sur le bidonville, tu n'as qu'à venir me voir. Un morceau de pain ou quelques pièces de bronze, et je te dirai tout ce que tu veux savoir. »
« Merci pour les informations, Chance. Je m'appelle Ale. Et… on se reverra. Je reviendrai avec de quoi manger. » Chance hocha lentement la tête, son visage ridé s'adoucissant un peu à ces mots.
Tandis qu'Ale se levait pour partir, il regarda encore une fois l'imposante église au loin. Derrière sa façade grandiose, une corruption rampante menaçait de consumer ceux qui s'en approchaient trop près.
Après avoir quitté Chance, Ale continua faire le tour de la place, et il ne put s'empêcher de remarquer un bâtiment imposant, juste en face de l'église. Sur le mur de cet immeuble de deux étages, une pancarte délavée annonçait « Taverne des Saints ».
Une ironie qui ne manqua pas de faire sourire Ale en coin. Le rez-de-chaussée abritait une taverne animée, mais contrairement aux tavernes traditionnelles, celle-ci semblait être le repaire des mafieux.
À travers les fenêtres ouvertes, il aperçut des hommes portant des foulards rouges, l'uniforme caractéristique de la Bande des Rouges. Leur rires gras et discussions animées résonnaient dans la rue, accompagnés de l'odeur de nourriture chaude et de l'alcool qui réchauffait l'atmosphère glaciale de l'extérieur.
L'entrée de la taverne était solidement gardée par deux colosses, les bras croisés, surveillant chaque passant avec des regards perçants. Aucun civil n'osait s'approcher. Ale pouvait sentir le poids de la surveillance qui pesait sur la place. Au deuxième étage, derrière de lourds rideaux, il devina des silhouettes, observant attentivement ce qui se déroulait à l'extérieur.
Après avoir quitté la place, il s'enfonça un peu plus dans les ruelles du bidonville, se dirigeant vers son appartement. En longeant les étroites rues mal éclairées, il tomba sur une forge qui détonnait avec le reste du paysage délabré.
L'enseigne en bois au-dessus de la porte représentait un marteau et une enclume, et des bruits métalliques rythmés résonnaient depuis l'intérieur. Ale entra curieusement, attiré par la chaleur et l'odeur du fer. À l'intérieur, il fut accueilli par un groupe de nains, des forgerons renommés dans tout Eldoria. La forge brillait de mille feux, les armes et armures exposées avec fierté le long des murs.
Il examina brièvement les prix. Une simple épée en acier coûtait au moins 20 pièces d'argent, et une armure en cuir de bœuf, basique mais solide, atteignait les 50 pièces d'argent. Ale soupira en silence.
Ces prix étaient bien au-delà de ses moyens actuels. Remerciant les forgerons d'un signe de tête, il sortit de la forge, ses pensées tournées vers la nécessité de gagner rapidement de l'argent s'il voulait s'équiper convenablement.
Continuant son chemin, Ale passa devant une autre taverne, bien plus modeste que la Taverne des Saints. Les rires et discussions qui s'échappaient de l'intérieur avaient un ton plus léger et chaleureux. Ici, ce n'étaient pas des mafieux, mais des habitants ordinaires qui se rassemblaient pour oublier un instant leurs soucis. La façade en bois usé dégageait une certaine simplicité, mais l'ambiance semblait bien plus conviviale.
Il continua à marcher, curieux de découvrir les recoins les plus profonds du bidonville. Mais plus il s'enfonçait dans les ruelles, plus le paysage changeait. Les habitations, déjà précaires, devenaient de véritables abris de fortune. Des baraques en bois rudimentaires et en débris s'entassaient les unes sur les autres, créant un labyrinthe de ruelles étroites et sinueuses. Les chemins étaient boueux, mal entretenus, et les quelques visages qu'il croisait étaient marqués par la dureté de la vie ici.
Ale sentit qu'il était allé assez loin. L'atmosphère devenait de plus en plus oppressante, et il avait encore beaucoup à découvrir dans ce quartier. Mieux valait faire demi-tour pour le moment. Alors qu'il rebroussait chemin, il jetait des regards furtifs autour de lui, tentant de mémoriser ces rues labyrinthiques. Il lui faudrait du temps pour comprendre ce bidonville, mais une chose était sûre : ici, la loi de la rue et celle de la Bande des Rouges régnaient, et chaque coin d'ombre cachait probablement plus de secrets qu'il n'aurait pu imaginer.