Cela faisait désormais une semaine que nous étions installés au village et je devais admettre que la vie se faisait plus douce que je ne l'aurais cru. Adriel s'était trouvé une passion dans la cuisine, aidant grandement Tom à l'auberge et si Phillip et Myles voguaient de commerce en aide des champs pour se rendre utile, j'avais quant à moi trouvé une place de choix près de Seth, l'aidant lui et son père, à faire tourner leur commerce de laine et de blé. J'étais d'ailleurs, d'après Seth, devenu le meilleur tondeur de mouton du comté. Un honneur lorsque l'on savait que je n'avais jamais touché le moindre mouton avant d'avoir rattrapé le petit fuyard à mon arrivée.Je n'oubliais pourtant pour les raisons de notre venue ici. Ainsi, attablé dans la taverne, plume en main, j'écrivais ma septième missive à destination du Roi. Une lettre épurée face à la réalité des choses. Je n'y couchais que l'essentiel : aucune révolte n'était à prévoir, tout était calme et le village semblait s'être apaisé comme cela avait été prédit. Appuyant combien il avait fait le bon choix en n'exécutant pas Seth et ses hommes, je me concentrai ainsi sur la surface, sur ce qu'Hayes devait savoir car je doutai fermement de sa joie de me savoir, moi, Prince d'Hapalan, à crapahuter dans les champs et à tondre des moutons.— Il a toujours peur qu'on aille brûler des granges dans les villes ?— Et que je les brûle avec vous, soufflai-je en posant ma plume.— Il faudrait que tu saches allumer un feu pour ça, plaisanta Seth en s'asseyant à côté de moi. Bon. Je peux savoir pourquoi tu m'as fait venir de si bonne heure ? Je te manquais à ce point ?Mon regard blasé se posa sur lui quelques instants avant que je ne secoue la tête.— Tu te souviens du début de la semaine ? Tu m'avais dit que tu me devrais une faveur pour avoir rattraper Frisette, non ?— Arrête de leur donner des noms. Ce sont des moutons.— Hé ! Ne pas appeler les truites Elizabeth et Sebastian, j'ai été d'accord, mais les moutons on ne les mange pas !— Tu n'as pas non plus mangé le poisson.— Evidemment, ils avaient un nom !Seth soupira profondément. Il était vrai que ce jour là, j'avais refusé de toucher à Elizabeth et Sebastian qui avaient pourtant fini au feu. Il avait eu beau insister, rien n'y avait fait. Je n'avais pas pu les manger tant la culpabilité m'avait tordu l'estomac.— Bon, reprit-il en secouant la tête, visiblement peu désireux de retomber dans notre débat d'avaler des poissons à nom. Oui, je me souviens de ce que je te dois, pourquoi ? Tu t'es enfin décidé ?— Ne bouge pas, acquiesçai-je dans en me relevant pour quitter l'établissement.Contournant l'auberge, je rejoignis Adriel et Tom dans son jardin avec un immense sourire qui ne prêtait aucune confusion.— Ne faites pas ça, murmura Adriel. Vous allez le rendre malade.— Ca ne l'a pas gêné, lui, rétorquai-je. Tom ? Il me faut les ingrédients pour votre soupe traditionnelle !Je n'avais certainement pas oublié ce qu'il nous avait fait subir à notre arrivée au village. Alors maintenant qu'il me devait une faveur, je n'allais pas passer à côté de cela : lui aussi allait subir sa soupe traditionnelle.— Eau des cochons ou des vaches ? me demanda le tavernier visiblement ravi de m'aider.— Ne l'entraînez pas dans ses idées ! maugréa Adriel, tentant de s'interposer devant l'aubergiste.— Je ne l'entraîne pas. Je l'aide dans ce qui me paraît être un juste retour des choses. Et puis ça apprendra un peu à Seth à se comporter correctement ! C'est un sale gamin quand il s'y met.Sur cela, Adriel ne put rien rétorquer. Ne connaissant de l'homme que ce qu'il nous avait montré jusque là, il se contenta de grimacer, toujours très peu convaincu.
L'eau de vache fut alors choisie pour toute base avant le pain des poules et des cochons n'y soit ajouté. Servi dans le plus beau bol de Tom, je rejoignis enfin Seth, déposant ce qui allait lui servir de déjeuner du jour.
— Bon appétit ! m'exclamai-je, fier de moi.Cette fierté ne fit même que croître lorsque le regard de Seth se releva sur moi après avoir analysé ce que je venais de lui servir.— Tu n'es pas sérieux...— Ah si, si. Je suis particulièrement sérieux. Bois. Je suis sûr que venir au village de chez tes parents t'as assoiffé.— Pas vraiment, gémit-il.— La faveur, Seth, rappelai-je dans un large sourire narquois. Je n'en suis pas mort, tu ne vas donc pas non plus en mourir.— Ou je vais attraper la dysenterie.— Je prend le risque. Si tu meurs, je te promet de déposer un bol de soupe chaque jour sur ta tombe.Ma blague tomba visiblement à l'eau. Seth grimaça fortement de dégoût. Cela ne semblait étrangement pas lui plaire. Tant mieux, c'était le but. Par contre qu'il renifle, cela...— Je n'ai pas reniflé moi ! Sois un homme et bois. A moins que tu n'admettes que je suis plus fort que toi.Voilà une chose que j'avais rapidement remarqué chez Seth : il fonctionnait parfaitement à la fierté mal placée. Cela avait bien trop été visible au vu du nombre de concours lancé lorsqu'il m'apprenait à couper du bois ou à différencier les baies. Et aujourd'hui ne fit pas exception. Il se mit à avaler toute la soupe d'une traite.— Alors ? Tu en penses quoi ? demandai-je en croisant les bras alors que je le voyais devenir de plus en plus pâle. Eau des vaches et pain des poulets. Un nouveau mélange que vous devriez noter sur votre...Je n'eus pas le temps de finir. Seth se leva précipitamment pour courir à l'extérieur. J'avais gagné. J'étais plus fort que lui. Et cela me plut finalement bien. Alors, calmement, je pris sa suite, les mains croisées devant moi, un air serein au visage. J'avais gagné et j'allais profiter de cette victoire.— Je vous avais dit que vous le rendriez malade ! gronda Adriel, la main dans le dos de Seth en train de vomir dans le jardin.— Je lui ai appris le juste retour des choses, nuance. Il ne fait que se vider de ses mauvaises actions. soufflai-je en m'approchant du jeune homme.Glissant ma main dans son dos, je ne pus m'empêcher d'esquisser un sourire plus que victorieux en me penchant vers lui pour l'aider à s'asseoir sur une pierre.— Tom, vous avez un peu d'eau ?Seth devint blême.— Un peu d'eau fraîche et pure, précisai-je en tentant de retenir un rire, en vain.— Moque-toi... grommela le malade.— C'est bien ce que je fais.— Et moi aussi ! renchérit Tom en lui tendant un verre d'eau limpide qu'il avala en quelques secondes. Ca t'apprendra à inventer de telles bêtises. Tu y réfléchiras à deux fois en le faisant la prochaine fois !— Parce que ce n'était pas la première ? souffla Adriel, surpris.— Oh non ! La première fois, si je me souviens bien, il avait six ans. C'était pour un gamin du village qui avait embêté Sophia, commença Tom. Il y a eu aussi le curé qui volait les sous du village, et le boulanger qui ratait son pain tout le temps. Ah ! Et le ménestrel !— Je n'aimais pas sa voix. Elle était nasillarde, grogna Seth.— Et c'était une raison pour vouloir l'empoisonner ? soufflai-je.Cela me valut un regard assassin, m'arrachant un sourire à nouveau bien trop fier de moi. J'avais eu ma vengeance, c'était là ce qui comptait plus. Et j'en avais donc même profité pour venger toutes les personnes qui avaient pu croiser la route de Seth, d'une pierre quatre coups. Si tant était que Tom n'avait oublié personne dans les victimes de ce monstre à la soupe traditionnelle.— Elian !Ah.Si j'avais pu penser cette journée agréable... La voix et surtout le ton employé par Myles m'indiquèrent que cela allait tout sauf être une journée agréable à cueillir des mûres.
Me tournant vers le soldat, j'esquissai un sourire amer, arrachant un rire à Seth qui levait les pouces en direction de l'homme.
— Bien joué Myles ! plaisanta-t-il, m'arrachant un grognement. Tu aurais même dû arriver encore plus sombre.Le regard d'incompréhension du brun eut au moins le mérite de nous faire rire alors qu'il me tendait une lettre.— Si vous voulez, souffla-t-il pour toute réponse. En attendant c'est arrivé du château pour vous.Le cachet ne détrompait pas. Il s'agissait d'une lettre officielle de la famille royale. Mais pourquoi le Roi m'écrivait-il ?Je faisais ce qu'il me demandait, je n'avais raté aucun courrier. Chaque jour ils étaient envoyés, me faisant même me demander combien il pouvait perdre à envoyer autant de coursiers ici.— Qu'est-ce qu'il veut ? s'enquit Seth en avalant son sixième verre d'eau.— Sûrement me dire combien Elian l'a déçu et lui rappeler qu'il doit maintenant envoyé DEUX lettres par jours, pour être sûr que vous n'allez pas le tuer dans son sommeil, répondit Adriel en ricanant. Ouvrez qu'on sache !Un instant, je me demandai ce que cela ferait si je ne l'ouvrais pas, si j'ignorais juste avoir reçu cette lettre. Elle se serait perdue dans la nature. Pouf. Envolée. Cela me semblait être une très bonne idée. Une idée qui méritait plus ample réflexion.— Hé ! m'exclamai-je alors que la lettre me fut arrachée des mains par Seth sans que je ne puisse réfléchir davantage.— Tu prends beaucoup trop de temps, grogna-t-il. Ca s'ouvre comme ça, je te montre.Plissant les yeux, je le laissai décacheter la lettre, l'observant alors qu'il arquait un sourcil avant de la tendre à Tom.— Lis-la toi, grogna de nouveau Seth alors que je levai les yeux au ciel.Il ne savait pas lire. Je l'avais presque oublié.— Ce n'est pas le Roi. C'est votre mère, annonça rapidement Tom en me rendant la lettre sous le ricanement soudain de Seth qui renchérit.—Je me disais bien que derrière le Prince, Maman devait pas être loin.Sauf que si cela avait fait rire les deux villageois, Adriel, Myles et moi connaissions suffisamment ma mère pour savoir que cela n'avait rien d'amusant ou même de bonne augure. Fronçant les sourcils, je repris ainsi la lettre, devenant de plus en plus blafard à mesure que mes yeux parcouraient les lignes.— File lui un verre d'eau, demanda Seth à Tom.Chose demandée me fut apportée. Tom s'empressa en effet de me tendre un verre alors que le premier reprenait la lettre pour la tendre de nouveau à l'aubergiste.— Oh... souffla-t-il.— Quoi "oh" ?! s'excita Adriel, tentant d'attraper le courier.— Partage ! gronda Seth qui commença lui-même à s'agiter autant que le soldat.— C'est... Vous saviez, Elian ? reprit Tom, ignorant les deux autres alors que la lettre passait entre les mains de Myles.— Putain ! Mais dites nous, là ! s'agaça Seth, fusillant Myles du regard.— Elian ?Je fis un geste de la main en guise de réponse alors que Myles s'éclaircissait la voix. Qu'il lise à voix haute. Je n'avais rien à cacher et ils sauraient rapidement ce que contenaient cette lettre de toutes les manières...A mon filsVoilà la moitié d'une semaine que vous êtes partis.
Votre père et moi avons discuté de votre avenir et il nous a semblé opportun de vous avertir de nos choix pour vous.
Votre réputation entachée par votre fâcheuse tendance à l'insubordination, nous avons pris décision de vous trouver épouse avant que vous ne vous décidiez à pire.
Nous, vos parents, arriverons en compagnie de votre frère et de votre fiancée deux jours après l'arrivée de cette lettre dont la date de livraison a été programmée.
Préparez nous les quatre meilleures chambres de votre ostel ainsi que le meilleur repas possible malgré les conditions de vie que nous allons subir par votre faute.
— Votre fiancée ? Ils vous ont trouvé une femme ? répéta Seth l'air presqu'hébété. Mais...— C'est habituel, informa Myles les yeux rivés sur moi. Encore plus dans cette situation je dirais. Les rumeurs vont bon train au château. Ils doivent vouloir sauver les meubles en trouvant le meilleur parti pour contrer la possible aggravation des rumeurs.— Tom... Combien de chambre vous reste-t-il ? murmurai-je, absent.— Pas assez... L'auberge ne compte que six chambres et vous êtes déjà quatre, rappela-t-il.— Seth. Est-ce que je peux m'installer dans la cabane ?L'homme m'observa, un peu surpris.— Attend, attend, attend. Tu es d'accord avec ce qu'il y a dans cette lettre ?— Je t'ai posé une question, Seth, insistai-je.— Moi aussi.— Ma question était la première.— Je sais compter, alors répond !Nous n'allions pas nous en sortir. Soupirant, je passai lentement mes mains sur mon visage. Pourquoi fallait-il qu'ils viennent se mêler de ma vie ici ? Cela faisait à peine une semaine que j'étais parti. Ne pouvaient-ils pas me laisser une semaine de plus ? Ou deux ? Ou un an même ?— Elian ! insista Seth, m'agaçant encore davantage.— Quoi ?! Tu veux que je te réponde ?! Voir mon père est plus agréable pour moi que... que...— Qu'une pendaison ? proposa Adriel.— VOILA ! m'exclamai-je. Et ma mère est aussi adorable que toutes tes orties réunies ! Alors imagine la femme qu'ils m'ont choisi ! Je la vois déjà ! Blonde, grande, doucereuse, ...— Acerbe ? — Ca suffit, Adriel ! aboyai-je.— Pardon.Sourcil arqué, Seth m'observa en silence sans même réagir. Il semblait ne pas comprendre, ne pas se rendre compte de combien ma famille était loin de la sienne. Alors non, ce n'était pas une joie que de les voir, ce n'était pas une joie que de recevoir cette lettre.— Ca n'a pas répondu à ma question, souligna-t-il malgré tout, bien plus calmement.— Parce que je dois te faire un dessin ?! Bien sûr que non je ne suis pas d'accord !Comment pouvait-il même imaginer que je puisse être en accord avec ce qui était écrit ? Du début à la fin, je ne pouvais qu'être en désaccord avec les décisions de mes parents. Et les voir arriver ici... Pour combien de temps ? Cela signifiait que nous ne pourrions plus aider le village, qu'il allait nous falloir jouer un rôle qui ne me plaisait pas. La surveillance... Nous n'avions déjà pas pris la peine de le faire à notre arrivée, cela serait d'autant moins le cas aujourd'hui.— Tom ? reprit Seth dont le calme m'agitait d'autant plus. Est-ce que tu peux héberger Adriel ? Vous êtes déjà collés ensembles toute la journée.— Heu... hésita-t-il en tournant la tête vers Adriel comme pour chercher son approbation. Oui, je suppose...— Myles, tu resteras à l'auberge pour surveiller nos invités. Je demanderais à Rhys et Melia s'ils peuvent héberger Phillip.— Sauf votre respect, Seth, coupa Myles, les sourcils haussés. Je ne prend mes ordres qu'auprès d'Elian, surtout lorsqu'il s'agit de surveiller des membres de la famille royale, qui plus est ses parents.— Et vous pensez sérieusement qu'il est en capacité de réfléchir ?Seth n'avait pas tort. Je m'agitais. Faisant les cents pas sans même prendre le temps de m'arrêter, de les regarder, les questions fusaient et ne s'arrêtaient pas. Combien de temps cela durerait ? Combien de temps allais-je devoir faire semblant de surveiller un village qui n'en avait pas besoin ? — Où sont nos armes ? repris-je soudain, m'arrêtant net devant Myles. Où les avons-nous mis ? Il faut que nous les reprenions ! Il faut que...— Elian, m'arrêta Seth, se positionnant devant moi pour attraper mes épaules. Respire.— Ils arrivent dans deux jours !— Je sais. — Nous sommes là pour vous surveiller ! Pas tondre des moutons !— Je sais, Elian.— Ils arrivent avec ce qui doit être ma future épouse et...— Elian, coupa-t-il. Ça va aller.— Mais...— Ça. Va. Aller, articula-t-il. Ecoute-moi. Phillip et Adriel vont laisser leur chambre. Myles va rester avec eux et...— Il faut que je laisse ma chambre. C'est la plus grande de l'auberge et...— Laisse moi finir, pour l'amour du Ciel ! gronda Seth. Myles va rester auprès d'eux. Toi, tu vas venir avec moi. Il leur faudra de toutes façons une chambre pour leur écuyer. La cabane est trop loin pour que tu y ailles alors...— Il y a le presbytère qui est libre ! s'exclama Tom.— C'est vrai... souffla le jeune homme. On va t'installer au presbytère en attendant. En deux jours on aura le temps d'en refaire un endroit habitable. Le curé est mort il y a seulement cinq mois. Ca devrait le faire...— Elian, vous êtes d'accord avec tout ça ? reprit alors Myles, sérieusement.Avais-je réellement une possibilité de proposer autre chose ? Avais-je même une autre idée ? Non. Surtout lorsque cela m'éviterait de côtoyer mes parents de trop près.— Elian ? insista-t-il face à mon silence.— Oui ! soupirant, je me pinçai l'arête du nez. Nous allons faire comme Seth le décide. Suivez ses ordres.Et si Myles n'en sembla pas particulièrement ravi, il ne se rebiffa pas, hochant la tête pour toute acceptation.— Adriel, va prévenir Phillip, reprit mon bras droit en se tournant vers Seth. Je vous suis pour le presbytère. Elian, allez vous reposer.Si sa voix s'était faite bien plus douce à mon encontre, je sentis dans sa voix l'agacement de devoir suivre les ordres de Seth. Un Seth, quant à lui, presque trop heureux de pouvoir en donner. Mais ce ne fut pas vraiment ma principale préoccupation. Bien trop absorbé par l'idée que mes parents allaient arriver, je ne pensais plus à rien d'autre et... Oui, j'allais me reposer. J'allais même dormir un peu. Quand bien même je ne m'étais pas levé il y a bien longtemps, dormir me semblait encore être la meilleure idée.Et c'est ce que je fis. Absent face à ce qui s'annonçait être une réalité prochaine, je remontai dans ma chambre, m'asseyant sur le lit pour... Je n'en savais rien. Je n'arrivais pas à réfléchir alors qu'une seule chose me revenait en tête : ils m'avaient choisi une épouse.