Encore ce cauchemar. Presque chaque semaine, le même vient me hanter pour ne jamais me quitter. Les années sont passées sans jamais faire disparaître de mon esprit ces images morbides.
J'ai à peine dix ans quand j'assiste à la scène. La nuit commence à tomber et seuls quelques nuages viennent décorer un ciel bleuté. Je vis dans une maison en pierre dans la ville de G-Shokunin. C'est le bruit du heurtoir de la porte d'entrée qui vient rompre le silence qui épouse bien souvent notre foyer. Ma mère se dirige alors vers celle-ci, avant de l'ouvrir pour découvrir un homme grand et mûr. Une barbe brune, épaisse, mais bien taillée vient dessiner un visage marqué par plusieurs cicatrices profondes dont une qui du haut de son front à sa mâchoire vient traverser son œil gauche qui a perdu son éclat. Quant à sa tenue, elle est celle d'un chasseur. Une peau de loup sur les épaules lui sert de poncho couvrant une chemise blanche à plusieurs endroit rafistolés, quant à son pantalon beige qui tombe sur de grandes bottes de cuir, il laisse apparaître un couteau attaché à la cuisse. Ce couteau qui va bientôt faire son office.
Je ne comprends pas encore ce qu'il se passe. De mon côté, je joue tranquillement avec mon soldat en bois, une sorte de samouraï mécanique. Je suis assis en tailleur près de la table basse en épicéa. C'est une vieille habitude que j'ai de jouer seul, comme tous les enfants uniques et je m'imagine livrer une grande bataille contre deux dragons rouges sang, eux aussi en bois. Mais bientôt, les questionnements de ma mère disparaissent et quand je me retourne vers elle, c'est avec effroi que je le vois tourner sa lame dans son ventre tandis qu'il l'empêche de crier de l'autre.
Je me précipite alors instinctivement sous la table basse du salon, à peine caché par la nappe rouge qui la recouvre. Je reste immobile, étranglant de mes deux mains ma bouche pour ne pas lâcher de cris. L'homme quant à lui dépose lentement le corps inanimé au sol et prend le temps de lui fermer les yeux. Ensuite, il enlève le couteau qu'il essuie dans un chiffon blanc, puis il le range dans son fourreau. Je ne lis rien sur son visage, mis à part un calme total, mais aussi comme une lueur de tristesse qu'il semble renfermer. Il continue ensuite son chemin dans le couloir et s'avance tranquillement vers les escaliers qui montent jusqu'à l'étage. Il semble ne pas m'avoir remarqué et les questions viennent alors balayer mon jeune esprit fragile.
Mais que veut-il ? Pourquoi a-t-il fait ça ? Ma mère est-elle encore en vie? Sans me poser plus de questions, j'accours vers elle... Mais elle est déjà morte. Sa peau est déjà froide tandis que je la sers dans mes bras, mais rien n'y fait. Elle ne veut plus vivre, son cœur ne bat plus. Je ne vois plus son jolie sourire qu'elle me faisait à chaque fois que je rentrai de l'école en la saluant, ou lorsque j'arrivai à cuisiner seul pour ensuite lui montrer mes gâteaux ou sucrerie que je faisais...
Plus rien. Je ne lis plus rien sur son visage inanimé. Quand j'ose la reposer au sol, je découvre que mes mains, tout comme mes vêtements sont couverts de son sang encore chaud qui s'écoule lentement sur le sol pour former une mare rubis. Les larmes s'écoulent alors le long de mes joues avant de se verser en torrent dans ce lac de sang. Soudain! Une nouvelle pensée éclate dans mon esprit pour me ramener à la réalité.
-Père ! je m'écrie sans réfléchir.
Je me rend compte que mon père est là-haut et dans un élan de courage ou de folie, je crois pourvoir le prévenir du danger.
Je gravis alors les marches quatre à quatre pour finir par hurler : Papa !
Mais alors que mon cri se propage à l'étage, un véritable coup de tonnerre vient le stopper net.
Il retentit dans toute la maison. Le bruit se répercute à travers les couloirs pour s'étouffer dans le salon. Le silence est assourdissant. J'ai à peine eu le temps de gravir les escaliers et de m'avancer dans le couloir en hurlant que cette véritable explosion m'a brisé. Mais je n'ai rien car je n'étais pas la cible. Le bruit venait de plus loin. Il venait du bureau où mon père travaillait. Je n'arrive plus à bouger, même le moindre murmure ne sort plus de ma bouche ; et c'est là que je le vois, face à moi. Ce monstre à la barbe brune qui me regarde en sortant du bureau. Sa main droite tient encore serré contre elle une sorte de mécanisme en métal noir, toujours fumant. Quoi que j'essaie de faire ou de penser je ne réagis plus et lui non plus. Il ne devait pas s'attendre à me trouver là. Pendant peut-être dix secondes, nous restons tous les deux à nous dévisager. Puis, Il lève son bras armé et je cesse de regarder, je décide de fermer les yeux ou peut-être est-ce ma lâcheté qui m'empêche de les garder ouverts. Cependant, je n'entends rien, et ce qui me ramène à la vie ce n'est pas une nouvelle explosion, mais simplement sa main posée sur ma tête avant de me délivrer avec sa voix grave:
« Désolé petit, mais c'est pour notre bien. » Ces mots retentissent dans ma tête et me font entrouvrir lentement les paupières. Il est là devant moi, à genou avec sa main sur ma tête. Son visage est triste, puis, il se relève et passe son chemin.
Comment est-ce possible ? Il vient de tuer ma mère sous mes yeux et il m'épargne. Je me retourne lentement et il descend les marches une par une sans se presser, alors que je reste planté-là, sans rien faire. Ce n'est que lorsqu'il finit de descendre l'escalier que je réalise que mon père est peut-être blessé.
En courant, je prie pour qu'il ne lui soit rien arrivé ou alors simplement une blessure. Mais par pitié, faites qu'il vive ! Quand j'arrive à l'angle de son bureau, je vois au sol des dizaines de ses notes. J'avance alors lentement quand je le vois assis dans son fauteuil, la tête en arrière et les bras pendant dans le vide. Du sang coule le long de son épaule gauche jusqu'à son poignet. Lorsque je finis mon chemin jusqu'à son bureau, je remarque aussi le Capharnaüm qu'il a laissé. La plupart des papiers et des livres qu'il avait sur son bureau et sa bibliothèque sont au sol. Son armoire où il entreposait ses montres de collection a été totalement vidée, il n'en reste plus une seule.
Enfin, c'est ce que je crois avant d'en découvrir une qui gît par terre. Son cadran est fendu et elle s'est arrêtée: dix-huit heures cinquante-cinq, le vingt-trois avril 1215. Ces chiffres sont gravés en moi pour l'éternité. Puis, il ne fallut pas attendre longtemps avant que la police n'arrive. Déboulant en trombe en se demandant ce qui pouvait bien être à l'origine de cette explosion qui avait alerté les voisins. Quant à moi, j'attendis sur les marches de ma maison pendant qu'ils la fouillèrent et sortirent ma mère puis mon père sur un brancard.
C'est l'officier Bullock qui s'occupa de moi ce jour-là. C'était un homme d'une trentaine d'année plutôt fort et qui malgré la situation atroce que je vivais, il réussi quelques peu à diminuer mon chagrin. Il fit même des démarches pour que je sois adopté dans une bonne famille et non pas chez les Nurdys qui avait pour habitude de battre leur fille unique. Une chance donc qu'il me prit ainsi sous son aile. Je lui dois beaucoup car finalement, c'est lui qui m'a adopté. Et c'est d'autant plus admirable qu'ici à G-Shokunin, il est très mal vu d'adopter un enfant car cela signifie que le mari n'est pas capable d'enfanter avec sa femme. Il devient alors pour la communauté, une sorte d'homme de second rang. Mais cela ne l'avait pas pour autant découragé car il avait eu un premier fils avec sa femme qui avait presque mon âge. Par ailleurs, l'avis que les gens avaient de lui ne l'intéressait pas et il me l'enseigna très tôt:
« Seul ceux que tu aimes doivent avoir un jugement sur toi que tu te dois d'écouter. Pour le reste, contente toi d'ignorer ceux que la vie n'a pas gâté d'amour. »