Soudain, il se réveilla. Avait-il dormi longtemps ou bien un court instant ? Cette question s'arrêta net ! Une ombre était penchée sur lui et le fixait. Surpris, il voulut lui sauter au cou et enfoncer ses pouces dans sa gorge ! Une fois en position de force il chercherait des réponses. Mais il n'en fit rien... Ses membres refusaient de bouger. La silhouette, enveloppée dans un drap sombre maculé de trous semblait flotter dans les airs. Une aura blanchâtre l'entourait. De sa présence émanait une odeur de pourriture aigre qui prenait à l'estomac. L'atmosphère de la grotte s'était chargée d'une atroce puanteur de charogne. Les bruits du magma et le murmure du vent dans les tunnels avaient disparu. Un silence de plomb s'était installé. Ménéryl se rendit compte qu'il avait froid et nonobstant la fournaise environnante, il grelottait. Quelle pitié, quel sentiment d'impuissance que de sentir trembler ce corps dont il n'avait plus le contrôle. D'un mouvement fluide, l'apparition approcha son visage du sien, lui dévoilant une face sinistre.
Elle n'était plus qu'un squelette à l'ossature dense et sur lequel subsistaient des plaques de chair glueuses. Des arcades sourcilières particulièrement proéminentes, ombraient une cavité orbitaire béante et un oeil sans paupières qui s'agitait. La lèvre supérieure était le dernier vestige de sa bouche. Une lèvre épaisse, gercée, d'un blanc macabre qui tremblotait frénétiquement.
Le jeune hommes, suffoqué par la stupeur, ne pu prononcer un mot. Paradoxalement, ce n'est pas la peur qui s'animait dans son esprit, mais une violente colère qui bouillonnait. L'impotence à laquelle il était réduit le contrariait bien plus, que le sentiment d'un trépas imminent. L'oeil se fixa sur lui. La mâchoire inférieure de l'être se mit à remuer, entraînée par les contraction des muscles qui la maintenait au reste de son crâne. Un souffle fétide sortit de sa bouche et dans une expriration rauque il prononça
- Diss-ssoss-cié, che ss-suis diss-ssoss-cié, le lien est rompu.
La voix sortait du fond de la gorge, comme une agonie, les mots sifflaient entre ses dents noires et éparses. À chacune de ses paroles, sa lèvre unique se tordait, cherchant sans y parvenir une articulation rendue impossible par la lippe manquante. Ménéryl dut lutter contre la nausée, il ne pouvait pas reculer et le dégoût que lui inspirait l'apparition se transforma en une haine prodigieuse qui ne pouvait éclater. Il fixa intensément la répugnante créature comme si ses yeux eurent pu la détruire.
- V-v-vous êt' qui ?! bégaya t-il
Ne répondant pas tout de suite, le spectre tourna doucement sa tête de chaque côté, comme pour vérifier qu'ils étaient bien seuls. Puis, à la manière de celui qui craint d'être écouté, il lui répondit en chuchotant :
- Che n'ai pas de nom, car on ne m'en a pas donné... Chai erré... Abondamment... Dans un abîme lumineux. Maudite lumière ! ss-sale ! dévorante ! il n'y avait ni ss-senss, ni direcss-tion... Votre ombre éclatante m'a guidé.
Voyant que Ménéryl était resté coi, l'entité se rapprocha un peu plus. Sur sa face, des morceaux de viande se balancèrent mollement. Il reprit plus bas encore, muant sa voix un chuchotement ténu.
- Che ss-suis l'idée, la volonté, l'obsess-ssion rémanente iss-ssue du s-sacrifice d'un ss-seul et de tous-ss. Les ess-sprits dans lesquels elle naquit ont auchourd'hui tous-ss diss-sparus mais che perss-siste moi. Che ss-suis votre ombre, votre inconss-scient et ss-celui de dix mille hommes également. Che ss-suis l'absolu, l'énergie qui bâtit des temples et crée des royaumes.
À nouveau, le silence s'installa, rythmé par le sifflement de l'air expiré par ses fosses nasales. Ce détail interpella Ménéryl qui n'avait jamais entendu parler d'idée qui respire. Pour le reste et bien que n'en laissant rien paraître, il n'avait pas compris un traître mot de cette tirade. L'être continuait de le scruter avec insistance. Les débris de muscles constituant son visage se contractèrent en une mimique que le jeune homme interpréta comme un sourire. L'effet de surprise s'était estompé et Ménéryl qui ne ressentait pas de danger articula plus facilement :
- Pourquoi cet air réjouis ? Que voulez vous ?!
- Mais... Mon s-seigneur ! Ss-c'est parss-ce que che vous ai trouvé, ss-c'est bien vous, vous êtes touchours en vie.
En disant cela, son œil s'égaya, l'œil d'un fou, traversé par une excitation psychotique. Comme pour l'apaiser, l'apparition posa une main aussi décharnée que son visage sur le torse du jeune homme. Alors que le membre glacial se pressait contre sa peau, Ménéryl sentit monter à ses narines les relents putrides qui en émanaient. L'inconfort extrême de sa position ne l'aida pas à se calmer et une irritation intense, bien qu'inutile, se mit à brûler en lui. Le spectre répondit doucement, en articulant ses mots calmement, comme s'il voulait être bien compris :
- Tous-ss ils vous ont laiss-ssés pour mort. Et alors que vous voilà relégué au ss-statut de vieille hiss-stoire oubliée, il ne ss-se doutent pas que vous ne faisiez qu'hiberner. Une retraite imposée et peu glorieuse ss-certes, mais elle était néss-cess-ssaire. Réjouiss-ssons nous enss-semble ! Tout comme la chenille qui ss-s'enveloppe et ss-se coupe du monde pour devenir papillon, vous allez renaître ss-sous votre forme définitive... Il arrive. Tenez-vous prêt. Il ss-sera bientôt là.
- De qui parlez-vous ?
- Mais... Du bateau... Le bateau ss-sera bientôt là !
Ménéryl ouvrit les yeux, son regard léthargique se posa sur le plafond de roche. D'un bond, il se mit sur ses jambes... Il pouvait bouger. Les sens affûtés, il scruta autour de lui... Personne ! Un rêve sans doute ! Il lui semblait néanmoins avoir toujours cette odeur fétide dans les narines. Avait-il trop dormi ? N'avait-il fermé l'œil que quelques instants ? Il voulait en avoir le cœur net ! Il emprunta la galerie qui menait à l'extérieur avec une vitesse et une agilité induite par la frénésie. Son corps vibrait d'excitation, mais une fois à la surface, la morsure du froid vînt lui rappeler que dans sa précipitation, il avait oublié de se couvrir. Qu'importe, il n'avait besoin que de quelques instants, levant les yeux au ciel, il vit que la lune rouge était apparue. Le second astre, il était déjà tard, il avait beaucoup dormi. D'un bond, il fit demi-tour, parcourut les couloirs en sens inverse et retrouva la chaleur protectrice de sa caverne. Ses pensées s'emmêlaient, il n'arrivait à pas prendre pour un rêve ce qui lui avait paru si réel. Sachant qu'il ne trouverait pas de réponse à ses questionnements, il fallait qu'il cesse de ruminer. Il s'approcha alors d'un trou à eau afin de se rincer le visage et boire quelques gorgées. Puis il attaqua ses exercices matinaux.
Depuis son débarquement sur l'île, il s'était instauré un entraînement journalier auquel il n'avait jamais dérogé. Ce programme, véritable but quotidien, lui permettait de conserver ses aptitudes de guerrier, mais aussi surtout, de préserver son esprit de la démence. D'abord, une course à pied lui servait d'échauffement, la salle était vaste, ce qui lui offrait une large possibilité de tourner en rond. Deux cent quarante-huit pas pour faire le tour du précipice. Il les avait comptés, recomptés à chacune de ses révolutions. Après avoir renouvelé l'opération cent fois, c'était ruisselant de sueur qu'il attaquait son travail de musculation. Patiemment, méthodiquement, il forgeait son corps au milieu de la fournaise, comme pour se préparer à un ultime affrontement. Ceci fait, ses muscles durcis par l'effort, il passait un long moment à s'étirer de façon à préserver agilité et souplesse. Les doigts, le cou, les jambes, le dos, un par un, consciencieusement, il dénouait chaque partie de son corps, reproduisant des poses longuement apprises par le passé.
Puis venait l'entraînement à l'épée. Estoc, taille, entaille, il répétait ces coups inlassablement cherchant à s'approcher de la perfection. Une excellence qu'on lui avait appris à viser depuis son plus jeune âge. Un entrechat, il attaquait, une rotation, il défendait, se battant contre son ombre ou un ennemi imaginaire. Concentré, son épée devenue le prolongement de son bras, il pouvait presque sentir l'air caresser le fil de sa lame. Un pas en arrière... Son attention fixée au maximum, il cherchait l'ouverture. Il devait percer la défense d'un adversaire coriace, qui allait vendre cher sa peau. Tous les sens en alerte, profitant d'un court instant de répit avant la prochaine attaque, il fit passer le poids de son corps sur sa jambe arrière. Il allait exploser, bondir comme un fauve et c'est à cet instant qu'il l'entendit... Un bruit venait de ricocher sur les parois du tunnel qui menait à la sortie. Pas le vent, pas le bruit sourd d'une masse de neige qui tombe, mais le choc de quelque chose contre la roche.
Vif comme l'éclair, il bondit vers ses vêtements. Il les attrapa au vol afin de ne laisser aucune trace et se faufila dans un recoin sombre de la grotte, derrière une imposante succession de colonnes. Tout en se rhabillant avec précaution, il prêta attention. Était-ce ses oreilles qui lui jouaient un mauvais tour ? Un caillou qui s'était décroché de la paroi ? Ou quelqu'un ? La lente remontée des bulles de magma qui venaient éclater à la surface emplissait tout son champ auditif. Après ce soudain coup de fouet, l'ordinaire reprenait tranquillement sa place. Patientant encore un peu, essayant de mettre de côté les bruits habituels, il laissa errer son ouïe à la recherche d'un élément anormal... Un second choc ! Les échos qui lui parvenaient se firent irréguliers, mais répétitifs. Une chose était sûre, ils n'étaient pas naturels et ressemblaient à une avancée. Mais qu'est-ce qui cheminait dans cette galerie���? Un animal ou quelqu'un ? Des animaux terrestres il n'en avait jamais vu en trois ans, c'était peu probable, ce qui arrivait venait forcément de l'extérieur de l'île. Alors qui ? Rien ne servait de se poser trop de questions, il serait bientôt fixé, l'intrus devait être à mi-chemin. Petit à petit, il identifia les sons qui lui parvenaient : des pas, auxquels vinrent s'ajouter un souffle sonore et le "toc" régulier d'un bâton qui frappait le sol. Il ne faisait plus aucun doute qu'il s'agissait bien d'un être humain, probablement seul.
Ménéryl s'était placé non loin de l'arrivée, en hauteur. Il avait l'avantage du terrain et l'effet de surprise de son côté, il se sentait tout à fait en confiance. La main serrée sur le manche de son épée, il se tenait prêt à bondir et fixait l'ouverture pour voir ce qui allait en sortir. Les indices d'agitation se rapprochaient, ils étaient de plus en plus perceptibles, l'écart diminuait. Les pas et les "tocs" finirent par se situer juste en dessous de lui, la roche cachait l'intrus, mais plus pour longtemps. L'instant d'après, il le vit.