C'est animé par son très grand entendement que sa majesté Enguerid, roi de Sargonne et du Thésan, a jugé de conserver la mémoire des choses passées afin qu'elles arrivent à la connaissance des hommes à venir.
J'ai le dessein, de calculer le nombre des années qui se sont écoulées depuis les débuts de l'émergence de la civilisation jusqu'à nos jours. Nous le ferons plus aisément en commençant par la formidable force civilisatrice que Karistoplatès, le seigneur des dieux et de la guerre, déversa sur le monde et qui constitue l'an un de notre ère.
Sur Endéval vivaient des êtres parfaitement beaux, forts et avancés. Karistoplatès, le seigneur de l'île, observait les hommes du continent depuis fort longtemps. Il s'était pris de curiosité pour cette espèce chétive lorsque, mille ans auparavant, il constata avec étonnement qu'elle avait mis fin aux siècles obscurs à la seule force de son ingéniosité. Mais au fil du millénaire qui suivit le bannissement des créatures antiques derrière la chaîne de Rocnoire, il vit l'homme se munir de technologies qu'il continuait à manier avec un esprit barbare. Alors, encouragé par les conseils de son vieil ami Mudry Volga, seigneur de la sagesse, il s'attribua le rôle de civilisateur et commença par le Thésan. Ils n'avaient alors aucune arrière-pensée, il avait juste pris en pitié une espèce d'être vivant particulièrement faible, fragile et stupide.
Il s'entoura également de Näaria, domina des soigneurs et de Malvrick, seigneur des forgerons, qu'il considérait de la même essence que lui. Ces êtres, bien qu'ammortels, n'étaient pas indestructibles, mais ils n'avaient rien à craindre des humains qui face à leur toute-puissance faisaient figure d'insectes. C'est à cette époque et même si Näaria était en fait une femme, qu'ils furent tous quatre surnommés "hommes-dieux". Avec leur aide, Katstoplatès créa et imposa un code de lois aussi simple qu'intraitable.
Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne
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Une longue procession de cavaliers sortait du bois des Frontrois et abordaient la vaste plaine qui entourait la capitale du royaume de Sargonne. Les derniers arbres passés, plus rien ne venait masquer la vue. Le plat pays s'étendait jusqu'aux frontières de l'Exinie à l'ouest, de l'Ugreterre au nord-ouest, du Grandval à l'est et de l'Othryst au sud-est. Néanmoins, seul au milieu du paysage, se tenait le mont Carcandre, la colline devenue cubique par un siècle de travaux acharnés. C'est là, au-dessus de ce point hautement stratégique, que trônait lourdement la cité royale de Cubéria. Elle était vaste et couvrait une large superficie. Mais à cette distance, la quantité considérable de roche ayant servi à élever ses remparts, lui conférait un aspect compact. Elle écrasait le paysage de sa masse grise. Immanquable et toujours impressionnant, le colossal pont escalier menant à la ville fortifiée était visible de loin.
La troupe qui progressait dans sa direction était prestigieuse. Elle revenait de l'Hécatombe, la chasse donnée annuellement par le roi afin de consolider l'union des différentes régions du royaume. Parmi les invités se trouvaient les souverains des sept comtés de Sargonne, le maître des officiants, divers barons qui s'étaient distingués au cours de l'année et bien entendu les écuyers nécessaires à la logistique. À l'arrière, des chevaux tiraient de lourdes charrettes. Certaines étaient remplies du matériel nécessaire aux trois jours de chasse. D'autres rapportaient leur prolifique butin. Quatre carrioles débordaient de cadavres. Des perdrix, des sangliers, des marcassins, un renard et une meute de loups qui étaient passés par là, douze cervidés et sept ours. Mais la prise la plus impressionnante était sans contexte le corps sans vie d'un gigantesque albanélaphe, le grand cerf blanc, seigneur de la forêt, tué par le roi lui-même. Il prenait une charrette à lui seul et deux chevaux étaient nécessaires pour tirer l'importante charge qu'il représentait. Ses bois à la formidable envergure avaient dû être coupés pour pouvoir charger l'animal et avaient été déposés sur sa dépouille qui gigotait au rythme des imperfections du sol.
- Vive le roi Caribéris Gargandra ! À la chasse comme à la guerre, toujours son but il atteint, hurlait Burgolin, régisseur du royaume de Sargonne.
- Vive le roi Caribéris Gargandra ! reprirent les hommes à sa suite.
Le roi poussa un soupir exaspéré et jeta sur le régisseur un regard sévère.
- Cesse immédiatement ce vacarme Burgolin ! lui marmonna-t-il entre ses dents, je goûte assez peu aux joies de l'Hécatombe. Ce n'est qu'une mise en scène grotesque.
- Mais Sire, répondit Burgolin l'air grave, il n'est pas dans les habitude d'un monarque de mépriser la chasse. Il faut justement en rajouter parce que tout ceci est une mise en scène.
- La chasse dis-tu ? Massacre aurait été plus approprié ! Il eût mieux valu que cet albanélaphe continue à régner sur sa forêt plutôt que de servir de trophée. Quelle gloire ! Ne le chante pas trop fort.
- Quand bien même ! Un animal de huit pieds à l'épaule et de plus de mille sept cents livres ! Cela participera à votre légende, il faut le faire savoir à travers tout le Thésan.
Le regard de Cariberis se perdit dans le vide. Tout en chevauchant, il resta un instant songeur, à l'écoute du cortège à sa suite. Le bruits des sabots était pratiquement masqué par les éclats de voix, les rires gras, les remarques grossières et les manières rustres de ce qui representait le rang le plus élevé du royaume. Il soupira à nouveau.
- Ma légende, reprit-il, je crains pour ma part d'avoir un jour à rendre des comptes au dieu qui l'avait mis là.
- Allons bon ! ironisa le régisseur, ils ne sont que cinq. Nous avons un guerrier, un forgeron, une soigneuse, un savant et, comment appeler le dernier ? Un fossoyeur ? Je ne crois pas qu'il y en ait un dans ce panthéon qui fasse grand cas des animaux.
Le monarque ne répondit pas. Malgré sa quarantaine approchante et la finesse de son intelligence, Burgolin aimait parfois à se montrer puéril. Cariberis préféra contempler le paysage qui l'entourait : son royaume. Le jour de l'Évir était passée, les journée rallongeaient et la nature renaissait. Le soleil était rayonnant en ce jour et réchauffait les terres détrempées par les longs mois d'hivers. Le souverain aimait cette période et huma l'air emplit des senteurs d'humus et de terre humide.
- N'oubliez pas, Sire Burgolin, de mettre dans vos paroles un peu plus du respect qui est dû au divin, intervint le maître des officiants, vous blasphémez !
Tiré de la delectation qu'il accordait à un plaisir simple, Caribéris regarda perplexe l'ecclésiaste. Il avait toujours suspecté sa foi bien moins orientée vers le divin que vers les profits qu'il engendrait. Ce genre de commentaire ne lui était pas coutumier.
- Et bien justement Maître Gondelis, lui lança-t-il, en tant que représentant suprême des cinq dieux, qu'en pensez-vous ?
- Sire, il n'est rien que les dieux puissent reprocher à votre Majesté, ils guident la famille Gargandra depuis l'aube des temps, sa destinée est éclairée par leurs desseins.
- Vous êtes surprenant Gondelis, dit le roi pensif. Prenez donc l'albanélaphe, je vous charge de le donner en offrandes aux dieux.
- Comme à son habitude, Sa Majesté est extrêmement sage dans les décisions qu'elle prend.
Gondelis, fier du résultat qu'avait produit son éloquence, se redressa sur son cheval. Il rayonnait d'orgueil. Burgolin souffla entre ses dents et toisa l'arrogant qu'il avait toujours considéré comme pathétique. C'était un homme dégoulinant de gras, un obèse à la peau poisseuse et aux cheveux huileux. Son prédécesseur était mort voilà un an, en s'étouffant lors d'un repas particulièrement orgiaque. Gondelis avait alors été conseillé au roi, car il était méthodique, pointilleux et érudit. Nonobstant la répulsion physique qu'il avait alors inspirée au monarque, il accéda à la fonction cléricale suprême. Bien qu'ayant un talent inné pour les choses du religieux, il souffrait d'un déficit quant à la compréhension de l'humain. Il lui avait échappé que le seigneur Gargandra était peu réceptif à la flatterie, domaine dans lequel il se vautrait pourtant dès que l'occasion se présentait.
Caribéris pour sa part, était extrêmement dubitatif quant au potentiel de ce personnage singulier. Comment ne pas éprouver de l'antipathie pour cet individu ? Le voir ainsi, plastronner crânement alors que son double menton se balançait en tous sens. Grotesque ! Plus consternant encore, dans son jeune âge, le roi avait connu de leur vivant ceux que l'on nommait aujourd'hui les cinq dieux. Ils avaient régné sur le Monde d'Omne des siècles durant et sa lignée avait dû survivre à leur volonté conquérante. Que penser d'un homme déclarant la voie des Gargandra tracée par ces mêmes dieux ? Son intelligence était-elle limitée au point qu'il n'arrivait même pas à faire de lien ? C'était tout même lui, Caribéris Gargandra, qui avait fait tuer le dernier de leurs représentants. Il renonça pour le moment à tenter de comprendre ce qui pouvait bien animer cet esprit étrange et se tourna vers Burgolin.
- A-t-on des nouvelles du seigneur Chramne ?
- Toujours rien ! Sire
- Bon sang ! Il est l'élément le plus important de la confrérie des prodigieux héros, qu'est-ce qu'il lui passe par la tête ?
Comme un méchant présage, le passage d'un nuage cacha le soleil. La vaste plaine toute entière s'assombrit et fut balayée par une rafale de vent fit claquer les lourdes capes des seigneurs de Sargonne. L'instant d'après, tout était redevenu calme et alors que sur les terres s'éloignait la frontière entre l'obscure et le clair, tout redevint lumineux. Burgolin réajusta son vêtement avant de répondre :
- J'ai obtenu des éléments à ce sujet, Sire. Après l'attaque contre Malvrick, son comportement a changé. Jusque-là, il n'avait jamais approché les êtres les plus redoutables de ce monde. Pour lui qui cherchait continuellement à devenir le meilleur, la différence de puissance a été un traumatisme. Les jours qui suivirent, il n'a pas arrêté de répéter qu'il était un médiocre et qu'il devait s'améliorer.
- À quoi bon disparaître ? Aurait-il oublié qui il doit servir ?
- Il semble qu'il ait vécu l'ère de paix qui s'est installée après l'attaque des boréens comme une dangereuse léthargie à sa progression. À l'image de Frigg à son époque, il arpente le Monde d'Omne à la recherche de combats à mener.
- Espérons qu'il ne suive pas le même chemin, conclu le monarque les yeux dans le vide. Sais-tu où il se trouve en ce moment ? ajouta-t-il en revenant à lui.
- Il se serait établi dans les forêts qui bordent la frontière exino-sargonnaise. Malheureusement, certains racontent que son esprit a dégénéré et qu'il serait devenu une source de troubles. Difficile de dire si c'est vrai, ces lieux sont reculés, les informations nous en parvenant ont pu être déformées.
- Met toute cette histoire au clair Burgolin !
- J'ai pris les devants, Sire, un homme de confiance chevauche en ce moment même vers ces lieux pour tirer le vrai du faux.
- Toujours aussi efficace, le félicita le roi. J'aimerais ton avis Burgolin, dois-je annoncer "Le Recrutement" et lui trouver un remplaçant au sein de la confrérie ?
- Ne faites pas ça, sire, répondit catégoriquement le régisseur, je pense qu'il vaut mieux encore patienter. L'homme le plus en vue pour rejoindre les prodigieux héros n'est autre que le jeune Phénir Madalgreif.
Caribéris poussa un grognement contrarié.
- Le jeune Madalgreif hein ? Et bien ! Le père a évincé la famille Klausdraken, le fils pressenti pour le plus prestigieux ordre militaire, tout semble réussir à cette famille.
- C'est malheureusement pire que ça. Si le seigneur Phénir venait à rejoindre la confrérie, il n'y aurait plus qu'un seul héros sargonnais alors que l'Ugreterre en posséderait trois. Cela renforcerait indéniablement leur pouvoir politique sur le Thésan. Espérons que Chramne n'ait pas perdu la raison.
- Les temps se troublent on dirait.
- Oui, Sire, c'est la fin d'une époque.
Les chevaux allaient bon train sur les plats reliefs où poussait une herbe courte et tendre et ils atteignirent promptement la porte du Val. Il s'agissait de la seule entrée menant à Cubéria. Elle était constituée d'une tour carrée au cœur de laquelle avait été érigée une haute porte en arc brisé. "Le roi à la porte du Val !" lança une voix braillarde et la lourde herse qui en interdisait l'accès se mit à remonter. Les pointes acérées qui garnissaient sa partie inférieure s'élevèrent du sol pesantes et menaçantes. Le cortège reprit sa marche et passa sous les inquiétants mâchicoulis qui couronnaient le sommet de l'édifice. Les chevaliers accédèrent au pied du pont escalier et les écuyers agrippèrent les bords des lourds chariots pour pousser et aider les bêtes à l'ascension.
Ce moment, Burgolin le redoutait à chaque fois. Il était sujet au vertige et la plus haute partie de cette construction culminait à cent pieds de haut. Lentement, le sol s'éloignait, ses détails s'estompaient pour ne plus former que des masses confuses et colorées. Le régisseur se sentait aspirer par le vide. Ses jambes flageolaient, ses doigts se crispaient sur les rênes, son maintien se décomposait. À chaque pas que faisait son cheval, montait en lui la sensation que la structure allait s'effondrer sous ses sabots. L'avancée lui paraissait interminable. Il s'enferma dans un mutisme qui ne cessa que lorsqu'il passa enfin par la porte du Mont sous les hautes murailles de la cité. Son regard à l'abri des murs, il se relâcha enfin et sentit qu'une sueur froide lui avait inondé le dos.
- On ne t'entend plus, lui dit Caribéris. Le roi ne souriait jamais et il était toujours difficile d'estimer s'il s'agissait d'une plaisanterie ou d'une simple affirmation. Burgolin ne répondit pas, il savait très bien que le souverain connaissait son aversion pour le vide.