Au début, face aux hommes-dieux, les humains confiants en leurs équipements s'indignèrent et se rebellèrent courageusement. Mais le bienheureux Karistoplatès était riche d'une puissance destructrice telle qu'ils n'en avaient jamais vu et ils apprirent promptement à se soumettre. Le seigneur des dieux savait châtier d'une main et récompenser de l'autre, très vite, les hommes cherchèrent à lui plaire plutôt qu'à le contrarier.
Toi lecteur, qui aujourd'hui me lit et considère Karistoplatès comme le niveau le plus élevé de l'essence divine, peut-être auras-tu du mal à me croire, mais la flatterie, la complaisance et la servilité de son entourage finirent par émailler sa raison. Avec le temps, le seigneur d'Endéval commença par se voir comme un héros protecteur du Monde d'Omne. Puis, toujours conforté dans tout ce qu'il entreprenait, il se comporta en seigneur des humains. Décennie après décennie son pouvoir et sa vision des choses s'affermirent, son esprit développa alors l'idée que le monde lui appartenait.
Avec le recul que me permettent les années qui me séparent de ces temps-là et les longues études qui usèrent mes yeux sur les textes anciens, je pense être légitime à affirmer que son immense pouvoir ne lui suffisait plus.
Après le monde matériel, il voulait aussi posséder le monde spirituel. Il exigea la dévotion, il exigea la vénération, il voulait être un dieu. Les hommes, qui dans leur for intérieur le considéraient déjà comme tel, se mirent à lui faire des offrandes et à l'honorer pour s'attirer ses faveurs.
Mais à cette époque, régnait un ténébreux, un hideux, un imprévisible seigneur en Xamarcas. Il se nommait Morshaka, le seigneur des morts, et fut courroucé par l'outrecuidance du lumineux Karistoplatès. En effet, dans la mémoire universelle, lorsque les êtres humains virent le jour, les hommes-dieux étaient déjà présents. Mais lorsque les hommes-dieux virent le jour, Morshaka existait déjà. C'est pourquoi il ne reconnaissait pas la supériorité du seigneur d'Endéval. Au contraire, il avait vu avec le temps cet être et ses complices s'approprier un monde qu'il avait toujours considéré comme sien.
Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne
***
Un être courtaud, cinq pieds de haut tout au plus, venait de pénétrer dans l'antre de Ménéryl. Accoutré d'une épaisse peau d'animal qui l'enveloppait et d'un sac volumineux sur le dos, il paraissait aussi large que haut. Un imposant chapeau de fourrure, duquel dépassaient deux petites cornes, était posé sur sa tête. Autour de sa taille, une ceinture de cuir à laquelle étaient accrochés une fourchette, un couteau dans un étui, une cuillère, une écuelle et une gourde, que sa démarche chaloupée faisait se balancer.
Le petit homme, après quelques pas, laissa tomber bruyamment tout son barda sur le sol. Après avoir porté sa gourde à sa bouche, il enleva son manteau et entreprit de s'installer. De là où il était, Ménéryl ne pouvait distinguer son visage et malgré la chaleur, l'intrus avait conservé sa coiffe. Néanmoins, il ne semblait pas constituer un danger et le jeune homme fut tiraillé par un dilemme.
Devait-il choisir d'engager la discussion afin d'en savoir plus sur son hôte ? Cela pouvait-il lui être utile ? Ou devait-il directement le passer par le fil de l'épée sans autre forme de procès ? À cette seconde issue possible vint s'ajouter une idée incongrue, celle d'un mets inconnu de son palais. Une carne filandreuse, juteuse et ferme sous la dent qui le changerait du poisson quotidien. Il fut surpris de se sentir saliver, mais, s'il n'avait encore jamais découpé d'animaux terrestres, c'était encore plus vrai pour un humain. Ce petit homme était bien râblé et, loin d'être gras, il devait avoir de la bonne viande sur les os, un mois de réserve au bas mot s'il savait se rationner. Tout à se demander par quel morceau il lui faudrait commencer, Ménéryl tacha de se ressaisir. Quand même, que pouvait bien faire cet humain dans ce monde hostile ? Qui était-il ? Que voulait-il ? Piqué au vif, la curiosité finit par l'emporter. Il allait tenter le dialogue, après tout rien ne l'empêchait de le tuer par la suite et de le manger. Il se releva et lança d'une voix ferme :
- Qui va là ?!
Le petit personnage tout à ses affaires eut un léger sursaut. Il se retourna calmement et après avoir détaillé le jeune homme du regard , il afficha un large sourire. Il n'avait nullement l'air effrayé.
- Je me disais bien que je n'étais pas seul dit-il l'air un peu déçu.
À cette remarque Ménéryl fronça les sourcils. Il s'avança méfiant, l'épée pointée vers l'étranger et lança :
- Et comment auriez-vous bien pu imaginer une telle chose ?
- Les excréments mon ami ! Ils étaient juste devant l'entrée et n'étaient même pas recouverts de neige.
Ménéryl s'approcha davantage en analysant l'intrus. Bien que son âge fût difficile à évaluer, il était évident qu'il avait dû voir passer bon nombre de printemps. Il présentait une figure calme, arrondie, à la physionomie paternelle. Sa peau était un cuir épais, longuement tanné par la morsure du froid et du soleil. Il avait de petits yeux étirés, dépourvus de cils et de sourcils. Des rides profondes les entouraient, gravant sur sa face lisse un réseau de crevasses qui semblaient rayonner. Malgré son nez épaté qui achevait de défigurer ce visage plutôt laid, il émanait de son regard une impression de dignité impassible.
- Ces cornes, elles sortent de votre tête ou de votre chapeau ? demanda le jeune homme, son arme pointée en direction du couvre-chef.
L'étranger sourit à nouveau, dévoilant une dentition défaillante.
- Elles sont incorporées à ma coiffe, cela s'appelle un chapkreimel, je n'ai pas de cornes mon ami. Me direz-vous qui vous êtes ?
Mais il se reprit lâchant un "ho !", puis commença à se convulser en émettant d'innombrables petits "ho !", ce que Ménéryl interpréta comme un rire.
- Où ai-je la tête, pardonnez mon impolitesse, c'est moi l'intrus ! C'est à moi de me présenter.
Le petit personnage, l'air amusé, pointa son index vers la pointe de la lame et dit :
- Pourriez-vous ranger ceci ? Je ne crois pas que cela vous sera nécessaire. Si vous le voulez bien, je vais préparer une infusion revigorante, nous en avons besoin tous les deux. Ensuite nous nous assiérons et pourrons nous présenter en toute tranquillité. Je dois admettre que je suis curieux de connaître votre histoire. Ho ! Ho ! Ho !
Ménéryl, pantois, resta un instant à fixer cet étrange bonhomme. Bien que d'un naturel méfiant à l'égard de l'espèce humaine, il finit par baisser son arme et hocha la tête en signe d'accord.
L'individu, qui n'avait toujours pas donné son nom, était bien équipé pour la situation. Il avait sorti de son sac une sorte de cruche en fer avec laquelle il avait puisé de l'eau. Puis, à l'aide d'une longue chaînette reliée au récipient, il l'avait descendu dans le précipice, au plus près du magma. Pendant toute l'opération, ce curieux bonhomme, comme absorbé par sa tâche, ne prononça pas un mot. Il alla de son sac au point d'eau, puis du point d'eau au précipice, la mine joyeuse en émettant quelques "Ho ! Ho !" intermittents. Il attendit silencieusement, se curant les ongles à l'aide d'une petite tige en fer et poussa un "Ha !" avant de remonter le pichet. Il versa l'eau chaude dans deux bolées, y ajouta quelques feuilles, vint s'asseoir en face du jeune homme et lui tendit l'un des récipients. Prenant son temps, il porta l'infusion au niveau de son visage, il souffla sur l'eau chaude en prononçant quelques "Houla !", "Houla !" et fini par boire une gorgée en aspirant bruyamment le liquide.
- Je me nomme Jien Sohei finit-il par dire. Je suis l'ezen de la Kadama.
Ménéryl, impassible, attendait qu'il développe. Le petit homme parut décontenancé, il n'avait visiblement pas obtenu l'effet escompté. Comme si ces quelques mots pouvaient à eux seuls tenir lieu d'une longue explication.
- Cela n'a pas l'air de vous parler.
Le jeune homme, qui guettait une suite qui ne venait pas, fit non de la tête. Jien Sohei émit un grognement stupéfait et demanda :
- D'où venez-vous ?
- D'une île !
- Comment se nommait-elle ?
- Je n'en sais rien, la seule personne qui me parlait normalement ne me l'a jamais dit.
- Cette personne avait un nom ?
- Je l'appelais professeur.
Lezen se gratta la tempe l'air médusé. Doué d'un grand sens pratique, il mit tout cela de côté et continua :
- Vous devez vous demander comment je me suis retrouvé ici, mon ami.
Ménéryl ne répondit pas, cela faisait déjà trois fois que cet ezen l'avait appelé "mon ami" alors qu'il n'y avait aucun lien entre eux. Assez perplexe, il n'en montra rien et son regard invita l'individu à continuer. Jien Sohei faisait tourner sa bolée entre ses deux mains semblant réfléchir.
- Par où commencer ? Vous m'avez l'air d'une personne pleine de mystères. Visiblement, nous n'avons pas les mêmes points de repère pour nous comprendre. Ma question va peut-être vous paraître bizarre, mon ami, mais connaissez-vous l'Omne ?
Ménéryl fit non de la tête, relevant qu'une fois de plus il avait utilisé ce mot : "mon ami". Troublé par cette attitude, il posa un regard sévère sur le petit personnage, mais celui-ci ne le regardait pas, il murmurait :
- Ho ! Il ne connaît pas le continent, c'est impossible, qu'est-ce que c'est que cette histoire !
Sa voix s'atténua, il marmonna encore des choses inaudibles puis s'adressa à nouveau au jeune homme :
- Voilà qui n'est pas commun et qui accroît mon intérêt pour votre passé. Vous devez bien être la seule personne au monde à ne pas connaître l'Omne.
Ménéryl fût envahit par une sourde colère, comment cet intrus osait-il ainsi pointer du doigt la faiblesse de ses connaissances ? Il se sentit soudainement amoindri par la déficience de son savoir et son intonation trahit un agacement contenu lorsqu'il répondit :
- Et pourquoi serais-je le seul ?
Jien Sohei n'y prêtant guère attention et reprit une bruyante gorgée avant de continuer :
- Vous êtes ici sur une île comme il y en a des milliers. Elles forment un ensemble qui a l'allure d'un anneau et que l'on nomme l'Orbia.
Tout en disant cela, il traça à l'aide de son doigt un cercle imaginaire sur le sol.
- Au centre se trouve un territoire extrêmement vaste appelé l'Omne. Il est composé de deux grandes régions, l'une à l'est, appelé Anubie et l'autre à l'ouest appelé Thésan. Cette terre est si importante qu'elle a donné son nom au monde qu'elle forme avec l'Orbia : le Monde d'Omne. Vous admettrez qu'il est extrêmement troublant que son évocation ne vous dise rien puisque vous vivez précisément dessus.
Les mots se heurtèrent dans la tête du jeune homme et il fût immédiatement refroidit. Il n'avait jamais imaginé que le monde soit autre chose que quelques îles ni même qu'il eut un nom. Envahit par le bouleversements qu'avait occasionné cette révélation il resta figé. Le vent qui s'engouffrait sifflait à travers les galeries et accompagna l'effondrement de sa réalité d'une plainte lugubre. Il avait toujours envisagé que, quittant son enfer, il retournerait sur l'île qui l'avait vue naître et qu'il y mènerait une vie normale après avoir occis les gêneurs.
Le petit personnage remarqua l'absence de son interlocuteur, il attrapa son sac et fouilla dedans quelques instants. Le visage impassible, il sortit un morceau informe de couleur marron qu'il lui tendit.
- C'est donc vrai que vous ne connaissez rien. Tenez c'est de la viande séchée, vous devez avoir faim.
Ménéryl prit le morceau et croqua dedans à pleines dents. Même s'il n'en laissa rien paraître, il était au comble de l'extase. Le goût de la viande n'était plus qu'un lointain souvenir et sentir à nouveau cette saveur lui procura une vive exaltation. Il revint pour un instant à sa grotte et même simplement à ses papilles, oubliant l'immensité de ce qui l'entourait.
Jien Sohei le regarda manger. Aussi étrange que cela pouvait lui paraître, quelque soit l'intensité de la faim qui tenaillait l'être assis en face de lui, celui-ci mastiquait avec une lenteur extrême. Beaucoup mourrait pour s'être empiffré trop rapidement après une trop longue abstinence, mais son hôte ne serait visiblement pas de ceux là.
- Je viens du continent, d'un comté situé sur le Thésan et qui se nomme la Kadama, reprit-il. Pour des raisons historiques dont je vous ferais grâce, la religion y est très différente du reste du monde, c'est pourquoi il est le seul pays dirigé non par un roi mais par un ezen. C'est à la fois un souverain et un guide.
Le petit homme reprit la cruche et remplit sa bolée qui était déjà vide. Ménéryl porta pour la première fois son breuvage à ses lèvres. Il avait écouté avec embarras ces explications qui multipliait ses incertitudes. Après avoir avalé une gorgée qui l'aida à avaler un morceau de viande qui avait du mal à passer, il remua la tête en signe d'entendement. Mais ne connaissant pas plus de roi qu'il ne connaissait d'ezen, il apprenait bien plus qu'il ne comprenait.
- Et quel est le rapport avec votre venue ? Finit-il par dire simplement.
- J'y viens, j'y viens, ho ! ho ! C'est fascinant, le fait que je sois l'équivalent d'un monarque ne semble pas vous faire plus d'effet que cela, répondit le petit homme en affichant un large sourire.
- Je n'en ai jamais rencontré.
- Savez-vous au moins en quoi consiste une religion ?
- Oui, mon professeur vénérait les arbres, l'eau, le soleil ou encore les deux lunes, enfin si c'est cela que vous appelez une religion.
- Je vois, je vois, une croyance archaïque. Ces rites sont bien différents de ceux du continent. Sur l'Omne, la dévotion du roi comme du peuple va vers un panthéon de cinq dieux. Mais bref, en Kadama, la religion se nomme le tahla. Cela signifie "savoir" et il n'y est pas question de dieux. Elle est avant tout orientée vers l'être humain qui doit continuellement chercher à s'améliorer aussi bien physiquement que mentalement et apprendre à voir la réalité avec discernement.
Ménéryl ne comprenait pas bien pourquoi cet homme n'en venait pas au fait. Cherchait-il à perdre du temps ? Il finit sa bolée d'un trait et la reposant sur le sol il dit :
- Et donc, vous dans tout ça ?
- Je suis le sixième ezen de Kadama. Depuis sa création il y a cent cinquante ans, le thahla a beaucoup évolué. Il est indéniable que sa pratique améliore le corps, l'esprit et par extension les capacités du pratiquant. Je suis le sixième et j'ai donc pu apprendre très vite ce que mes prédécesseurs avaient mis des années à perfectionner. Je suis également l'ezen qui a eu la plus longue existence, ce qui m'a amené à aller plus loin dans la maîtrise de ce que nous appelons la matra. C'est l'essence de notre croyance. Mais je stagnais. Il me restait encore des années de vie et je pouvais encore œuvrer à l'accomplissement de mon être. Il me fallait m'isoler, me retrouver avec moi-même. Et puis, il y avait ce rêve ! Un rêve entêtant qui commença il y a pratiquement trois ans et qui m'indiquait cette île. J'ai donc choisi un disciple de confiance pour gérer les affaires courantes et je suis venu pour une introspection dans le dénuement le plus total. Cela durera le temps qu'il faut, mais pour la solitude, c'est plutôt mal parti pour le moment, ho ! ho !
- C'est ce rêve qui vous a mené ici ? demanda Ménéryl
- Pas uniquement, savez-vous où vous vous trouvez mon ami ?
- Non !
- Et bien, pour que vous puissiez vous en faire une idée, il faut savoir que la civilisation à pris forme sur l'Omne, sur le Thésan plus exactement., Elle y est rayonnante, mais s'appauvrit sur les îles au fur et à mesure qu'on s'en éloigne. L'être humain devient de plus en plus archaïque jusqu'à disparaître, laissant sa place à une nature puissante et sauvage. Vous vous trouvez sur une île du sud-ouest, répertoriée comme la plus éloignée du continent. Personne n'y vit, personne n'y vient, elle n'est que mort et désolation.
Le jeune homme resta un instant songeur, moment que Jien Sohei respecta. Toutes ces années si loin de toutes vies, qu'est-ce que cela faisait de lui ? Appartenait-il à ce monde ?
Son regard toujours absent, il dit comme à lui même :
- Qui suis-je ?
- J'espérais bien que vous me l'apprendriez, mais il semble que vous n'ayez pas répondu à cette question vous-même, constata l'ezen en regardant l'homme qui se tenait devant lui. Il était inqualifiable. Il avait l'air d'une feuille blanche sur laquelle le texte était encore à écrire. Son âge était assez difficile à évaluer. Une barbe épaisse lui couvrait le visage et ses longs cheveux noirs et hirsutes lui donnaient l'air d'une bête. Néanmoins, il paraissait beau. Un visage allongé en forme d'olive. Un nez fin, bien droit. Des yeux en amande d'un noir profond agrémentés de longs cils et surmontés de sourcils parfaitement dessinés. Son corps était recouvert de vêtements en haillons laissant apparaître des bras fins, mais aux muscles saillants. La probabilité qu'il fut un homme de savoir était faible. Ses manières étaient également un élément singulier de ce personnage. Il parlait avec assurance, mais avait le regard fuyant et ne savait jamais quoi faire de ses mains. Chose étrange, son corps avait toléré l'infusion que seul un corps habitué pouvait normalement supporter. Il aurait déjà dû être pris de convulsion mais le destin s'opposait à la voie que Jien Sohei voulais lui faire prendre. Il devait rectifier ses agissements pour se conformer aux signes que le cours des événement lui envoyait. Il devait d'abord se faire une idée précise de ce que l'inflexible chemin du temps attendait de lui. Toujours calme et souriant, il orienta son interlocuteur :
- Vous pourriez commencer par me dire comment vous êtes-vous retrouver ici ?
Ménéryl hésita :
- Comment me suis-je retrouvé ici ?
Il prit un instant pour mettre de l'ordre dans ses idées.
- Par où commencer ?
Pensif, il semblait revivre à toute vitesse ses années passées. Méfiant, il ne souhaitait pas trop en raconter sur sa vie.
- Pour être franc, je n'ai pas tout compris moi-même.