Point de vue Emma
Tous les matins, avant que je parte pour le lycée, ma mère s'assurait de me « perfectionner ». Pas question de sortir avec mon visage naturel – un crime de lèse-majesté selon elle. Un coup de fond de teint savamment appliqué, une touche de mascara pour mes cils déjà longs (trop longs ?), des vêtements dernier cri qu'elle avait soigneusement choisis dans sa boutique… Et voilà : Emma, version trophée ambulant, prête à impressionner le monde.
« Le maquillage, ma chérie, est le linceul de la beauté, » répétait-elle souvent avec une gravité digne d'un sermon religieux. Traduction : Sois belle et tais-toi, ou mieux encore, tais-toi seulement.
Ce rituel matinal, c'était sa scène à elle, et moi, son malheureux cobaye. Sous ses mains expertes, mon visage était un champ de bataille : entre le pinceau et la poudre, je devais rester immobile, stoïque, et surtout silencieuse. Contestation interdite. Elle appelait ça « sublimer ma beauté », moi, je l'appelais « me rendre pathétique ».
Ce matin-là, après avoir inspecté mon apparence comme un général passe en revue ses troupes, elle déclara :
« Aujourd'hui, tu rentreras avec ta sœur. J'ai une réunion toute la journée. »
Traduction : Je vais jouer à la femme d'affaires pendant que tu fais semblant d'aimer ta vie.
« Oui, mère, » répondis-je mécaniquement, comme le parfait petit robot qu'elle avait programmé. C'était une règle universelle avec elle : que j'aie raison ou tort, que j'aie envie de me révolter ou pas, ma seule réponse acceptable était « Oui, mère ». Ne pas obéir ? Pas une option.
Elle recula d'un pas pour me jauger une dernière fois, son regard passant de mes cheveux soigneusement lissés à mes dents éclatantes (grâce aux appareils dentaires qu'elle avait imposés à mes 12 ans, bien sûr). Après une rapide retouche de gloss, elle murmura avec un sourire satisfait :
« Évite de trop sourire, ma chérie. Tes contours sont fragiles. »
Mes contours sont fragiles ? Sérieusement ? On dirait une mise en garde pour un vase Ming…
Ce jour-là, j'étais affublée d'un crop top noir à manches longues, révélant un soupçon d'abdomen (parfaitement calculé, bien sûr), un jean baggy avec des trous aux genoux (parce que les trous sont synonymes de style), et des chaussettes Nike bien visibles dans mes claquettes Benassi. Autour de mon cou, un collier doré brillait, attirant l'attention sur ma clavicule – un détail que ma mère considérait comme mon « point fort ». Tout ce cirque pour quoi ? Être la fille parfaite. Une œuvre d'art vivante. Et pourtant, en regardant mon reflet, je me sentais comme une caricature.
Pendant une seconde, une pensée absurde me traversa : Et si j'étais quelqu'un d'autre ? Un garçon. Un chat. Une mouette, pourquoi pas. Quelque chose de libre, en tout cas.
Ma mère, bien sûr, interrompit mon moment de rêverie en venant renifler discrètement mon parfum. Oui, renifler. Comme si j'étais un rôti qu'elle devait approuver avant de le mettre au four.
« Descends prendre ton petit-déjeuner, je vais ranger ta chambre, » annonça-t-elle, refermant la porte derrière elle.
Ranger ma chambre ? Traduction : fouiller mes affaires, découvrir mes secrets, et s'assurer que je n'avais pas caché un jean trop « ordinaire » ou, horreur, un rouge à lèvres qui n'avait pas passé sa validation.
Nous descendîmes les escaliers, sa silhouette rigide et élégante devant moi. Ma mère ressemblait toujours à une héroïne tragique d'un film en noir et blanc – sauf que, dans son cas, elle jouait le rôle de la dictatrice familiale.
Le salon, comme d'habitude, était impeccable, si parfait qu'on aurait dit un décor de musée. Les tapis alignés au millimètre près, les verrières qui transformaient chaque espace en une prison de verre, et cette table à manger baignée de lumière… De la lumière, vraiment ? Une torture pour les cernes de bon matin.
« Bonjour, ma puce, » lança mon père avec un sourire fatigué, à moitié effacé par une longue nuit de travail ou de disputes – allez savoir.
Mon père. Le seul rayon de lumière dans cette maison lugubre. Il était mon roc, oui, mais un roc en forme de caillou, écrasé sous le poids de ma mère et de ses règles absurdes.
« Salut, Papa, » répondis-je en m'asseyant face à lui.
Il posa sa pomme à moitié croquée pour me regarder plus attentivement, son visage se plissant d'inquiétude.
« Tu n'as pas bonne mine, Emma. Tout va bien ? »
Avant que je ne puisse répondre, une voix aussi douce qu'un ongle sur un tableau noir s'éleva :
« Tu t'attendais à quoi, Papa ? Elle passe tout son temps à pleurnicher dans son stupide journal. »
Phoebe. La fille idéale. Pas ma sœur – demi-sœur, pour être exacte. Son passe-temps préféré ? Me rabaisser pour se sentir encore plus royale dans sa tour d'ivoire. Elle vivait pour le luxe : téléphone dernier cri, garde-robe hors de prix, et une dose d'arrogance si lourde que même ses talons aiguilles peinaient à la porter.
« Au moins, je ne gaspille pas mon temps à faire des selfies filtrés sur Insta, » lâchai-je d'un ton plat, mon sarcasme masquant à peine ma rancune.
Ma mère, toujours prompte à voler au secours de sa princesse dorée, intervint immédiatement :
« Emma, ta sœur a raison. Tu perds ton temps avec ce journal. »
Bien sûr qu'elle a raison, Mère. Elle a toujours raison. Même si elle disait que la Terre était plate, vous la croiriez.
Ma mère et Phoebe, ce duo infernal, m'avaient toujours donné l'impression d'être une étrangère dans ma propre maison. Leur complicité glaciale me rendait malade, surtout en sachant qu'elles n'étaient même pas liées par le sang.
Mais, miracle des miracles, mon père prit ma défense.
« C'est absurde de s'en prendre à Emma. Écrire n'a jamais fait de mal à personne. En revanche, Phoebe aurait peut-être de meilleures notes si elle passait moins de temps sur son téléphone. »
Le silence tomba comme une bombe. Ma mère posa doucement le torchon qu'elle tenait, son expression changeant de neutre à menaçante en une fraction de seconde.
« Notre fille montre des signes de dépression, Rémy. Et toi, tu trouves ça normal ?! »
Mon père, fidèle à lui-même, resta imperturbable.
« Peut-être qu'elle ne serait pas comme ça si tu arrêtais de la contrôler à chaque instant. »
Phoebe, sentant que la tension devenait trop inconfortable pour son petit royaume, claqua une main parfaitement manucurée sur la table.
« Est-ce qu'on peut arrêter ce drame ? Sérieusement, on pourrait avoir une seule matinée normale, ou c'est trop demander ? »
Une matinée normale ? Ici ? Le concept même me faisait rire. Chaque jour commençait avec une nouvelle dispute : le thé trop sucré de mon père, les notes pitoyables de Phoebe, ou les décisions dictatoriales de ma mère. Et d'une manière ou d'une autre, tout finissait toujours par retomber sur moi.
Quand mon père partit enfin au travail – après m'avoir adressé un regard désolé et un baiser sur le front – ma mère reprit le contrôle. Elle attendit quelques minutes, scrutant l'horloge avec la précision d'un horloger, avant de déclarer :
« Emma, monte en voiture. Je t'emmène. »
Phoebe, bien sûr, avait son propre bolide flambant neuf – cadeau de mon père pour ses 17 ans. Elle s'arrêta à notre hauteur juste pour nous lancer un sourire suffisant avant de démarrer, ses pneus grinçant presque en signe de mépris.
Et moi, je regardais tout ça avec un mélange de lassitude et de résignation. Une autre journée venait de commencer dans la vie d'Emma Machado – une journée de plus à prétendre être parfaite, épanouie, et tout le reste. Une actrice dans un spectacle que je détestais, jouant un rôle que je n'avais jamais demandé.