Chapter 2 - I

Les rares passants qui flânaient dans ce beau jardin public sont la source de toute mon inspiration. J'exagère ; il est vrai que la nature m'offre sa merveilleuse aurore, et son coucher de soleil ne cessant de m'étonner par sa rubescence extraordinaire, et ceci contribue grandement à mon bien-être. Mon carnet d'illustrations m'aide à immortaliser un tant soit peu ces paysages, ineffables par les mots. 

La littérature se caractérise certes par un sens prononcé pour la transmission des émotions d'une manière concise et charmante ; seulement, les traits de mon crayon parviennent à soulever des courbes et des traces, que l'assemblement des lettres ne peut exprimer. L'ébahissement produit par un seul regard ne peut être provoqué (aussi finement écrit soit-il) par la lecture d'un texte ou quelques lignes. 

Connaissez-vous Basil Hallward ? Ce personnage fabuleux imaginé et animé par le grand Oscar Wilde. Basil est un peintre reconnu pour la finesse de ses œuvres d'art ; le jour où il est tombé amoureux, ses tableaux ont commencé à faire ressortir des émotions profondes. Basil a pris peur, car pour lui son nouvel art ne représentait que trop bien l'essence de son âme. Il a réussi à faire ressortir sa réalité pure, avec comme seuls moyens, une toile et de la peinture ; et avec cela, il a illustré le portrait de la personne dont il est tombé follement amoureux. Ne voulant être exposé au grand jour, et être dévoilé pleinement en étiquetant une valeur à son tableau, il a décidé de l'offrir à la personne qu'il aimait, espérant ainsi avouer ses sentiments à travers son art évocateur. On ne gagne rien à aimer. Ainsi, son destin funeste traduit l'impossibilité d'un amour véritable. 

Parfois je me surprends en train de travailler le portrait d'un petit enfant dont les traits candides m'ont percuté, ou encore le visage d'une jolie femme ayant traversé un jour mon champ de vision. Mais comme le dit si bien Oscar Wilde : « beauty is in the eye of the beholder » : la beauté réside dans l'œil de celui qui regarde. C'est peut-être moi qui trouve la beauté là où il n'y en aurait pas ; on dit que l'espoir fait vivre, c'est donc de mon optimisme que je puise ma motivation et ma sagesse. 

J'ai du talent, et je me considère comme un véritable artiste. L'artiste amateur n'a pas peur d'exposer son art, sûrement parce qu'il ne recherche qu'une rémunération profitable, à travers des croquis vides de toutes émotions. Moi, je ne dessine que pour ma propre satisfaction. Si je trouve l'un de mes dessins non-réussi, c'est que cette œuvre d'art n'est pas à la hauteur ; le contraire est d'ailleurs valable. 

Je ne considère pas l'art comme un moyen de s'en mettre plein les poches, car si mon art, celui qui remuera les lèvres de mes émotions et mettra à nu ma sensibilité, est, par malheur un jour révélé, je me sentirai trahi, prostitué à un monde dont je ne connais rien, mais qui me connaît parfaitement. Et ceci n'est pas une vie. 

Sur le coin de mon tapis, j'ai découvert de la menue monnaie. J'ai sûrement dû faire pitié à quelque scélérat pour recevoir ces quelques pièces. Quoique, cet argent pourrait bien m'être utile. J'entends mon estomac crier famine, je goûte ma salive pâteuse, et je sens ma langue sèche. J'ai faim, sans aucun doute. Tous les signes sont là pour me le prouver. Je dois impérativement trouver un trompe-la-faim à me mettre sous la dent pour m'éviter de m'évanouir, encore. 

Par moments, l'idée de la mort me semble une douce délivrance. 

Je me suis donc levé. J'ai plié mon carton, rangé mes quelques affaires que je coince sous mon aisselle, et erré dans le jardin, cherchant résolument le marchand ambulant. 

Lors de ma promenade, mes yeux se sont délectés de la variété des fleurs, mes oreilles de la mélodie d'amis plumés parsemant les branches, et mon nez de la senteur exécrable de selles d'animaux, mêlée à l'odeur flottante de la nourriture qui guide mes sens. 

En déambulant dans les allées graveleuses, j'ai aperçu la charrette du vieux Victor remplie de bonnes choses. Des mets alléchants destinés aux touristes aisés garnissent les plateaux ; je me suis alors approché, en le saluant, comme à mon habitude. Il a émis un bref sourire et, sans avoir à formuler ma requête, il a sorti un mouchoir de sa poche, qu'il a déplié délicatement. Il a pris le bout de pain dur et sec au creux du tissu, et a entrepris de le découper soigneusement, avant d'y étaler une délicieuse tranche de fromage. Je lui ai alors tendu toutes les pièces en ma possession, et en les examinant, il a décrété que je lui en dois encore trois. Néanmoins, il a accepté de me céder le pain pour la maudite somme que j'ai pu lui présenter – ce qui m'a réjoui. 

Il a détourné le regard en levant les yeux au ciel et m'a remercié d'avoir fait des affaires avec lui, puis s'en est allé en traînant énergiquement sa charrette. 

J'ai savouré mon seul et unique repas de la journée, seul et unique nourriture depuis déjà des jours, en espérant rassasier mon ventre tristement affamé. J'ai alors retrouvé mon petit coin paisible, là où naissent toutes mes inspirations, puis j'ai étalé lentement et soigneusement mon tapis sur le gravier. 

J'ai passé une main sale sur mes cheveux luisants, et gratté ma barbe qui fait décidément office de nid à poussière, où les acariens trouvent leurs plus grands plaisirs. 

Mon plaisir à moi, c'est la verdure. L'herbe fraîche accueillant la vie des plus belles fleurs des prés, et de plus belles créatures fouisseuses. Je pourrais regarder ce paysage inlassablement ; examiner les rayons du soleil glisser avec une telle grâce sur les plantes vertes tonifiées par la lumière. Le monde vit autour de moi. Je suis peut-être vivant de l'intérieur, mais apparemment mort de l'extérieur. Mon faible amour étouffe, mes larmes luttent. Comment est-il possible de rester stoïque devant tant de charme, devant tant de chances de connaître le bonheur ? 

Cette tranche de pain ne me suffit pas. J'ai faim. Oui, j'ai faim. Je suis humain et j'ai – comme tout le monde – des limites. Des limites. On ne peut pas indéfiniment tromper un estomac par un semblant de repas, une fois chaque deux, trois jours. 

J'ai besoin de manger, j'ai besoin d'être nourri. Les plats exquis de ma mère et les étreintes bourrues de mon père resteront à jamais dans ma mémoire, des souvenirs morts qui n'existent que dans ma tête. 

Darius commence à dessiner lorsqu'une vieille dame vient s'asseoir sur le banc, à ses côtés. C'est une femme cacochyme, d'un âge avancé, ayant perdu le saint goût de la vie, veuve comme elle l'est. Elle dépose son sac à main sur l'extrémité du banc, et tourne son visage maquillé et ridé sur son vieil ami. Ah, ce visage si familier ! 

Ils discutent comme à leur habitude de livres, de philosophie, d'art et d'idées, le seul moment de la journée qui leur redonne à tous deux le sourire aux lèvres. Lucy comprend et intègre excellemment les théories de Darius, ce qui fait d'eux un duo très complice. 

Les cheveux de la vieille sont lissés et d'un blanc immaculé resplendissant. Un rouge à lèvres est toujours repassé sur le contour de sa bouche pulpeuse, et ses pommettes rosies par un fard à joues de petite qualité. Elle a une diction parfaite des mots français (bien qu'elle soit d'origine allemande) et sa maîtrise des langues et de la grammaire française ne cesse d'impressionner Darius ; son érudition lui est par ailleurs très profitable. 

Lucy est mère d'une fille unique, qui aujourd'hui est mariée, et elle-même mère de deux enfants. 

Cette vieille dame attend impatiemment la mort, convaincue qu'il n'y a plus rien de passionnant dans son existence ici-bas. En d'autres termes, qu'elle a accompli son devoir sur Terre et qu'il est temps pour elle de s'effacer du monde. 

Darius est un homme à peine initié à la vieillesse et à ses contraintes. Il sent progressivement son dos devenir douloureux, essaie de marcher tant qu'il le peut pour faire circuler le sang dans ses veines, et entraîner son cœur à l'exercice. Seulement, dépenser de l'énergie lorsqu'on n'en a pas, c'est éreintant, et dangereux. Alors, il s'en remet à l'art, à la contemplation de la beauté de ce qui l'entoure, et au souvenir des histoires de livres qu'il a lus avant de rencontrer la pauvreté. 

Ils sont tous deux orphelins. Le seul héritage de Lucy, c'est la maison dans laquelle elle vit ; en tous cas, c'est ce qu'elle a toujours répété. 

La photographie qu'il a de lui enfant avec ses parents, et qu'il garde précieusement dans son cartable, est le seul héritage qui le raccroche à ses géniteurs, avec le couteau suisse que son père lui a offert avant de rendre l'âme. 

Il retire d'ailleurs très souvent le bout de papier cartonné de son cartable, pour se plonger dans une brèche infime de son enfance. Pourtant, l'image illustre une trivialité sans nom. Devant un photographe, Darius l'enfant est assis au milieu de deux adultes debout : sa mère et son père. Aucun sourire ne traverse le visage de marbre de ces individus dotés d'yeux vides et tristes. 

Il se souvient de la couleur des habits, malgré les décennies. Sa mère revêt une robe rouge-violacé, ornée de fleurs coquettes sur les manchettes et le long du buste ; elle a une coiffure relevée, que l'on croirait dessinée avec grande grâce et finesse, un collier de perles blanc magnifique qu'elle ne porte qu'aux grandes occasions tombe sur son cou gracile, et des souliers noirs traversés par une bandelette incrustée de pierres d'améthyste chaussent ses pieds. De l'autre côté, vers la gauche, se dresse son père comme une montagne arborant une cravate à rayures ridicule, une chemise à carreaux insipide, et un pantalon ordinaire. 

Au milieu de cela, se trouve le jeune et beau Darius, fixant l'objectif de ses yeux naïfs ; ses cheveux blonds d'apparence ébouriffés lui tombent sur son front. 

Le couteau suisse rouge se révèle très utile dans la vie du vagabond. Il en prend grand soin, et à chaque fois qu'il l'utilise, il ne peut s'empêcher de penser à son père. Le couteau est le seul élément qu'il a l'occasion de mettre à profit ; particulièrement tranchant, découpant du pain comme du beurre, Darius s'amuse à lacérer des feuilles d'arbres et les coller sur son carnet en inscrivant la date à chaque fois. Ceci, avec le dessin et les discussions avec Lucy, sont les seules et principales occupations du vieillard. 

 

 

 

 

 

 

 

Tout m'est à portée de main. Cette vie si fausse, tout artificielle. Ce monde, mis à mes genoux, l'argent ne m'importe pas, la mort ne m'emporte pas. Des jours d'ennuis me sont imposés. Je me souhaite seulement du bien. Être là où je serais dans mon élément, que ce soit ici-bas ou dans un autre monde, je ne sais point ce que je désire. Je désire le bonheur. 

Mais en soi, cette idée constitue une contradiction. Le bonheur n'est pas un objectif, c'est ce qui le rend particulièrement difficile à atteindre. Subséquemment, ouvrir les yeux sur Terre, cet univers si vaste et limité, si tendre mais si cruel, me condamne à une vie de vanité. 

Franchement, en quoi ma vie a-t-elle été utile pour le monde ; à part peut-être demander à la Terre de porter une âme déchue, blessée, et incomprise, errante, sans but. Peut-être sommes-nous tous ainsi, peut-être est-ce seulement aujourd'hui que je décide d'ouvrir les yeux et de jeter un regard éclairé sur la situation. 

On essaie tous tant bien que mal de combler cette période si longue (qu'est la vie), en voulant alléger ce fardeau pesant de quelque manière que ce soit. Tristesse, agonie, souffrance, cruauté, cupidité, amour, dogme : voilà les principes de ladite Humanité. 

Je sens qu'au moment où j'arrêterai de lutter contre la faim, je tomberai raide mort sur le gravier. Je voudrais seulement être repu, c'est tout ce que je demande, rien que cela. Je ne demande ni maison, ni voiture, ni vêtements. Pour pouvoir vivre, et continuer mon art, il me faut des forces, c'est indéniable. Mais alors où trouver un repas chaque matin, midi, et soir ? Où pourrais-je satisfaire les besoins de mon estomac ? Où pourrais-je étancher la soif d'aventures qui me ronge et celle qui brûle ma trachée ? Voilà quelques questions sans réponses. Pourtant, aucun problème n'est sans solutions ; il faut seulement bien chercher. 

L'amas des clés s'écrase sur la commode. La lumière traverse les rideaux jaunes diaphanes, et la maison baigne dans une atmosphère maussade, morose. Le parquet grince sous le pas pachydermique de Lucy, tandis que la chaise capitonnée en lin crie sous le poids de la vieille. Ces yeux scrutateurs fixent le vide, fixent le néant de ses pensées ; tandis que son corps s'abandonne à sa propre masse, sur le point de se jeter sur le sol. 

Plus aucune force ne la retient, seuls des fils imaginaires se jouent de ses mouvements, essayant tant bien que mal de la faire trébucher. Après ces quelques minutes de calme ténébreux, elle décide de se lever vers la cuisine. 

En empruntant le long corridor, elle tient de ses mains le mur lui servant d'appui, peinant à avancer, traînant ses jambes nues sur le froid brûlant du sol. En déposant la plante de ses pieds sur le carrelage de la cuisine, elle sent la différence de température notable, et constate que le sol s'est quelque peu réchauffé. 

Lucy ouvre timidement la porte de son réfrigérateur, et en tire un œuf blanc. Celui-ci roule sur la paume de sa main flétrie, rongée par les rides. Ses ongles parcourent la coquille, presque intrigués par l'effet sonore qu'ils produisent. Une poêle, de l'huile d'olive et une pincée de sel, elle entreprend d'ouvrir l'œuf pour verser son contenu soigneusement. L'albumine se colore de blanc, traversé par un cercle jaunâtre en relief. 

Lucy examine la scène, intéressée, captivée. Elle tire une fourchette de son tiroir, et commence à déguster son plat, debout. Son cœur est envahi par une sorte de mélancolie passagère, un accès au spleen éphémère. La seule idée qui traverse son esprit en ce moment, la seule question qui la hante, est la suivante : la mort est-elle plus douloureuse que la vie ? 

La pénombre s'installe. Le ciel autrefois clair, est à présent tâché de légères lueurs blanches étincelantes. Lucy s'allonge dos contre son lit dur, sans retirer les draps ; elle regarde paisiblement le plafond, et se plonge dans un autre pays, le pays des rêves inavoués. Elle susurre pour soi-même : 

« Je sais que je dois mourir. Je sais que ma vie n'a pas de sens. Chaque seconde me rappelle cela, chaque respiration m'indique que mon existence doit toucher à sa fin. On dit toujours que la vie vaut la peine d'être vécue, mais, est-ce vraiment le cas ? » 

Lucy marque une courte pause, essuyant une larme naissante sur le rebord de son œil. 

« Je ne suis qu'un fardeau. Un fardeau pour moi-même, pour la vie. J'ai assez vécu je le sais, j'ai même été heureuse par moments. Il est maintenant l'heure de se dire au revoir. Il est maintenant l'heure de supplier la mort de m'emporter. Faucheuse, cueille-moi ! Qu'attends-tu de plus ? Je suis pourtant à ta portée… Il me tarde de voir ton arrivée, il me tarde d'élucider le mystère de tes volontés, de l'acuité de tes gestes, et de ton omnipotence. Je sais qu'il est facile pour toi de me prendre à tes côtés, ce que je n'arrive pas à assimiler en revanche, c'est que tu sois si dubitative en ce qui concerne le sort de mon âme » 

Elle s'arrêta, renifla la morve qui pendait sous son nez, puis afficha le sourire le plus franc qu'elle ait jamais adressé. Un état hypnagogique s'empara de sa conscience, et ses membres se paralysèrent, par le froid et le sommeil. La Mort ne dut pas écouter ses prières, car le lendemain, Lucy jouira d'une autre belle journée de souffrance, une journée torturant son être et son esprit, comme chaque journée que son Dieu lui fait.