Chapter 3 - II

L'idée du siècle ! Celle qui me sortira définitivement de ma misère. L'idée salvatrice, qui me tirera de cette vie invivable. 

Se présentent à moi deux possibilités. 

Je pourrais me suicider. Mais alors, quel gâchis d'effacer par soi-même une âme si pure, un art si élégant et raffiné ! Pourtant, j'imagine déjà comment j'organiserai cette cérémonie funeste : 

Il ne faut pas que ce soit ostentatoire, ni au contraire sobre et plat. Il faudrait s'assoupir dans l'herbe fraîche tout en examinant les traits du firmament, et couper son souffle pour quelques secondes, quelques minutes. Je pourrais alors contempler la Mort me ravir la Vie, en voyant le tourbillon des souvenirs accabler mon esprit. Je ressentirai une petite agonie, celle provoquée par la lutte contre la suppliante vie ; celle que je mènerai pour ne pas céder à la facilité du souffle. Les pissenlits immarcescibles m'entoureront pour pleurer ma mort, et graveront de leurs corolles mon épitaphe. Les roses aussi se joindront à la cérémonie, même si je les déteste et les trouve arrogantes et écœurantes, débordant de romantisme ; elles décideront de me pardonner, et de pleurer la mort de quelqu'un qui les abhorre profondément. 

Quelle fin honorable et digne ! 

Nonobstant, je pense qu'il conviendrait de ne pas succomber à telles tentations – aussi alléchantes soient-elles. 

Ce qui m'amène à ma deuxième possibilité. Pour bien suivre mon raisonnement, il faut se mettre à la place d'un homme libre n'ayant rien à perdre. La liberté votive, contre un ventre repu. 

Ma condition de vie n'est pas exécrable, mais je pense qu'elle pourrait être améliorée. Ce deuxième choix repose sur une idée fictive. En fait, je veux me retrouver dans un endroit paradisiaque où je ne manquerai absolument de rien ; et je n'ai pu trouver solution à mon problème – d'apparence sans solutions – qu'après l'écoulement de plusieurs jours de réflexions forcenées. 

Le seul endroit répondant à mes besoins irrationnels, c'est la prison. 

Mais oui, ceci est une idée à laquelle je devais penser plus tôt. Aller en prison signifie vendre sa liberté, pour un lit, une couverture et de la nourriture. L'endroit propice pour donner vie et vigueur à mon art avec toute l'énergie dont je jouirai. De quoi pourrais-je avoir peur ? De mes parents ? De ma bien-aimée ? 

De Dieu ? Je suis libre de vendre ma liberté, la seule possession que je peux choisir d'investir. Est-ce vraiment une bonne idée ? Voilà la question à un million, un million de repas et d'heures de sommeil sur un bon matelas et de chaleureuses couvertures. 

Je m'assois sur le gazon frais. Pour fixer ma décision et neutraliser l'hésitation dévorante, j'arrache la tige d'une belle marguerite blanche, entreprenant lentement de la déplumer. 

Je le fais, je ne le fais pas. Le hasard tient désormais mon destin de ses griffes diaboliques. 

La fleur perd de sa beauté à chaque pétale que j'enlève, et le vent s'empresse d'emporter toute son éclatante blancheur. Le centre jaune est resté intact, malgré avoir été dénudé de sa splendide couronne florale. Je rêvasse maintenant, piochant au hasard mon destin sur cette innocente marguerite, en laissant tomber les pétales sur l'herbe grouillant de vie. 

 

Je le fais. C'est le dernier mot de la fleur, alors ainsi soit-il. 

Maintenant convaincu, comment réussir ? Par quelle manière atteindre ce paradis si méconnu de la société ? 

Trop de questions sans réponses. Encore et encore des questions. 

Ce que je sais, c'est qu'il faut absolument que je m'amuse. L'occasion de m'amuser – peut-être une dernière fois – et de faire ce que bon me semble. En revanche, il faut s'amuser avec ruse. Si je vais en prison, il faut que ce soit pour toujours ; il ne faut pas que j'en ressorte et être condamné à revenir au point de départ. Je dois m'assurer que mon coup soit impétueux, sûr et irrévocablement précis. 

Mais comment ? 

Qu'est ce qui est amusant ? Qu'est ce qui est férocement répréhensible aux yeux de la loi ? 

Le vol ? Trop d'efforts, pour peu de conséquences. Le viol ? Horrible, écœurant et immoral. L'adultère ? Il faudrait d'abord être marié. 

Par conséquent, je sais ce quoi je dois faire, et pour être franc, je l'ai su dès le moment où est née cette idée. Nous pensons tous à la même chose. En outre, j'ai la victime parfaite. 

Il est vrai que le mot parfait est un bien grand mot. Mais je me permets d'en user car celui-ci convient parfaitement à la réalité des choses. 

On pourrait croire que la partie la plus difficile de cet acte, est celle où l'on cueille froidement la vie d'un innocent. Or, si l'innocent en question doute de l'objectif de son existence, doute de l'importance de sa contribution à l'Humanité, et doute de sa foi, alors ce n'est pas un meurtre du point de vue moral ; seulement un meurtre du point de vue judiciaire. Cela me permettra alors de ne pas culpabiliser, tout en obtenant l'objet de mes désirs. 

 

Le soleil n'a jamais été aussi éclatant. Sa nitescence aveuglante fait ressortir avec clarté toutes les couleurs composant le jardin. Peut-être est-ce uniquement une impression liée à mon actuelle humeur, mais l'éther n'a jamais été aussi bleu, l'herbe n'a jamais été aussi verte, et les fleurs n'ont jamais formé telle harmonie, dansantes sous les doux rayons du printemps. 

Brusquement, je pense à quelque chose qui, jusqu'à présent, ne m'a pas traversé l'esprit. A qui reviendra mon carton ? Je n'ai pas d'enfants, je n'ai pas d'amis, je n'ai pas de personne à laquelle je tiens particulièrement. 

C'est bien dommage de devoir jeter mon tapis, alors qu'il est encore en très bon état. En prison, je ne pense pas avoir le droit de garder mes affaires, ni mon carnet, ni mon crayon, ni même ma photographie. Je ne sais même pas si ces choses-là sont négociables au tribunal. 

Qu'en faire ? Encore des questions. Nous, les humains, on ne s'en lasse jamais. 

Je pourrais les donner à Victor. Cela me semble une assez bonne idée ; lui qui m'a toujours servi à manger – même sans satisfaire totalement mes besoins – sera grassement récompensé par mon art le plus pur. Je ne lui demanderai rien en retour, ce qui est d'ailleurs le principe de l'héritage. Parler d'un semblant d'héritage serait plus juste dans cette situation assez spéciale, mais cela ne change pas grand-chose. 

Je prends mon sac en main, l'ouvre rapidement, scanne des yeux la photographie, et feuillette mon magnifique carnet de croquis pour l'ultime fois. Je glisse mon couteau suisse dans la poche arrière de mon pantalon, et avance d'un pas serein, cherchant des yeux le marchand ambulant. 

Derrière un arbre il est adossé, savourant son déjeuner tout en sirotant un jus de pommes frais. 

Lorsqu'il me vit, il fouilla tout de suite dans ses poches pour sortir le mouchoir renfermant le pain qu'il me sert d'habitude ; il fut surpris que je lui tende mon vieux cartable lorsque je me plantai devant lui. 

Il n'a tout d'abord pas compris que je le lui offre, puis, il s'est résolu à le prendre et de l'ouvrir lentement. Il a esquissé un léger sourire et m'a remercié chaleureusement en me proposant un sorbet – que j'ai refusé. Je ne suis pas là pour lui extorquer de l'argent ou lui prendre de sa marchandise, mais pour assurer mon héritage comme tout individu quittant le monde. 

J'ai laissé dans ce cartable, tout ce que j'ai eu en ma possession. Plus de tapis, plus de souvenirs, plus d'art. Ceci est le premier pas vers la délivrance. Plus tard, j'apprendrai que Victor est devenu riche en vendant mon carnet de croquis, mais cela n'importe pas tellement. 

J'ai alors tourné les talons, et me suis dirigé vers le banc inconfortable du jardin. Sans tapis, je suis bien obligé de m'y asseoir, car le sol est piquant et bien moins confortable. Je respire l'air frais de la journée qui m'est destinée. 

Pendant un court instant, j'ai cru avoir tout perdu. Mon identité, mes meubles, mes souvenirs, et même mon art, pas encore mon âme. Mais en songeant à l'avenir qui m'attend, j'ai vite laissé tomber ces méchantes idées qui taraudent l'esprit. 

J'ai jusque-là toujours mené une vie puritaine, en proie au wabi-sabi ; sans religion ni Dieu certes, mais spirituelle dans l'art de la pensée et du savoir. Le temps m'a appris que rien ne vaut la peine d'être valorisé, ni les choses concrètes, ni les choses abstraites. Tout doit être pris avec grande légèreté, en survolant la vie par ses événements vides de tout sens. 

Une passante s'est assise à côté de moi. 

Elle commence une discussion, me demande si je vais bien avec un ton qui laisserait penser qu'elle me connaît depuis toujours. Or, elle ne sait rien, mais absolument rien de moi. Si moi-même je ne me connais pas, alors personne ne pourrait le prétendre, encore moins cette inconnue. 

J'ai fait mine de m'intéresser à ce qu'elle dit. A ce moment, j'ai pensé qu'elle était loquace et volubile, tenant désespérément un discours confus, comme forcée à la parole. 

Je dois vraiment inspirer une grande pitié parce qu'elle est restée sur ce banc une bonne quinzaine de minutes. J'ai trouvé inutile de répondre à ses interpellations par des citations de grands poètes qui me sont venus en tête pour appuyer mon point de vue sur ses idées désultoires, alors je me suis contenté de hocher la tête plusieurs fois, en ajoutant à maintes reprises quelques sons, comme pour ponctuer ses phrases de mon approbation. 

Avant de partir, elle m'a donné un billet de banque, comme pour me remercier de l'avoir écoutée patiemment. Puis elle a ajouté avec une voix fine et grinçante (guidée par une peur aberrante de m'offusquer par ses propos) que je me dois de tenir bon, et de ne pas céder. 

Céder à quoi ? Cette question m'a travaillé pendant des heures. Céder au suicide, ou céder à l'exécution d'un meurtre. Peut-on lire sur moi mes intentions ? Ou suis-je seulement tombé bien bas dans des réflexions insolites ? 

Je ne le saurai donc jamais, et je trouve cela bien dommage. 

Je me demande aussi comment je dépenserai ce billet. Je l'ai examiné longtemps. Cela fait bien des années que je n'ai pas vu l'un de ces bouts de papier ayant plus de valeur que toutes les pièces (réunies) que j'ai pu empocher avec la mendicité. Après longue réflexion, j'ai enfin pris une décision. 

Je sais ce que je ferai de ce beau billet de banque, cette chose venue me détourner de mes intentions honorables. Cet argent vient comme un diable méphistophélique me dissuader d'aller au paradis, d'aller vivre comme un prince. Avec, je pourrais me nourrir au plus deux semaines, alors qu'en geôle, je jouirai d'une vie entière où je serai logé, et nourri. 

Je ne suis pas dupe. 

Je l'ai alors soigneusement plié, et déposé sur le sol, là où le prochain passant chanceux le retrouvera. 

Quelle belle journée ! Un jour propice pour tuer. Je jubile déjà à l'idée de voir ma victime agoniser, quittant sa vie pour changer la mienne. J'ai pensé que, pour que cela soit réussi, et surtout esthétique, il faut que cela se déroule au moment du crépuscule vespéral. Juste après le coucher du soleil, dans une pénombre claire. Le temps couvert, l'air grisâtre, l'ombre feutrée des feuilles d'arbres sinistres. 

Le sang écarlate giclera de la jugulaire, répandant une tâche sur le sol caillouteux, s'amalgamant avec le goudron, pour former une pâte hétérogène. Son teint blafard, ses yeux écarquillés, son regard figé. Une âme innocente mais lasse de son existence retrouvera son élément. 

Vers le milieu de l'après-midi, Lucy est arrivée. Des lunettes de soleil sur le nez, elle toise le jardin de son air indifférent et supérieur, avant de s'asseoir sobrement sur le banc, à quelques centimètres de moi. Je la regarde, la salue, et elle fait de même. 

Quelques secondes passent, et je lui demande pour entamer la discussion si elle se connaissait assez, et si elle faisait confiance en ses choix et sa capacité à peser le pour et le contre aux moments où la vie propose ses grands dilemmes. 

Avec ses yeux profonds, elle plonge dans mon regard, émet un rictus, et cite Victor Hugo : « je ne suis rien, je le sais, mais je compose mon rien avec un petit morceau de tout. » 

Lucy soulage alors ses poumons par un soupir, et retire ses lunettes pour se perdre dans la beauté du ciel nébuleux. 

Elle m'a demandé en retour si je savais qui je suis. Je n'ai pipé mot. Elle m'a interpellé pour m'arracher de mes pensées, et je lui ai répondu que j'ai beaucoup de personnalités, mais qu'elles ne font pas bon ménage. La vieille a voulu creuser ma réponse par une nouvelle question : pourquoi ? 

Des questions… Est-ce tout ce que sait faire l'humain ? Poser des questions sans se satisfaire de ce qu'il sait déjà ? Personne ne pourra jamais devenir omniscient, alors à quoi bon vouloir savoir et poser des questions, si en fin de compte, cela ne représentera même pas une fraction infinitésimale du Savoir. Peut-être est-ce seulement pour imposer son misérable bagage culturel aux personnes les plus naïves et ignorantes ; et donc une question de pouvoir et de compétition. Celui qui sait le plus gagne, celui qui sait le moins est opprimé, écrasé. 

Pour répondre alors à cette question délicate et complexe – qui ne tient pourtant qu'en un mot – j'ai d'abord commencé par dire que plusieurs idées hantent mon esprit. Plusieurs idées qui s'opposent, qui se détestent, qui se haïssent. Suis-je innocent ou coupable ? Suis-je rationnel ou irrationnel ? Suis-je bon ou mauvais ? Suis-je sensible ou sans cœur ? 

Comment répondre si tous ces termes-là sont vagues, avec un sens déterminé par la société. Je ne sais rien, je fais partie de la population ignorante. Je l'ai regardé, elle m'a souri, puis m'a dit : « il faut avoir déjà beaucoup appris pour savoir demander ce qu'on ne sait pas. » Lucy me cite JJR. Elle tente de m'élever au niveau des savants ; je fais ainsi partie de ceux qui posent les questions, seulement, moi je ne cherche pas de pouvoir. C'est cela d'aimer le savoir, véritablement, c'est la racine de la philosophie. 

Suite à quelques minutes de silence, je lui ai demandé avec une voix intelligible et calme, si j'avais son accord pour la tuer, l'occire, l'égorger comme un bête, une proie. 

Elle ferma les yeux, intégrant la meilleure nouvelle qu'elle ait reçue depuis des années, puis a fini par hocher légèrement la tête pour me signifier, que oui.