La bibliothèque Owen était le refuge préféré de Thomas entre les cours. Les hauts rayonnages de chêne sombre créaient un labyrinthe familier, une architecture rassurante qui lui permettait de canaliser le flux constant d'informations assaillant son cerveau. À cette heure-ci, quinze étudiants occupaient la salle de lecture principale – quatre de moins que d'habitude pour un mardi matin. L'odeur de vieux livres et de café provenant de la petite cafétéria adjacente créait une atmosphère apaisante, un cocon presque normal dans un monde que Thomas ne pouvait s'empêcher de décortiquer en permanence.
Sarah Martinez était assise près de la fenêtre, son ordinateur portable diffusant un reflet bleuté sur son visage concentré. Elle avait changé de place depuis la semaine dernière, choisissant un angle qui lui permettait de surveiller l'entrée. Thomas reconnut ce comportement – il faisait la même chose depuis l'incident de son enfance.
Mike n'était pas à leur table habituelle, celle située dans l'alcôve près de la section criminologie. C'était la première fois en trois ans qu'il manquait leur rendez-vous tacite post-cours. Thomas s'installa tout de même, sortant méthodiquement ses affaires : carnet spiralé à gauche, stylo Pilot G2 aligné parallèlement au bord de la table, téléphone en mode silencieux posé à droite. La routine l'aidait à organiser ses pensées, à compartimenter le chaos d'informations qui menaçait parfois de le submerger.
Le silence de la bibliothèque était ponctué de bruits familiers : le cliquetis des claviers, le froissement des pages, les chuchotements étouffés des étudiants. Thomas laissa ces sons se fondre en un arrière-plan sonore pendant qu'il réfléchissait. Le comportement de Mike ce matin s'ajoutait à une série d'anomalies qui avaient commencé exactement dix-sept jours plus tôt. Il ouvrit son carnet à une page vierge et commença à noter chronologiquement :
*3 octobre : première mention du "projet de recherche"
*7 octobre : annulation de leur session d'étude hebdomadaire
*12 octobre : changement dans ses habitudes alimentaires (plus de café, moins de nourriture)
*15 octobre : premiers signes de trouble du sommeil (cernes, microsomnolence en cours)
*18 octobre : modification de sa routine à la salle de sport (abandonnée après 4 ans)
*20 octobre : aujourd'hui - retard en cours, comportement évitant*
Il s'arrêta, son stylo suspendu au-dessus du papier. Le motif était là, évident maintenant qu'il le voyait écrit noir sur blanc. Comment avait-il pu ne pas le remarquer plus tôt ? Les signes correspondaient parfaitement aux indicateurs de stress post-traumatique qu'ils avaient étudiés le semestre dernier – mais quel trauma Mike aurait-il pu subir en si peu de temps ?
"Ces sièges sont-ils libres ?"
La voix le fit sursauter – une rareté pour quelqu'un d'aussi conscient de son environnement. Le Dr Claire Bennett se tenait devant lui, un dossier sous le bras et une tasse de café dans l'autre main. De près, il remarqua ce que la distance avait masqué dans l'amphithéâtre : une fine cicatrice près de sa tempe droite, habilement dissimulée par le maquillage, et une tension subtile dans sa posture qui contredisait son apparente décontraction.
"Bien sûr," répondit-il, observant la façon dont elle choisit précisément la chaise en diagonale de la sienne, maintenant une distance calculée. Son parfum – notes de jasmin et de vanille – était léger mais distinctif, probablement choisi pour sa subtilité en milieu professionnel.
"Thomas Meyer, n'est-ce pas ?" Elle posa sa tasse, créant un cercle de condensation sur le bois. Ses ongles, remarqua-t-il, étaient courts et sans vernis – des mains habituées au travail de laboratoire. "J'ai entendu parler de vous. Le professeur Richardson mentionne souvent vos contributions en cours."
La façon dont elle prononça le nom de Richardson – une légère pause avant, presque imperceptible – confirma ce qu'il avait deviné plus tôt. Il y avait définitivement une histoire entre eux. Une tension peut-être, ou un ancien conflit académique.
"Je suis surprise de vous voir seul," continua-t-elle, sortant un article de son dossier avec des gestes précis, presque chorégraphiés. "On vous voit rarement sans Mike Donovan."
L'utilisation du nom complet de Mike, la connaissance de leur association habituelle – elle s'était renseignée sur eux. Thomas sentit un picotement familier à la base de sa nuque, le même qui l'avait averti de la présence des intrus cette nuit-là. Ses doigts effleurèrent inconsciemment la cicatrice sur son avant-bras, souvenir tangible de cette nuit qui avait tout changé.
"Mike est... occupé ces derniers temps," répondit-il, étudiant sa réaction. Un muscle tressaillit presque imperceptiblement au coin de sa mâchoire.
Une ombre passa sur le visage de Claire, si brève qu'il l'aurait manquée s'il n'avait pas été aussi attentif. "Le dernier semestre est toujours intense," dit-elle avec un sourire qui n'atteignait pas ses yeux. "Surtout avec les projets de recherche supplémentaires. La pression peut être... écrasante pour certains étudiants."
Le stylo de Thomas s'immobilisa. "Vous connaissez le projet auquel participe Mike ?"
"Je connais beaucoup de projets en cours à St Vincent," répondit-elle évasivement, son regard glissant vers l'entrée de la bibliothèque. "L'université encourage la collaboration interdépartementale. Parfois même un peu trop, si vous voulez mon avis." Cette dernière phrase fut prononcée plus doucement, presque pour elle-même.
Un mouvement attira l'attention de Thomas. Mike venait d'entrer dans la bibliothèque, mais au lieu de se diriger vers leur alcôve habituelle, il tourna brusquement vers la section sciences. Son ami portait maintenant une veste malgré la chaleur des radiateurs, ses manches tirées jusqu'aux poignets. Sa démarche était différente aussi – plus mesurée, comme s'il calculait chaque pas. Thomas nota ces détails dans un coin de son esprit, ajoutant de nouvelles pièces au puzzle inquiétant qui se dessinait.
Claire suivit son regard. "Ah, quand on parle du loup," murmura-t-elle, rassemblant ses affaires avec une efficacité pratiquée. Ses mains tremblaient légèrement – première faille dans son comportement maîtrisé. "Je devrais vous laisser travailler. Mais Thomas..." Elle s'arrêta, semblant peser ses mots. "Parfois, observer n'est pas suffisant. Il faut aussi savoir quand agir. Et parfois..." Elle hésita, baissant la voix, "le temps est un luxe qu'on n'a pas."
Elle partit avant qu'il puisse répondre, le bruit de ses talons s'estompant dans le silence feutré de la bibliothèque. Sur la table, elle avait "oublié" une feuille de son dossier. Thomas la prit, reconnaissant immédiatement l'en-tête du département de neurosciences comportementales. Son cœur accéléra légèrement – ce n'était pas un oubli accidentel.
Le document était un formulaire de consentement standard pour une étude, mais certains mots avaient été délicatement soulignés au crayon : "modification comportementale", "effets résiduels", "groupe de contrôle". En bas de la page, une note manuscrite : "Protocole 23-B, extension autorisée." Et dans le coin supérieur droit, presque effacé : "Sujets présentant une résistance inhabituelle à reconsidérer."
Thomas rangea soigneusement le document dans son carnet, son cerveau établissant déjà des connexions. La bibliothèque autour de lui semblait différente maintenant, comme si les ombres entre les rayonnages s'étaient allongées. Les bruits familiers avaient pris une tonalité plus menaçante. Quelque part dans le labyrinthe de livres, il entendait Mike parler à voix basse au téléphone, sa voix tendue portant les mêmes inflexions anxieuses qu'il avait apprises à reconnaître chez les victimes de manipulation pendant ses stages.
Son téléphone vibra – un message de sa mère, comme toujours à cette heure-ci. "Tout va bien, mon chéri ?" La routine réconfortante d'une mère qui n'avait jamais vraiment surmonté cette nuit-là, elle non plus. Mais cette fois, Thomas ne répondit pas immédiatement. Son regard était fixé sur Mike, visible entre deux rangées de livres, qui remontait nerveusement sa manche pour gratter son avant-bras. Dans la lumière froide de la bibliothèque, Thomas aperçut ce qui ressemblait à un petit pansement au creux de son coude, et juste en dessous, une ecchymose aux couleurs inquiétantes.
Le formulaire dans son carnet semblait soudain peser une tonne. Quelque chose de sinistre se déroulait à St Vincent, et d'une manière ou d'une autre, le Dr Claire Bennett venait de le mettre sur la piste. La question était : était-ce pour l'aider, ou pour le piéger à son tour ?
Son instinct lui soufflait que le temps pressait. Et son instinct ne l'avait jamais trompé.