Le campus de St Vincent prenait une toute autre dimension la nuit. Les bâtiments victoriens projetaient des ombres inquiétantes sous la lumière blafarde des lampadaires, et le silence était ponctué uniquement par le bruissement des feuilles d'octobre. Thomas consultait régulièrement sa montre tandis qu'il se dirigeait vers Morton Hall : 22h47. L'air était chargé d'humidité, annonciateur d'une pluie qui ne tarderait pas à tomber.
Les dernières heures s'étaient écoulées avec une lenteur insupportable. Après avoir quitté le Département de Neurosciences Comportementales, il était retourné directement à sa chambre du bâtiment Carson, au troisième étage. L'endroit s'était transformé en centre d'opération improvisé : le formulaire du Dr Bennett épinglé au mur, chaque mot souligné minutieusement examiné, des post-its colorés formant une toile de connexions qui n'avait de sens que pour lui. Sur son ordinateur, des dizaines d'onglets ouverts détaillaient les recherches en neurosciences comportementales de l'université ces cinq dernières années.
Ce qu'il avait trouvé était troublant : trois doctorants avaient mystérieusement abandonné leurs études l'année précédente, tous travaillant sur un projet commun dirigé par Richardson. Leurs noms apparaissaient dans les archives de la bibliothèque, puis plus rien. Comme effacés.
Les tentatives d'appeler Mike étaient restées sans réponse, mais Thomas avait noté autre chose : trois appels manqués du même numéro inconnu, espacés exactement de dix-sept minutes. Une régularité trop précise pour être accidentelle. Il avait essayé de tracer le numéro, mais celui-ci menait à un standard automatique du département administratif de l'université.
Son téléphone vibra dans sa poche – sa mère, encore. Le cinquième message depuis le dîner. Il avait esquivé ses appels toute la soirée, sachant qu'elle détecterait immédiatement la tension dans sa voix. Le dernier message était plus insistant : "Thomas, tu me fais peur. Rappelle-moi." Elle aussi avait développé une hypervigilance après cette nuit-là. Quinze ans plus tard, elle sursautait encore au moindre bruit nocturne.
Sarah Martinez l'avait croisé plus tôt dans la soirée à la cafétéria. "Mike était bizarre en TD cet après-midi," avait-elle dit, jouant nerveusement avec son bracelet. "Il a commencé à parler du libre arbitre, de la façon dont nos perceptions façonnent la réalité. Des trucs qui ne lui ressemblent pas." Thomas avait noté la peur dans ses yeux, la façon dont elle regardait par-dessus son épaule toutes les trente secondes.
Morton Hall se dressait maintenant devant lui, masse sombre aux allures de forteresse médiévale. Le bâtiment le plus ancien du campus, et le moins rénové. Les légendes urbaines parlaient de sous-sols secrets, de tunnels reliant les différents départements. Thomas n'y avait jamais cru, jusqu'à ce qu'il remarque les livraisons nocturnes de matériel médical, disparaissant dans une entrée de service qu'aucun plan officiel ne mentionnait.
Il s'arrêta à la lisière du parking, ses yeux balayant méthodiquement la scène. Vingt-trois véhicules – sept de plus que la normale pour cette heure. Une Honda Civic gris métallisé attira son attention : la même que celle du Dr Crawford, mais avec une plaque d'immatriculation différente. À côté, une Volvo noire aux vitres teintées qu'il avait déjà repérée devant le département de neurosciences plus tôt dans la journée.
L'air était chargé d'une odeur particulière – un mélange d'essence et d'antiseptique. Le même parfum clinique qui flottait dans les couloirs du laboratoire. Une bourrasque de vent fit tourbillonner les feuilles mortes, apportant avec elle l'écho d'une conversation étouffée venant de l'aile est du bâtiment.
Thomas s'approcha silencieusement, restant dans l'ombre des arbres centenaires qui bordaient le parking. Ses chaussures de running, choisies spécifiquement pour leur semelle souple, ne faisaient aucun bruit sur l'asphalte humide. Il avait préparé cette expédition nocturne avec la même précision chirurgicale qu'il appliquait à toutes ses observations : vêtements sombres, téléphone en mode avion, plan de repli en cas de problème.
"...pas comme les autres sujets." La voix de Richardson flottait dans l'air nocturne. "Sa perception est naturelle, pas induite. Les résultats préliminaires sont... extraordinaires."
"C'est exactement ce dont nous avons besoin." Une voix féminine que Thomas ne reconnaissait pas, avec un léger accent qu'il n'arrivait pas à placer. "Les résultats avec les autres sont... instables. Le dernier incident avec le sujet 23 l'a prouvé."
"Mike n'aurait jamais dû être inclus dans le protocole." Claire Bennett. Sa voix tremblait légèrement, trahissant une émotion contenue. "Son profil psychologique montrait des contre-indications évidentes. Les changements comportementaux sont trop rapides, trop..."
"Le protocole 23-B n'est plus une simple étude universitaire, Dr Bennett." La voix inconnue se fit plus tranchante. "Les enjeux ont changé. Le ministère de la Défense attend des résultats, pas des considérations éthiques. Et votre implication passée avec James Richardson ne vous donne pas le droit de remettre en question les décisions du comité."
Thomas se figea. Un souvenir remonta à la surface : la photo dans le bureau de Claire, les coins cornés, la posture détendue de Richardson. La façon dont ils se tenaient l'un près de l'autre, une intimité qui dépassait la simple relation professeur-étudiante. Dans le présent, il pouvait entendre la tension dans la respiration de Claire, le léger tremblement dans sa voix qui trahissait plus qu'une simple inquiétude professionnelle.
Un bruit de pas sur le gravier le fit reculer plus profondément dans l'ombre. Trois silhouettes émergèrent de l'angle du bâtiment : Richardson, Claire, et une femme en tailleur sombre qu'il n'avait jamais vue. La nouvelle venue avait une démarche militaire, nota Thomas, et un petit boîtier noir accroché à sa ceinture – pas un téléphone, quelque chose de plus sophistiqué.
Ils se dirigèrent vers la Honda Civic – confirmation de ses soupçons sur la voiture. La lumière d'un lampadaire révéla un détail sur la veste de Richardson : une petite tache rouge sur la manche, fraîche. Du sang ?
"23h00," dit la femme inconnue, consultant une montre qui semblait trop massive pour être ordinaire. "S'il vient, nous saurons qu'il est prêt. Ses capacités d'observation sont... remarquables. Le genre de sujet que nous cherchons depuis le début du programme."
Thomas sentit son pouls s'accélérer. Le message sur le téléphone de Mike n'était pas un piège improvisé, mais un test soigneusement planifié. Ils voulaient évaluer ses capacités d'observation, sa paranoïa, sa prudence. Il repensa aux trois appels espacés de dix-sept minutes – un autre test, probablement, pour voir s'il remarquerait le pattern.
Claire s'arrêta soudain, prétextant de renouer son lacet. Dans ce bref moment, son regard balaya les ombres où se cachait Thomas. Ses pupilles étaient dilatées, remarqua-t-il, mais pas de la même façon que celles du Dr Crawford plus tôt. Pas un effet chimique – de la peur. Il ne pouvait pas être sûr qu'elle l'avait vu, mais son message était clair : ne vous montrez pas.
"Dr Bennett," appela Richardson d'une voix qui sonnait comme un avertissement. "Nous avons une réunion tôt demain matin. Le nouveau groupe de test arrive à l'aube."
Le son d'une portière qui claque résonna dans la nuit. La Honda démarra, ses phares balayant le parking avant de disparaître vers la sortie du campus. Thomas attendit encore cinq minutes, comptant les secondes dans sa tête, avant de sortir de sa cachette. Une goutte de pluie s'écrasa sur sa joue – l'orage tant attendu approchait.
Quelque chose attira son attention près de l'endroit où Claire s'était baissée. Un petit objet brillait faiblement dans l'herbe humide. Il s'approcha et le ramassa : une clé USB, attachée à un porte-clés en forme de neurone – une blague de neuroscientifique, probablement. Le métal était encore chaud, comme si elle venait d'être tenue longuement dans une main moite.
Son téléphone vibra à nouveau. Cette fois, ce n'était pas sa mère. L'écran s'illumina avec un message d'un numéro masqué :
"Protocole 23-B : phase deux initiée. Sujet : Thomas Meyer. Statut : en observation. Capacités confirméees. Autorisation d'escalade accordée."
Le message disparut aussitôt, l'écran redevenant noir. Thomas sentit un frisson lui parcourir l'échine, et pas seulement à cause de la pluie qui commençait à tomber. Il leva les yeux vers les fenêtres de Morton Hall, ces dizaines d'yeux noirs qui semblaient l'observer. Dans l'une d'elles, au deuxième étage, une silhouette se détachait : Mike, son visage pâle comme un fantôme dans l'obscurité, une main pressée contre la vitre.
Les premiers éclairs illuminèrent le ciel, révélant pendant une fraction de seconde d'autres silhouettes derrière d'autres fenêtres. Combien d'étudiants étaient "en observation" ? Combien avaient déjà traversé la "phase deux" ?
Thomas fit un pas vers le bâtiment, mais son ami secoua imperceptiblement la tête avant de disparaître dans les ténèbres. Au même moment, un autre message apparut sur son téléphone :
"Ne leur montrez pas que vous voyez tout. C'est ce qu'ils veulent. Le protocole est irréversible une fois commencé. Rendez-vous demain, 8h, serre botanique. Venez seul. - C.B."
La pluie tombait maintenant pour de bon, un rideau dense qui transformait les lampadaires en halos spectraux. La clé USB pesait dans sa main comme un secret tangible. Claire Bennett jouait un double jeu, mais pour qui ? Et plus important encore : Mike était-il déjà perdu, ou y avait-il encore une chance de le sauver ?
Thomas reprit le chemin de sa chambre, mais pas directement. Il fit trois détours, emprunta deux escaliers de service, et passa par le sous-sol de la bibliothèque. Ses années d'observation lui avaient appris tous les angles morts du campus, tous les chemins invisibles aux caméras de surveillance. Il nota mentalement les nouvelles installations : deux caméras supplémentaires près de la fontaine centrale, un lecteur de badge là où il n'y en avait pas la veille.
Dans le hall de Carson, il croisa Jessica Wells, une des étudiantes du cours de Richardson. Elle sursauta en le voyant, ses yeux s'écarquillant de peur. "Tu ne devrais pas être dehors si tard," murmura-t-elle avant de s'enfuir presque en courant. Thomas remarqua qu'elle portait la même chemise que la veille, et un pansement identique à celui de Mike au creux du bras.
Car maintenant, il en était certain : il n'était plus seulement l'observateur. Il était devenu l'observé. Et chaque personne qu'il croisait pouvait être soit une victime, soit un pion dans leur jeu.
Dans sa poche, la clé USB semblait pulser comme un second cœur. Son instinct lui disait que son contenu pourrait tout changer, mais son expérience lui soufflait d'être prudent. La dernière fois qu'il avait fait confiance à son désir de tout savoir, à sept ans, cela s'était terminé dans le sang et les sirènes de police.
De retour dans sa chambre, il fixa longuement le mur où le formulaire du Dr Bennett était épinglé. À côté, il ajouta une nouvelle note : "Phase deux initiée." Les mots semblaient le narguer dans la pénombre. Sur son bureau, l'ordinateur portable projetait une lueur bleutée, invitante et menaçante à la fois.
Un coup de tonnerre fit trembler les vitres. Dans le flash de l'éclair qui suivit, Thomas aperçut une silhouette dans le parking en contrebas : la femme au tailleur sombre, immobile sous la pluie, son regard levé vers sa fenêtre. Le boîtier à sa ceinture émettait maintenant un faible signal lumineux rouge.
Son téléphone vibra une dernière fois : "Bonne nuit, mon chéri. Rappelle-moi dès que tu peux." Sa mère. La seule personne qui comprenait vraiment ce que c'était de vivre avec cette conscience aiguë du monde, cette capacité à voir les détails que les autres manquaient. Cette malédiction qui l'avait sauvé enfant, et qui maintenant le mettait en danger.
La question n'était plus de savoir s'il devait agir, mais comment. Et surtout, qui il pouvait encore croire dans ce jeu d'ombres et de miroirs qu'était devenue l'université St Vincent.
Il sortit son carnet et commença à écrire, sa main tremblant légèrement :
"Nouvelles observations :
- Implication du ministère de la Défense
- Tests sur d'autres étudiants
- Claire = ancienne relation avec Richardson
- Surveillance accrue du campus
- Changements comportementaux rapides
- Mike : localisation connue mais inaccessible
- Point de non-retour mentionné dans le protocole"
Dehors, la pluie continuait de tomber, lavant le campus de ses secrets. Mais certaines traces ne pouvaient pas être effacées si facilement. Et Thomas savait qu'au matin, dans la serre botanique, Claire Bennett lui en révélerait davantage. Si, bien sûr, c'était vraiment elle qui avait envoyé le message.