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Chapter 10 - Chapitre 10

Hispaniola s'étendait devant Aniaba comme une terre de contrastes saisissants. Depuis la lisière de la forêt, il pouvait entrevoir une île d'une beauté sauvage, mais marquée par les cicatrices du joug colonial. Le vent portait avec lui des effluves mélangés : l'humus profond des bois tropicaux, la fumée acre des champs de canne à sucre en feu, et par moments, la salinité brute de l'océan. Ce parfum composite résumait l'essence même de cette île : un éden souillé par la brutalité.

Tandis qu'Aniaba s'aventurait plus loin, les paysages se révélaient dans leur splendeur et leur cruauté. Les forêts denses regorgeaient de vie, des arbres centenaires aux troncs torsadés formant une canopée presque impénétrable. Des lianes pendaient comme des rideaux naturels, bruissant sous les passages furtifs d'oiseaux aux plumages vifs et de singes curieux. Mais ces bois étaient aussi hantés par un autre type de présence : les traces des esclaves fugitifs qui avaient cherché refuge ici, les marrons. De temps à autre, Aniaba tombait sur un abri rudimentaire abandonné, un cercle de pierres à feu couvert de cendres anciennes. Ces signes étaient autant de témoignages d'une résistance silencieuse.

En descendant vers les plaines, l'environnement changea radicalement. Les champs de canne à sucre s'étendaient à perte de vue, leurs tiges hautes ondulant comme une mer verte sous le souffle du vent. Ici, les silhouettes émaciées des esclaves travaillaient sans répit sous l'œil impitoyable des contremaîtres. Le crépitement des fouets se mêlait aux gémissements des opprimés, et chaque cri faisait vibrer quelque chose de profond en Aniaba. Cette terre, qui aurait dû être un paradis, était devenue un enfer pour ceux qui y vivaient.

La société d'Hispaniola était aussi stratifiée que les paysages qu'Aniaba traversait. Les colons européens, vêtus de riches habits, vivaient dans des maisons cossues perchées sur des collines. Leurs domaines étaient entourés de jardins luxuriants où poussaient des fleurs étrangères importées de leur patrie, une tentative futile de recréer un semblant d'Europe dans cette île tropicale. En contrebas, les esclaves, les domestiques, et les petits artisans formaient la base de cette pyramide sociale, vivant dans des conditions précaires, souvent invisibles aux yeux de leurs maîtres.

Les interactions entre ces classes étaient teintées d'une tension constante. Dans les marchés de la ville, où les odeurs épicées des étals de nourriture se mêlaient à celles plus nauséabondes des rues encombrées, on pouvait voir des esclaves porter des charges écrasantes tandis que leurs surveillants les toisaient de haut. Les mulâtres libres, souvent métis de colons et d'esclaves, occupaient une position intermédiaire à la fois enviée et méprisée, servant parfois de courtiers ou d'intermédiaires entre les deux mondes.

Mais la population indigène, les Taïnos, était presque absente, effacée par des décennies de colonisation. Leur culture ne survivait que dans les murmures des anciens et dans les motifs gravés sur certaines pierres sacrées. Pourtant, leur esprit semblait flotter dans l'air, comme une réprobation silencieuse des actes passés.

Aniaba traversa un petit village où les cases de bois et de chaume formaient un cercle autour d'une place centrale. Les habitants, des esclaves affranchis ou des paysans indigents, le regardèrent avec suspicion mais aussi avec une lueur d'espoir voilée. Son allure imposante et son regard étincelant lui donnaient une présence qui inspirait à la fois la crainte et l'admiration. Il ne prononça pas un mot, mais les murmures se propagèrent rapidement parmi les villageois.

La forêt reprit bientôt ses droits alors qu'Aniaba poursuivait sa route, mais elle était différente. Les arbres semblaient chuchoter, leurs branches s'entremêlaient comme pour former une cathédrale vivante. Les ombres étaient plus profondes, presque palpables, et l'air lui-même avait une densité mystique. C'était un lieu où les esprits anciens résidaient encore, un royaume entre les mondes des vivants et des morts.

Aniaba s'arrêta devant un arbre massif dont les racines exposées formaient des arches. Au pied de cet arbre, des offrandes — des coquillages, des bouteilles de rhum, et des fleurs fanées — étaient disposées avec soin. Un autel, à n'en pas douter. Il s'agenouilla, posant une main sur l'écorce rugueuse. Une énergie familière vibra sous ses doigts, un rappel de sa connexion aux Loas. Les symboles gravés sur l'arbre, étrangement similaires à ceux du sanctuaire qu'il avait quitté, semblaient lui parler, mais il ne comprenait pas encore leur langage.

Un frisson parcourut son corps. Il savait que cette terre n'était pas seulement un champ de bataille. C'était un lieu de résonance, où chaque événement, chaque vie perdue, laissait une empreinte. Hispaniola était vivante, dans un sens bien plus profond que ce qu'il avait imaginé.

Il se releva, la détermination gravée sur son visage. Cette île était son champ d'action, et chaque paysage, chaque habitant — qu'ils soient vivants ou morts — ferait partie de son récit. Mais pour cela, il devait comprendre, observer, et surtout, agir. Son voyage ne faisait que commencer, et Hispaniola était à la fois son alliée et son adversaire.