La curiosité intellectuelle de Nobunaga ne connaissait aucune pitié.
Il avait tiré Shizuko de son sommeil avant l'aube et l'avait bombardée de questions durant le petit-déjeuner.
Il y avait eu quelques pauses, mais leur conversation avait continué jusqu'au jour suivant.
Les sujets furent variés ; il y avait évidemment les sujets militaires tels que les stratégies et les tactiques, mais aussi d'autres sujets tels que la politique, la sociologie, et même la culture et les arts.
Il y avait certaines choses auxquelles Shizuko ne pouvait pas répondre car elles étaient hors de son domaine d'expertise, mais tant que c'était quelque chose qu'elle connaissait, elle avait répondu du mieux qu'elle pouvait.
Nobunaga s'était particulièrement intéressé à Cao Cao le héros félon de l'époque des Trois Royaumes de Chine, Gengis Khan qui avait créé le plus grand empire de l'Histoire, et aux cinq premiers empereurs Antonins, surnommés les Cinq bons empereurs, qui avaient conduit l'Empire romain à son apogée.
Il voulait savoir comment ils avaient établi de si grandes nations, comment ils avaient maintenu leur existence et comment ils les avaient protégées des forces ennemies.
Son intérêt pour le nombre de soldats, leurs formations, leurs armements et leurs chaînes de commandement était sans fin.
Naturellement, il était impossible d'expliquer l'histoire du monde par voie orale uniquement.
Shizuko le savait et avait préparé un tableau noir et de la craie. Mais cela n'avait fait que stimuler la curiosité de Nobunaga.
Comment prévu, Shizuko avait été bombardée de questions telles que « Comment est-ce qu'il est fabriqué ? » ou « Est-ce qu'il est possible d'en produire en masse ? ».
Après cela, il avait fallu une demi-journée pour expliquer l'histoire du monde tout en utilisant le tableau pour faire des illustrations.
On se croirait à l'école…
Cette pensée avait fréquemment fait irruption dans son esprit alors qu'elle racontait à Nobunaga l'histoire des autres pays.
Après avoir parlé d'histoire pendant un moment, Shizuko s'était soudainement mise à lister les sujets de conversation et avait remarqué que les intérêts de Nobunaga étaient biaisés en fonction du sujet.
Il s'intéressait aux sujets militaires indépendamment de l'époque et du lieu, de leur intensité et s'ils étaient éthiques ou non ; il aimait la politique et la sociologie de l'époque moderne mais préférait la culture et les arts des anciennes époques.
Du côté de la religion, il avait écouté uniquement « pour qu'il sache » et ne montrait aucun signe de vouloir en savoir plus. Ou plutôt, cela n'avait fait qu'exacerber son aversion pour la religion, pensant qu'elle n'apportait que des problèmes et ce, peu importe l'époque.
"Avant que je n'oublie, j'aimerais écouter ton opinion sur quelque chose."
Peu de temps après midi, Nobunaga avait soudainement dit cela.
Alors que Shizuko penchait sa tête, confuse, un page apporta quelque chose sur un plateau. Lorsque Nobunaga le prit, le page s'inclina et sortit de la pièce.
"J'ai réfléchi à des améliorations pour l'ar-barrette que tu as fabriquée. J'aimerais avoir ton avis à ce sujet."
"O-Oui."
Elle examina l'arbalète qu'il lui avait tendue.
La façon dont la corde était tirée avait changé, passant d'un enrouleur à quelque chose qui ressemblait à un mécanisme à pompe.
Elle essaya de tirer la pompe vers elle et découvrit que cela nécessitait une force non négligeable.
Considérant que sa taille était entre le moyen et le grand, Shizuko pensa que c'était un type qui sacrifiait la puissance pour la cadence de tir.
"Comparé à cette structure, un mécanisme utilisant le [principe du levier] pourrait tirer une corde plus forte tout en demandant moins d'énergie. Euh… un levier, c'est un bâton qui se bouge d'avant en arrière, alors avec ça, la corde peut être tirée―"
"C'est ça !"
Nobunaga s'écria soudainement alors qu'elle expliquait le mécanisme à levier.
Shizuko, surprise, redressa instinctivement son dos et se figea, mais Nobunaga n'y prêta pas attention, il avait sa main sur son menton et semblait réfléchir à quelque chose.
"J'avais ajouté un trou dans les flèches pour provoquer le saignement, mais je pensais qu'il y avait quelque chose qui manquait. Mais avec ce principe du levier, nous pouvons tirer la corde, charger la flèche, et tirer en un rien de temps."
"Hein ? E-Euh… ?"
"Si nous utilisons la tactique de l'entrée-sortie éclair avec les chevaux castrés, nous devrions être en mesure de stopper la charge de l'ennemi."
Nobunaga était complètement dans son monde.
Shizuko avait peur de le déranger si elle l'appelait, alors elle n'eut d'autre choix que d'attendre patiemment à côté de lui.
Nobunaga se mit à écrire et à dessiner sur le tableau. Shizuko comprit qu'il s'en servait pour organiser ses pensées.
… Ah, c'était ma chance de lui demander son autographe. Et je l'ai ratée…
Shizuko, assise légèrement au loin, pensa qu'elle avait perdu son occasion et attendit que Nobunaga tourne de nouveau son attention sur elle.
Hélas, ce ne fut qu'au moment où le page était revenu pour leur annoncer l'heure de la beuverie que Nobunaga était sorti de son monde.
***
"… Qu'est-ce qui s'est passé… ?"
Shizuko se tint la tête, prise de migraines.
Puis elle se souvint qu'elle avait fini par participer elle aussi à la beuverie.
Mais il n'y avait aucun souvenir de ce qu'elle avait fait après.
"Euh… je me souviens que quelqu'un m'avait servi un verre…"
Elle se massa les tempes à plusieurs reprises, mais ses souvenirs restèrent brumeux.
La raison pour laquelle elle s'efforçait d'essayer de retrouver sa mémoire était l'attitude des conseillers et généraux de Nobunaga.
Ces serviteurs et guerriers qui avaient laissé leur marque dans l'Histoire se comportaient de manière étrangement humble dès qu'ils voyaient Shizuko.
Ils n'avaient pas eu cette attitude auparavant, ils avaient été au contraire très hautains face à elle jusqu'à hier.
Elle essaya de leur demander ce qu'il s'était passé, mais ils prirent tous la fuite en gardant le silence.
Cela ne fit que rendre Shizuko plus anxieuse.
"RAAAH- aïe, qu'est-ce qui s'est passé hier ?!"
Elle hurla désespérément, mais personne ne répondit à sa question.
Pendant ce temps, dans l'onsen, dans une section réservée à Nobunaga et à certaines personnes.
Nōhime se baignait joyeusement dans la source chaude. À l'inverse, sa servante regardait l'entrée en tremblotant.
"Pfiou, je n'aurais jamais cru que plonger son corps dans de l'eau chaude soit aussi confortable. C'est vraiment un luxe indescriptible."
Après s'être étirée, Nōhime tourna son visage vers l'entrée.
"Ne restez pas là, mon seigneur. Venez vous baigner aussi."
À ce moment-là, la porte s'ouvrit brutalement. Effectivement, la personne qui se tenait de l'autre côté était Nobunaga.
La servante faillit crier, mais elle se retint juste à temps.
Nobunaga s'avança vers la source chaude sans lui prêter la moindre attention. Dès qu'il entra dans le bain, Nōhime renvoya la servante.
"Je suis sûre qu'il faut d'abord nettoyer son corps avant d'entrer dans la source chaude ?"
"Humph, je ne connais pas cette étiquette."
"Vraiment ? Et que dites-vous de cela ?"
Sur ces mots, Nōhime tendit un petit bol à Nobunaga. Il le prit silencieusement et le regarda.
Le bol contenait une chose épaisse blanchâtre qui semblait dodue.
Nōhime sourit malicieusement et expliqua à un Nobunaga perplexe tout en pointant une certaine direction.
"Ce sont des onsen-tamago. Ils ont une texture crémeuse intéressante et sont délicieux. N'ayez crainte, je les ai déjà goûtés pour vérifier qu'il n'y a pas de poison."
"Tu m'as volé leur première expérience culinaire dans l'histoire du Hinomoto comme tu l'avais fait avec les tempura."
"Quelle chose scandaleuse à dire. Je n'ai fait que les goûter pour éviter que vous soyez empoisonné, mon seigneur."
Nōhime avait répondu sans vergogne alors qu'il était clair que personne ne croyait à son explication.
Sachant qu'il était futile de la réprimander, Nobunaga pencha légèrement le petit bol et se servit d'une cuillère en bois pour mettre l'œuf de source chaude dans sa bouche.
"… Humph, pas mauvais."
"Ho ho ho, vous préférez quelque chose qui a un goût plus fort, n'est-ce pas ?"
"Cela ne te regarde pas."
Nobunaga rendit le petit bol à Nōhime en disant cela.
Elle le prit en riant légèrement et y mit un autre œuf qui provenait d'un panier immergé dans le bain.
"Shizuko est vraiment une fille pleine de mystères. Elle réalise facilement des choses que nous n'aurions jamais pensé. Et elle ne manque pas de courage."
"Qu'essayes-tu de dire ?"
"Oh ? N'aviez-vous pas eu une dispute avec Shizuko, et dans votre colère, vous aviez donné un coup de pied sur votre plateau ?"
"Les nouvelles t'atteignent rapidement."
"Il suffit de regarder vos serviteurs pour avoir une idée approximative. Mais la partie où vous aviez frappé votre plateau était clairement une exagération. La vérité serait plutôt que Shizuko, habituellement docile, avait fait preuve de répartie et cela vous avait déstabilisé au point où vous vous étiez soudainement levé, bousculant le plateau durant le processus."
Nobunaga ne donna ni confirmation ni réfutation à son hypothèse. Nōhime regarda attentivement son visage.
L'expression amère et le silence de Nobunaga étaient une affirmation claire. Nōhime, satisfaite, ne le questionna pas davantage.
Elle a probablement oublié à cause de l'alcool, mais les guerriers de mon seigneur avaient tremblé de peur en voyant sa colère. Contrairement à eux, Shizuko était restée parfaitement calme… elle m'intéresse de plus en plus.
"Mon seigneur, j'ai pris goût à cet endroit. Puis-je inviter Nene et Matsu à venir avec moi ?"
Nobunaga regarda Nōhime, soupira profondément et lui cita sa condition pour qu'elle puisse revenir rendre visite à Shizuko.
"Ne fais rien qui puisse me gêner, c'est ma seule condition."
***
D'abord confuse parce que les serviteurs de Nobunaga l'évitaient pour une raison qu'elle ignorait, Shizuko finit par se résigner à son sort.
Bien qu'elle était inquiète de ne pas connaître la raison, elle préférait ne pas causer d'agitation.
À moins que Nobunaga lui-même ne dise quelque chose, elle n'avait pas à craindre ses subordonnés. Elle se contenta donc de penser qu'ils pensaient du mal d'elle.
"Ah~ c'est bon d'être sous le soleil."
Shizuko se laissa affaler par terre en pensant à des choses cryptiques telles que la production de vitamines D.
"Puis-je m'asseoir à côté de vous, Ayanokōji-sama ?"
Alors que Shizuko commençait à s'assoupir sous la lumière du soleil, une voix l'appela d'en haut.
Elle ouvrit ses paupières lourdes et vit qu'un homme mince au visage de femme la regardait.
Elle avait beau ne pas connaître cette personne, rester allongée serait impolie de sa part, alors Shizuko se mit en position assise.
"Oui, ça ne me dérange pas."
L'homme à l'air doux sourit gentiment suite à sa réponse et s'assit à côté d'elle.
"Désolé de vous déranger. Mon nom est Takenaka Hanbei. Je souhaite faire votre connaissance."
Ayant probablement senti l'attitude suspicieuse de Shizuko, l'homme se présenta avant qu'elle ne lui demande.
"… Je m'appelle Ayanokōji Shizuko. Enchantée. Appelez-moi simplement Shizuko (le -sama me met mal à l'aise !)"
Shizuko, légèrement tendue, s'inclina.
Takenaka Hanbei était un individu à qui on avait attribué de nombreux récits et anecdotes héroïques sur ses exploits militaires, mais la plupart d'entre eux étaient des histoires inventées par la postérité, de sorte que ses véritables accomplissements n'étaient pas clairs.
Cependant, il avait réussi à capturer le château d'Inabayama avec seulement 16 ou 17 hommes en seulement un jour et Nobunaga avait voulu faire de lui son vassal, alors son talent était indéniable.
"Entendu, Shizuko-dono. J'ai quelque chose à vous demander, si cela ne vous dérange pas."
"Aucun problème. J'ai tout le temps de prendre un bain de soleil."
"Merci. Alors, excusez ma franchise, mais… que signifie l'unification du pays, selon vous?"
L'expression de Hanbei avait changé pendant un bref moment lorsqu'elle avait parlé de bain de soleil, mais il retourna rapidement à son air gentil et posa une question franche et directe.
"L'unification du pays ? Eh bien…"
Shizuko réfléchit, mais aucune vision claire ne lui vint à l'esprit car elle ne cherchait pas à régner sur le pays.
"Gouverner toutes les terres du Hinomoto, j'imagine."
"De quelle manière en particulier ?"
"En créant un nouvel ordre légal ; en unifiant les monnaies, les mesures de poids et de distance, et les formes d'écritures ; et en organisant le territoire en préfectures sous une autorité centrale. En plus de cela, j'irais aussi réformer le système fiscal, établir un système scolaire et renforcer les fondations de la vie sociale… je pense."
"Je vois. Pour vous, l'unification signifie établir un ordre et un système nouveaux."
Hanbei hocha plusieurs fois la tête comme s'il était impressionné. Shizuko, ne sachant pas vraiment ce qui avait pu l'impressionner, arbora un sourire ambigu.
Tout le monde, y compris Oda-dono, pensait que l'unification du pays se limitait à contrôler la capitale. Je m'étais demandé quelle était la vision de Shizuko-dono pour qu'elle soit en clair désaccord avec cela… et maintenant, je comprends pourquoi Oda-dono la tient en si haute estime.
Elle avait dans sa tête une vision de l'unification de tout le Hinomoto, qui n'était trouvable ni chez le shōgun ni chez les seigneurs de guerre qui aspiraient à régner sur le pays.
Et ce n'était pas un idéal flou, elle avait une méthode logique pour réaliser cet objectif étape par étape.
Ayant compris cela, Hanbei ne put s'empêcher de sourire.
"Merci beaucoup. Sur ce, je vais prendre congé."
Hanbei se leva avec un sourire amical et s'inclina profondément devant Shizuko.
Puis il se retourna et partit, laissant derrière une Shizuko stupéfaite.
"… Qu'est-ce que c'était que ça ?"
Elle réfléchit mais ne trouva aucune réponse. Décidant de cesser d'y penser, Shizuko s'étira et s'allongea.
"Regardez qui a le temps de faire la sieste."
Hélas, avec Nobunaga qui séjournait chez elle, elle n'avait pas le temps de faire une sieste.