Yan Zheyun n'avait jamais connu une douleur pareille auparavant. Chaque coup de fouet marquait son dos comme un fer rouge. Après le troisième coup, il se mit à se débattre. Après le dixième, il se mit à hurler. Et malgré le supplice, il s'accrochait encore à la pensée que, au moins, lorsqu'ils avaient ôté ses vêtements pour exposer sa peau, ils avaient laissé ses chaussures. Ainsi personne n'avait découvert le couteau qu'il y avait dissimulé après l'avoir volé dans les cuisines.
Il ne s'était pas rendu compte du moment où il s'était évanoui, mais quelqu'un lui lança de l'eau froide pour le réveiller. Cela rendit la douleur encore plus atroce, ce qu'il n'aurait pas cru possible. L'épreuve entière n'avait pas dû durer plus d'une heure ou deux, mais cela lui semblait une éternité avant que cela ne se termine enfin. Yan Zheyun n'avait plus qu'une poignée de respirations superficielles lorsqu'ils le détachèrent du poteau auquel il était lié. Il s'effondra au sol, la gorge brûlante d'avoir crié jusqu'à l'éraillure.
Le monde devenait flou. Il avait l'impression que c'était la fin, qu'il allait mourir. Et c'était laid, mais il regrettait d'avoir essayé d'aider Xiqing. Toute cette pitié qu'il avait apportée avec lui du 21e siècle moderne n'avait pas sa place ici, dans cette société.
Tant pis pour la gentillesse.
Peut-être était-ce la haine qui le maintenait en vie car au lieu de perdre conscience et de s'abandonner à l'oubli béni, il était conscient qu'on le transportait quelque part. À travers ses tentatives saccadées de respirer, la forte puanteur du fumier animal envahissait ses narines. C'était nauséabond mais Yan Zheyun n'avait plus la force de vomir.
On le dressa contre une meule de foin quelque part et il sentit des mains baladeuses tâtonner son corps, accompagnées de rires moqueurs. Mais il était probablement dans un tel état que personne n'essaie d'aller plus loin. Probablement qu'ils ne voulaient pas se salir de son sang car cela aurait sans doute gâché l'ambiance.
Ses lèvres étaient sèches. Il ressentait une soif intense et désirait ardemment une goutte d'eau. Mais peu importe ses efforts pour bouger, ses membres refusaient d'obéir à ses ordres. Il se retrouva à penser de nouveau à sa famille et réalisa qu'il ne les avait pas vus depuis presque six mois. Il se demandait comment ils allaient. Ses frères et sœurs seraient en deuxième année d'université maintenant, le détestaient-ils d'être mort ? D'avoir été absent alors qu'il avait promis d'être là pour voir les meilleures années de leur vie ?
Une larme coula du coin de ses yeux. S'il mourait ici, peut-être se réveillerait-il avec eux...
Un jeune visage apparut dans sa vision. Il tapotait frénétiquement ses joues.
« Hé, ne dors pas, » dit-il sur un ton pressant. « Tu as de la fièvre— »
Le locuteur disparut. Les yeux de Yan Zheyun se fermèrent.
Lorsqu'il se réveilla ensuite, il était allongé sur le côté dans une pièce délabrée, avec des poutres de plafond en bois basses et verdies par la moisissure. La paillasse sur laquelle il était allongé était usée et le parfum piquant des herbes emplissait son nez.
« Tu es réveillé. »
La personne assise à côté du lit et qui essorait un linge sale dans l'eau était Wu Zhong. Il agita le linge et le plia avant de le claquer sur le front de Yan Zheyun. Dans d'autres circonstances, Yan Zheyun aurait essayé de s'éloigner de la saleté, mais il était trop épuisé pour envisager de bouger maintenant.
« Je— suis... en vie, » articula-t-il difficilement.
Wu Zhong lui lança un regard noir. « Grâce à toi, certainement pas, » rétorqua-t-il sans compassion. « Voyons si tu vas encore jouer au héros. »
Bien. Leçon bien apprise, Yan Zheyun allait désormais se mêler de ses affaires. Sa gorge était comme du papier de verre, et il avala en tentant d'apaiser un peu la douleur, mais en vain. Wu Zhong dut s'en apercevoir car un gobelet fêlé fut bientôt porté à ses lèvres brusquement. Il ne se soucia même pas de la terrible manière de faire de Wu Zhong, avalant l'eau avec avidité et pleurant presque de soulagement alors que le liquide frais apaisant inondait sa bouche.
« Xiqing s'est tuée, » dit Wu Zhong, à brûle-pourpoint. « Sur le corps de sa sœur. »
Yan Zheyun se figea une seconde avant de continuer à boire.
« Comment se fait-il que tu sois ici ? » demanda-t-il après avoir toussé et s'être raclé la gorge.
La bouche de Wu Zhong se plissa en une ligne fine. « Avec la permission de Matrone Wang, » dit-il sèchement. « Tu lui dois aussi pour la médecine, peu de serviteurs peuvent se permettre le coût des herbes pour tes plaies. »
« ... » Matrone Wang. Yan Zheyun ne savait pas pourquoi elle prenait si bien soin de lui, sachant qu'il n'était qu'un esclave ordinaire sous sa surveillance, un parmi tant d'autres. Mais il était reconnaissant malgré tout, et coupable d'utiliser son argent. Il n'avait aucun moyen de la rembourser maintenant, mais il se souviendrait de cette faveur.
« S'il te plaît, transmets-lui ma gratitude, » fut tout ce qu'il put dire.
« Elle préférera sûrement que tu arrêtes de faire l'imbécile, je pense. »
[…et je suis sûr que c'est plus ton avis que le sien, mais d'accord, je le méritais.]
Il se sentait toujours faible et avait de la fièvre, donc il ne fallut pas longtemps avant qu'il ne s'endorme de nouveau, plongé dans des rêves fiévreux qui mélangeaient sa vie passée et actuelle. Un instant, il assistait à ses propres funérailles alors que sa famille pleurait devant son portrait. Un autre, il courait dans les couloirs sans fin de la Tour Meiyue en essayant et échouant à trouver cette peinture de fleurs de prunier. Il savait que c'était une clé, mais pour quoi, c'était moins clair…
La deuxième fois qu'il se réveilla, c'était tard dans la nuit et la pièce était sombre, seule une faible lumière de lune s'infiltrait par une fissure de la fenêtre. Son pantalon trempé par la sueur collait à sa peau, et son torse nu était enveloppé de bandages tachés d'un rose pâle. Mais au moins, la fièvre semblait avoir baissé. Il appuya le dos de sa main sur son front, même s'il savait qu'il était impossible de vérifier précisément sa propre température.
« Tu as besoin de quelque chose ? » Une petite voix murmura tout près sur sa gauche, à l'improviste. Yan Zheyun sursauta. Il n'avait pas réalisé qu'il y avait quelqu'un d'autre dans la pièce.
Un jeune garçon, probablement âgé de 13 ou 14 ans, sortit d'une paillasse toute proche et s'avança en se frottant les yeux avec somnolence. Maintenant que les yeux de Yan Zheyun s'étaient ajustés à l'obscurité, il pouvait à peine distinguer le visage du garçon comme celui du serviteur qui avait essayé de le maintenir éveillé plus tôt. C'était aussi un visage familier, maintenant qu'il y pensait. C'était le garçon de l'écurie, dont le rôle principal en plus de s'occuper des chevaux était de les mener aux carrosses et d'offrir son dos comme marchepied pour que les nobles puissent monter.
Ils s'étaient rencontrés avant, à cette occasion où Wu Bin avait emmené Yan Zheyun en ville.
« C'est toi, » dit Yan Zheyun.
« Mm, » humma le garçon avec un sourire embarrassé. Il remplit un verre d'eau et le tendit à Yan Zheyun.
« Merci. » Yan Zheyun prit une gorgée et observa le garçon avec une expression réfléchie. « Je suis Yan Yun. Comment t'appelles-tu ? »
« Mon père adoptif m'appelle Petit Cheval, » dit-il. « Xiao Ma. » Il se frotta le nez avec embarras. « Il m'a trouvé abandonné derrière les écuries et a demandé aux maîtres s'il pouvait me garder. »
Il s'avéra que son père adoptif était le maître de l'écurie, un vieux serviteur qui avait occupé ce poste depuis plus d'un demi-siècle maintenant. Xiao Ma insista pour aider à changer les bandages, bien qu'il soit visiblement endormi. Yan Zheyun n'avait aucune idée de comment s'y prendre avec ses propres premiers secours puisque les plaies étaient dans son dos, alors il céda et accepta l'assistance.
Il venait de penser à une autre chose qui lui manquait cruellement. Les hôpitaux.
"C'est mon père adoptif qui m'a appris un peu de médecine," commenta Xiao Ma, ses doigts étonnamment agiles alors qu'il nettoyait les blessures et appliquait un nouvel onguent. "Il faut pouvoir traiter les chevaux."
"C'est juste vous deux ?"
"Ouais ! Et maintenant toi aussi, j'imagine. Les maîtres ne gardent pas beaucoup de chevaux dans la propriété elle-même. Ils en ont plus dans les enclos en périphérie de la ville, où les nobles vont monter et chasser. Mais il y a d'autres gardiens responsables de ceux-là."
Yan Zheyun serra les dents sous la douleur de l'application de la médecine. C'était une chose de crier pendant la flagellation elle-même, mais maintenant, ici, devant un enfant qui avait la moitié de son âge, appelez ça la fierté virile ou ce que vous voulez mais il était trop embarrassé pour faire un bruit.
"Merci," murmura-t-il, une fois que Xiao Ma eut fini d'attacher les bandages en un nœud soigné. Il essuya subrepticement sa sueur froide sur l'arrière de ses bras.
"Pas de problème," répondit Xiao Ma. Il hésita un peu avant d'ajouter, "Je me souviens aussi de toi, Grand Frère. Toi… tu ne m'as pas piétiné. Cette fois-là. Merci."
Les yeux de Yan Zheyun s'écarquillèrent en regardant Xiao Ma, qui lui offrit un sourire hésitant.
"J'en ai parlé à mon père adoptif. Il a dit qu'il t'avait rencontré avant, quand tu étais plus jeune et pas encore…" Il s'arrêta comme s'il craignait que le reste de cette phrase n'offense Yan Zheyun. Ils savaient tous les deux ce qu'il allait dire.
'Quand tu étais plus jeune et pas encore esclave.'
"Qu'est-ce qu'il a dit à propos de moi ?" demanda Yan Zheyun d'un ton posé, même si la personne que le maître de l'écurie avait rencontrée était en réalité Yan Yun.
"Il a dit que tu as toujours été poli et gentil avec lui. Et avec les chevaux. Tu es une bonne personne."
Et n'était-ce pas la vérité ? Yan Yun ou Yan Zheyun, ils étaient tous les deux des saints idiots, c'était pour cela qu'ils avaient souffert et continuaient de souffrir dans un roman comme 'Blesse-moi de Mille Façons'. Parce que seul un saint se laisserait blesser autant de fois sans se venger.
Yan Zheyun en avait assez de cela.
"À quelle heure commence le travail ?" demanda-t-il, essayant prudemment de se mettre sur le dos avant d'abandonner. Le torticolis allait devoir rester jusqu'à ce qu'il retrouve sa mobilité.
"Ah ?" Xiao Ma lui jeta un regard incrédule. "Tu vas être cloué au lit pendant au moins une semaine, Grand Frère." Il balaya les protestations de Yan Zheyun d'un geste de la main. "Ne t'inquiète pas, on s'est débrouillé si longtemps juste à 2, tu pourras participer une fois que tu seras rétabli."
Était-ce le karma parce qu'il avait fait une bonne action une fois ? Yan Zheyun ne savait pas, mais il était trop fatigué pour argumenter. Il devrait juste travailler plus dur une fois qu'il se sentirait mieux, pour les remercier.
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Quand Yan Zheyun commençait vraiment à se sentir à la hauteur de la tâche de s'occuper des chevaux, c'était proche de la fête de Mi-Automne. La douleur avait pris environ deux semaines pour cesser d'être gênante, et les blessures sur son dos s'étaient finalement couvertes de croûtes démangeantes qui l'avaient presque rendu fou. Mais le vieux maître de l'écurie grincheux ne lui avait attribué que du travail léger, comme brosser les chevaux ou réparer leurs harnais.
Toutes ces tâches avaient aussi pris un temps fou à Yan Zheyun pour les maîtriser. Il s'est avéré que les PDG ne font pas nécessairement de bons palefreniers. Les frères et soeurs de Yan Zheyun étaient de fervents cavaliers, mais lui avait personnellement préféré bricoler avec la technologie pendant son temps libre.
Le matin de la fête, Yan Zheyun se réveilla comme à son habitude et alla nourrir les chevaux. Ses bras s'étaient développés une fine couche de muscles, fermes mais pas trop volumineux, qu'il exposait en retroussant ses manches et en transportant des sacs de grains mélangés vers l'auge. Au départ, le travail manuel avait rouvert certaines des croûtes, et le maître de l'écurie s'était plaint de la préciosité de Yan Zheyun, mais l'avait de nouveau dispensé de service.
Mais Yan Zheyun allait bien maintenant. Il avait survécu et était même sorti plus en forme de cette épreuve. De plus, le Ministre des Rites avait peut-être cru le punir en lui interdisant l'accès au complexe principal, mais Yan Zheyun ne pouvait pas assez le remercier pour ça.
La seule chose qui le surprenait c'était que, même après un mois ou plus de soleil constant, sa peau n'avait pas bronzé le moins du monde. Il avait initialement essayé d'éviter le soleil de peur du cancer de la peau, mais cela s'était avéré impossible. Résigné à son sort—et priant pour que la couche d'ozone, si elle existait dans cet univers, fût encore intacte—il s'était courageusement exposé aux rayons implacables jour après jour.
Mais sa peau était toujours aussi claire que celle de Blanche-Neige de Disney. C'était presque humiliant.
"Hé." Une voix ronchonne et basse se fit entendre dans son dos. Yan Zheyun la reconnut comme celle de Wu Zhong et il haussa un sourcil en se tournant pour saluer son ami.
"Hé," répondit-il. "Étonnant de te voir ici si tôt, tu cherches une autre punition de la part de la Matrone Wang ?"
La matrone de cuisine avait autorisé les visites de Wu Zhong jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'il s'échappait tous les deux jours pour traîner avec Yan Zheyun. Wu Zhong avait disparu pendant une semaine après cela, et quand il était revenu, c'était avec des collations de la cuisine et dix lignes rouges de coups de canne sur le dos d'une flagellation récente.
Wu Zhong leva les yeux au ciel et lança un paquet de tissu blanc à Yan Zheyun. "J'ai la permission d'être ici aujourd'hui. La Matrone Wang envoie des gâteaux de lune." Il fit un signe de tête vers Xiao Ma, la silhouette vive à quelques mètres de distance, qui harnachait des chevaux à l'une des charrettes. "J'en ai ajouté un pour le singe."
"Je suis un cheval, pas un singe !" cria Xiao Ma en retour, écoutant clairement la conversation.
Wu Zhong lui lança un regard peu impressionné. "Et tu es si fier de ça, parce que ? Un cheval reste une bête."
"…hé !"
Yan Zheyun secoua la tête, habitué à leur chamaillerie bruyante maintenant. Il accepta le cadeau avec gratitude. Les faveurs périodiques de la Matrone Wang étaient devenues courantes désormais, mais elles le laissaient toujours troublé car il n'avait aucun moyen de rendre sa gentillesse.
"Tu veux aller en ville ce soir ?" demanda soudain Wu Zhong.
Yan Zheyun cligna des yeux. "Pour la fête ?" Ah oui. Il se souvenait que Mingyue avait mentionné il y a longtemps que les serviteurs avaient le droit de prendre congé le soir de Mi-Automne. Il se demandait comment elle allait, et s'il allait également la croiser ce soir-là.
Peut-être pourrait-il utiliser une partie de ses maigres gages pour acheter un cadeau à la Matrone Wang. C'était tentant. Ce serait aussi sa première sortie pour vraiment se détendre, sans avoir à gérer les manigances insensées de Wu Bin.
"D'accord," accepta-t-il enfin. Et puis voyant le regard plein d'espoir de Xiao Ma, il céda et ajouta, "À trois alors, faisons de cette nuit une fête."