Wu Bin.
Les souvenirs de Yan Yun à son égard contenaient tous ce jeune homme érudit aux manières impeccables et à l'aplomb cultivé. Il était le fils aîné du Ministre des Rites, bien éduqué et populaire parmi les masses littéraires. Il y a juste deux ans, il avait excellé aux examens impériaux, s'octroyant le titre de 'Zhuangyuan', le diplômé principal, le plus jeune de tous les cent ans de cette fictive Dynastie Ye.
Toutefois, en raison de son apparence raffinée, beaucoup avaient plaisanté qu'il aurait également été le plus adapté pour le titre de 'Tanhua'. 'Tanhua' était le titre attribué au troisième meilleur candidat de l'examen mais traditionnellement réservé pour le plus beau.
Pour Yan Yun, Wu Bin était comme un phare de lumière dans l'abysse obscure qu'était devenue sa vie. Après l'exécution de sa famille, sa jeune sœur et lui avaient vu leur statut de civils libres révoqués par décret impérial. Leurs noms avaient été consignés dans le registre des esclaves et ils étaient passés de fils et de fille gâtés d'une famille aristocratique de prestige à marchandises à troquer.
Jusqu'au moment où Yan Zheyun avait pris le contrôle de ce corps, Yan Yun n'avait aucune idée de l'endroit où sa sœur avait été vendue. Mais lui-même avait été acheté par le Ministre des Rites, vieil ami de son père et son plus grand allié. Bien que la famille ne pouvait traiter le fils d'un traître comme lui trop bien de peur de s'attirer les foudres des fonctionnaires civils à la cour, Yan Yun était quand même reconnaissant qu'ils l'aient recueilli. Il était encore plus reconnaissant pour la gentillesse sans fin que Wu Bin lui montrait, le vénérant comme une figure de grand frère et comptant sur lui pour le protéger du cousin maternel lubrique de Wu Bin, Liang Ming.
Mais Yan Zheyun savait mieux que ça. Il n'avait pas lui-même lu le roman, mais la trahison de Wu Bin formait environ 50% des railleries de sa petite sœur, donc il était au moins familiarisé avec cette partie de l'intrigue. Il savait que la vraie raison pour laquelle le Ministre des Rites avait acheté Yan Yun était de le garder comme un trophée dans une vitrine, un symbole qu'il avait finalement surpassé l'homme dont il avait été secrètement jaloux pendant si longtemps.
Il savait également que la vraie raison pour laquelle Wu Bin se comportait comme un grand frère envers Yan Yun était qu'il était fasciné par son visage et convoitait son corps. Pire encore, il désirait obtenir les deux tout en conservant sa réputation et le droit de jouir de l'adoration que Yan Yun éprouvait pour lui. Sous cette façade d'homme de bien se cachait un monstre calculateur qui complotait pour rendre Yan Yun émotionnellement débiteur envers lui. Yan Yun pensait que Wu Bin était son sauveur mais n'avait aucune idée que la plupart de ses rencontres fortuites avec Liang Ming avaient été orchestrées par Wu Bin lui-même, juste pour pouvoir intervenir à la dernière minute et sauver Yan Yun, attirer ce petit corps svelte sur ses genoux et le serrer fort sous le prétexte de le réconforter.
Liang Ming peut être une bête répugnante, mais Wu Bin est le véritable démon.
Yan Zheyun avait l'habitude d'écouter les babillages de sa sœur avec une demi-attention — et il le regrettait amèrement maintenant — mais le fond de ses plaintes était que Yan Yun tomberait à un moment ou à un autre complètement dans le piège de Wu Bin avec une naïveté stupide. Convaincu que c'était le vrai amour, il céderait aux avances patientes de Wu Bin, pleurerait en silence de jalousie lorsque Wu Bin épouserait la fille d'un général, mais lui pardonnerait dès qu'il recevrait des excuses et des explications. Il se sentirait même coupable d'avoir été assez égoïste pour mettre Wu Bin dans une position où il aurait à choisir entre obéissance à ses parents et les affections de Yan Yun.
Yan Zheyun ne partageait pas ce sentiment. Peut-être parce qu'il était un homme moderne du 21e siècle, mais si son hypothétique petit ami se révélait être une sorte d'escroc menteur et trompeur, il dirait joyeusement au revoir. Pourquoi pas ? C'était la seule façon de s'assurer que le prochain serait plus docile.
"Yun Er ?"
Il pourrait réfléchir à toute la liste des transgressions de Wu Bin plus tard. Pour l'instant, il devait trouver comment gérer ce pétrin. Après avoir considéré ce qu'il savait de la personnalité de Yan Yun, il s'efforça de tourner la tête vers Wu Bin mais veilla à éviter timidement son regard.
"Jeune Maître," dit-il, utilisant le terme d'adresse que Yan Yun, le valet de Wu Bin, avait utilisé. La seule lueur d'espoir dans toute cette situation était qu'il avait transmigré dans un cadre où au moins il parlait la langue. Si cela avait été l'Europe médiévale, par exemple, il ne doutait pas qu'il aurait été traîné hors de chez lui et brûlé sur le bûcher pour sorcellerie en un rien de temps. Surtout que, contrairement aux romans de transmigration que sa petite sœur adorait, il ne semblait pas avoir de soi-disant 'Doigts d'Or' pour l'assister. Pas de pouvoirs spéciaux qu'il avait remarqués ni de système tapie dans les recoins de son cerveau avec un marché où il pourrait échanger des points de quête contre des récompenses.
Tant pis pour la voix de robot bizarre. Le moins qu'elle aurait pu faire, c'était accompagner Yan Zheyun à travers l'épreuve qu'elle lui avait infligée.
"Yun Er, ça va ? Tu es encore dans la lune." Une main fraîche se posa sur le front de Yan Zheyun. Pris au dépourvu, il eut un mouvement de recul face à cette touche, le cœur manquant un battement paniqué en voyant une lueur de surprise sur le visage de Wu Bin.
Merde. Ok. Il y avait amplement de temps pour se morfondre plus tard mais pour le moment, il devait se ressaisir et trouver un moyen de se débarrasser de Wu Bin ou de sortir de la pièce sans être accompagné. Ce n'est qu'alors qu'il serait en mesure d'élaborer un plan d'action. Peut-être réfléchir à des manières de retourner dans son monde sans mourir pour de bon.
'Yun Er va bien," dit-il, aussi modestement qu'il le pouvait, surpris de découvrir que la voix de Yan Yun était étonnamment similaire à la sienne. Pas trop basse et avec une qualité mélodique apaisante, mais aussi avec une pointe de froideur polie qui le rendait plus hautain que tout le monde. Les souvenirs supplémentaires dans sa tête n'avaient pas dépeint cela avec précision et donc Yan Zheyun ne s'était pas rendu compte à quel point la voix de Yan Yun était incongrue avec sa véritable personnalité.
Intéressant.
Il lutta pour s'asseoir et il lui fallut toute sa volonté pour ne pas repousser Wu Bin lorsqu'il entoura immédiatement les épaules de Yan Zheyun d'un bras pour l'assister. Un faible toussotement s'échappa malgré lui des lèvres de Yan Zheyun et Wu Bin tapota doucement sa poitrine pour essayer de soulager son inconfort. Mais Yan Zheyun ne manqua pas la façon dont son regard se posait sur l'aperçu de peau blanche dévoilé par l'encolure lâche des robes de Yan Zheyun. Ou la façon dont son toucher s'attardait une seconde de plus qu'il n'aurait fallu.
Super. Il n'y avait rien de plus délicieux que de se faire profiter alors que l'on était en train de mourir éventuellement d'une pneumonie. Comment Yan Yun pouvait-il être assez naïf pour croire que Wu Bin était un gentleman ? Wu Bin ne cherchait même pas à cacher le fait qu'il profitait clairement de Yan Yun. Si Yan Zheyun n'avait pas eu connaissance des pensées les plus intimes de ce corps hôte, il aurait pu suspecter que Yan Yun jouait simplement les effarouchés exprès pour capturer l'attention de Wu Bin. Personne ne pouvait être aussi innocent.
Sauf que Yan Yun l'était. Pas étonnant que la tragédie hantait ses pas où qu'il tente de courir ou de se cacher.
« Jeune Maître, ce humble serviteur est bien trop inférieur pour être dans votre lit. » Il lutta faiblement contre l'emprise de Wu Bin et tenta d'expliquer qu'il voulait vraiment partir, mais il pouvait à peine sortir un mot sans tousser ses poumons. À ce rythme, les chances de mourir avant de perdre sa virginité étaient plutôt élevées, en supposant que les avancées médicales et les conditions sanitaires de l'époque où il se trouvait étaient équivalentes aux sociétés anciennes du pays Z.
Manifestement, Wu Bin s'en inquiétait également, car il appela calmement les servantes à l'extérieur pour entrer, et une rangée de jeunes filles s'aligna obéissamment. L'une portait un plateau en bois avec un seul bol en porcelaine et une autre avait un bassin en bronze élégant avec de l'eau. Celle qui se trouvait en arrière tenait un tissu plié si respectueusement dans ses deux mains, qu'elle semblait le proposer pour un sacrifice rituel.
Bien qu'il ait été un véritable riche jeune maître de troisième génération dans son monde, l'éclairage de la société moderne rendait évidemment l'esclavage illégal. Par conséquent, alors que Yan Zheyun avait l'habitude d'être servi à tout moment par un majordome, une gouvernante et d'autres aides domestiques, il était toujours incroyablement mal à l'aise face à toutes les révérences, prosternations et formes d'adresse diminutives qui étaient la norme ici.
Mais il devait s'y habituer rapidement car il était maintenant attendu qu'il se comporte de la même façon également.
« Prenez ce médicament, » insista Wu Bin. « Bon garçon, ça va vous faire sentir mieux bientôt. »
[Quelle était la version de drogue pour viol de la littérature historique BL ?] c'était tout ce à quoi Yan Zheyun pouvait penser, même s'il savait que c'était illogique que Wu Bin y ait recours. Liang Ming ? Oui, sans aucun doute, et dès qu'il en aurait l'opportunité. Mais pas Wu Bin. Il était trop conscient de son image. Le jeune gradué principal le plus illustre de la Dynastie Ye ne pouvait pas s'abaisser à droguer son serviteur juste pour pouvoir avoir son chemin avec lui. Même si personne d'autre ne le savait, perdre l'adoration de Yan Yun serait une conséquence trop grande pour Wu Bin, qui se délectait probablement d'une sorte de complexe d'idole.
Plutôt certain que le bol de médicament était sans danger, il l'accepta docilement et prit une gorgée prudente du liquide noir comme l'encre. Il avait un goût aussi répugnant qu'il en avait l'air et sentait, mais Yan Zheyun n'était pas du genre à faire trop d'histoires pour cela. Ses parents avaient gâté leurs enfants avec des richesses matérielles mais les avaient élevés pour être plus durs que de petits pleurnicheurs qui voulaient tout à leur manière. Un bol de médecine traditionnelle amère n'était rien.
Cependant, Yan Yun, c'était une autre histoire.
Cet unique fils du premier ministre avait été le précieux trésor de toute la famille, celui pour lequel ils avaient le plus grand espoir. Il avait grandi dans un environnement où chacun de ses caprices avait été satisfait sans une seconde d'hésitation, un exemple classique de l'expression 'peur qu'il tombe s'ils le portaient dans leurs mains, peur qu'il fonde s'ils le tenaient dans leur bouche'. Ce petit jeune maître choyé aurait pu rivaliser avec le traitement des petits princes dans le palais, alors même maintenant, à 18 ans et après 4 ans d'esclavage, il était encore enclin à lancer de petites colères lorsqu'on lui demandait de prendre des médicaments. Rien de trop sérieux, juste un plaidoyer subtil pour essayer de se faire dorloter. Ainsi, il pouvait oublier, ne serait-ce que quelques secondes, qu'il n'était rien de plus qu'un esclave sans valeur.
Wu Bin le savait. Yan Zheyun savait qu'il le savait. Il savait aussi que Wu Bin l'attendait, avait probablement déjà préparé une réserve de dattes sucrées à mettre dans la bouche de Yan Yun et gagner encore plus de gratitude.
Alors Yan Zheyun devait jouer la comédie. Mais s'il pouvait vraiment le faire, c'était une autre histoire. Il pouvait déjà sentir ses muscles faciaux tressaillir d'agitation à la simple pensée de devoir les contorsionner en une moue boudeuse. Ce n'était pas dans l'ensemble de compétences requis pour le poste de PDG.
[Comment je fais ça, comment quelqu'un fait ça, puis-je utiliser Lixin quand elle vend de la mignonnerie comme référence—beurk non, c'est trop…] Il fouilla son cerveau pour un souvenir de Yan Yun enfant prenant des médicaments et entouré par des adultes qui le cajolaient. Quelle avait été sa technique ?
[Ah oui. Tourner la tête à gauche de 35 degrés, incliner le menton vers le bas de 25 degrés, gonfler les joues—non, laissez tomber, c'est trop difficile. Froncer les sourcils, tendre la main, repousser doucement le bol et dire 'ne veux pas'—]
« Ne veux pas~ »
Le bol s'envola des mains de Wu Bin. La médecine éclaboussa tout sur les draps de soie extravagants, les bras de Yan Zheyun, et… les vêtements de style hanfu très probablement très chers de Wu Bin. Pour une première tentative, c'était assez horrifique.
...donc peut-être que cela n'avait pas tout à fait l'effet désiré. Mais au moins, Yan Zheyun se consolait, il avait maintenant une excuse valable pour sortir de là.