Helena était ravie d'avoir obtenu un ordinateur. Même si elle ne pouvait pas l'utiliser à son plein potentiel sans connexion vers l'extérieur, elle pouvait toujours prendre des notes plus efficacement. Elle avait une écriture illisible, elle-même peinait à distinguer des lettres dans ses gribouillis. Sur un clavier tous ses problèmes étaient réglés, elle pouvait écrire plus vite, plus efficacement, et plus méthodiquement. Le seul inconvénient était que cet outil l'encourageait à suivre un mode de vie plus sédentaire. Elle n'était pas sortie depuis plus d'une demi-journée, et son temps d'écran avait excédé les limites conseillées.
— Je suis déçue. Je pensais que cette victoire allait t'encourager à prendre d'autres initiatives, mais tu restes cachée dans ta chambre, déplora GOD.
— Je déteste attirer l'attention. Rester dans l'ombre me permet d'attendre que les gens se calment à l'extérieur.
— Ne penses-tu pas que ça aurait plutôt tendance à renforcer ta réputation ? Après tout, tu m'as battue, et ce genre d'histoire se répand très vite.
Helena vida ses poumons dans un long soupir avant de se laisser retomber dans son lit. Elle avait songé aux répercussions de son pari avec GOD sur sa réputation, mais avait espéré à tort que ça ne durerait que quelque temps.
— Je suppose que j'vais être obligée de sortir pour récupérer des infos.
— Ne compte pas sur moi pour entretenir ton comportement en te donnant ces informations. Je fondais en toi des espoirs pour donner des résultats intéressants.
— M'en bat les couilles.
À contrecœur, elle se leva et enfila sa veste, puis quitta sa chambre en y laissant son précieux ordinateur. Elle avait déjà planifié le déroulement de son excursion.
— Les IDs et infos personnelles de chaque joueur sont affichées sur l'écran dans le hall, mais aussi sur nos cartes.
Elle avait également appris que l'ID du joueur était reporté sur la porte menant à sa chambre. Alors, la personne qui occupait la chambre juste en face était forcément…
— John Titor.
Même si elle ne l'avait pas identifié immédiatement, ce nom évoquait une légende des débuts d'Internet, le premier voyageur temporel. Il aurait participé à des discussions sur des forums au début du vingt-et-unième siècle, soit près de 100 ans avant leur époque. Elle ne savait pas si elle devait prendre pour vraies toutes les informations récoltées par GOD, c'est pourquoi elle allait demander directement.
— John Titor, ouvre la porte !
Elle martela la porte, s'assurant que l'occupant de la chambre réalisait qu'il était appelé. La porte s'ouvrit timidement, et le visage du jeune homme parut dans la pénombre de sa chambre.
— Il est quatre heures du matin… geignit-il en se frottant les yeux.
Elle fut surprise par cette remarque, se rappelant avoir choisi cinq heures du matin pour sortir. Elle décida d'ignorer cette incohérence pour l'instant.
— L'heure idéale pour sortir sans être dérangée, rétorqua Helena.
— Je… Hum. C'est pourquoi ?
— Parler. J'peux entrer ?
John Titor ouvrit entièrement la porte, laissant la jeune fille entrer plus facilement qu'elle ne l'avait imaginé. Contrairement à sa chambre, celle du soi-disant voyageur temporel était impeccable, mis à part le lit, ce qui témoignait du sommeil dont elle l'avait tiré. Il referma la porte, ce qui leur garantissait une certaine tranquillité.
— De quoi… vous vouliez parler ?
— Tutoie-moi.
Ce qui pouvait être perçu comme une marque de proximité n'était en réalité qu'un besoin exprimé sous la forme d'un ordre. Helena ne supportait pas le vouvoiement, car il était une marque de respect dont elle se considérait indigne.
— D'accord…
Face à elle, John Titor était comme un enfant dans un déguisement. Il portait très mal l'uniforme militaire à cause de son air intimidé. Il ne donnait absolument pas l'image d'un soldat, mais ses badges étaient d'une qualité réaliste. Cet accoutrement renforçait la théorie selon laquelle il était le voyageur temporel, mais il se pouvait tout aussi bien qu'il usurpait son identité.
— C'est quoi c'te histoire de time travel ?
— Des expérimentations militaires… secrètes. Je ne peux pas m'étaler sur le sujet.
— Le time travel, c'est d'la magie, pas vrai ?
— Ah ? Pourquoi tu penses ça ?
John Titor était intrigué par son raisonnement. Le voyage temporel était plus souvent perçu comme un thème de science-fiction plutôt que de fantaisie, même si ce n'était pas vrai tout le temps.
— Le premier vote. Pour voter oui sur l'existence de la magie, faut être timbré ou avoir une bonne raison.
— Et tu avais une bonne raison ? renvoya John.
— Non, aucune.
— Si c'est la question que tu voulais me poser, alors je vais y répondre. Oui, les recherches de GOD ne sont pas que de la pure fantaisie, la magie existe réellement.
— Et tu peux vraiment voyager dans le temps ?
Il détourna le regard, une réaction signifiant que c'était impossible dans ces conditions. Il n'eut pas besoin de l'avouer, Helena secoua la tête pour lui reprocher l'absence de preuves.
— En fait, je n'ai pas réellement le pouvoir de voyager dans le temps… Par contre, je peux envoyer des messages dans le passé.
— Moi aussi.
— Sans subterfuge. Je peux vraiment envoyer un message qui peut être lu par des personnes d'une autre époque.
— Désolé, mais j'peux juste pas te croire sur parole. Qu'est-ce qui me dit que t'as pas juste profité du canular pour te greffer au mythe ?
Helena était du genre sceptique. Même quand il y avait beaucoup de preuves indirectes et de concordances, elle avait du mal à accepter certaines réalités. C'était d'autant plus difficile à digérer que la magie relevait de la fiction.
— Par contre, je peux te faire une démonstration du pouvoir que m'a donné GOD.
— Ah ouais ?
Elle réalisa qu'elle pouvait en tirer bien plus que des explications. Même si elle ne connaissait pas les conditions exactes de son pouvoir, qui était d'emprunter celui des autres, il lui était toujours bénéfique de comprendre leur fonctionnement.
— Oui, alors, pense à quelque chose, peu importe.
— Ok…?
La première chose qui lui venait à l'esprit était la carte du roi de cœur, un souvenir de la journée précédente qui lui revenait subitement dans cette situation.
— Tu penses… à la carte du roi de cœur, c'est ça ?
— Alors ton pouvoir c'est juste du mentalisme pourri ?
— N-non !
Helena n'était toujours pas convaincue. Le mentalisme ne relevait pas de la magie, mais de l'observation des réactions et des indices laissés par l'interlocuteur. De plus, elle n'arrivait pas à emprunter ce pouvoir, malgré une tentative de lire les pensées de John Titor. Alors qu'elle s'apprêtait à se lever, il l'implora de lui donner une dernière chance.
— J-je peux démontrer mon pouvoir autrement !
Il attrapa le stylo sur son bureau, et le tendit à Helena. Celle-ci était encore plus confuse, elle n'avait aucune idée de la raison derrière ce geste. Dès qu'elle le récupéra, John se retourna pour lui faire dos.
— Jette ce stylo vers moi.
— Attends, quoi ?
— T-tu vas voir !
Sans réelle conviction, elle lança le stylo sur John à la manière d'une fléchette sur une cible, elle ne s'attendait à rien, mais fut surprise par un mouvement brusque de la part du militaire. Il avait été rapide, mais elle avait pu apercevoir qu'il s'était retourné en un instant et avait attrapé le stylo avant qu'il ne le touche, et ce sans qu'elle ne lui donne de signal.
— Alors c'est quoi… un ultra instinct ? ou de la précognition ?
— Je peux remonter le temps de cinq secondes.
Helena prit quelques instants à digérer l'information. C'était une révélation énorme. Cinq secondes était un court laps de temps, mais si John était capable d'utiliser son pouvoir à répétition, il devenait surpuissant. Son expérience dans les jeux vidéos lui laissait penser que ce genre de capacité était soumise à un cooldown. Elle devait récolter plus d'informations.
— Tu as toujours la lettre de ton pouvoir ?
— Oui…
Elle n'avait pas quitté son bureau. Il s'en approcha pour l'attraper et la confier à Helena, espérant éliminer les derniers doutes qui subsistaient sur son pouvoir.
— Donc… "À toi qui souffre du temps qui passe, nous t'offrons le pouvoir de revenir en arrière." Il n'y a aucune autre précision ? Comment on fait pour utiliser notre pouvoir ?
GOD les avait laissé dans le vague, et elle n'arrivait pas à savoir quel était l'intérêt de ne pas leur donner plus d'informations. Si elle voulait qu'ils utilisent leurs pouvoirs, alors elle ferait mieux de leur expliquer la méthode. Alors qu'elle était plongée dans ses pensées, John intervint.
— Il faut… croire… Les seules limites d'un pouvoir viennent de nos propres limites… J'ai dit cinq secondes, mais en théorie, je peux aller au-delà, c'est juste que la mémoire des évènements s'efface trop vite, je ne peux pas revenir à un état que je ne peux pas m'imaginer.
Helena se concentra pour essayer de comprendre les informations apportées par le voyageur temporel. En admettant que sa précédente démonstration ne soit pas juste un bluff, et que cette histoire de pouvoir soit bien réelle, alors elle était en théorie capable d'emprunter le sien. En revanche, elle n'arrivait pas à le faire se manifester. C'était beaucoup trop dur pour elle de se visualiser remonter dans le temps, alors que pour John Titor ce devait être plus naturel.
— Et toi, Helena, quel est ton pouvoir ?
— Ne crois pas que parce que t'as révélé le tien ça m'oblige à l'faire aussi.
Elle n'était pas assez naïve pour donner des informations sans contrepartie, surtout que révéler son pouvoir épuisait l'une de ses rares cartes cachées. Pour quelqu'un comme elle qui n'avait ni force physique, ni capacité de manipulation, ces atouts étaient d'une grande importance.
— Ah, d'accord…
— T'es drôlement conciliant… T'es sûr que tu veux pas insister ?
John secoua la tête de droite à gauche, signifiant son renoncement. Il ne voulait pas forcer Helena à se révéler si elle n'en avait pas envie. Il respectait son choix, et n'était pas quelqu'un de très acharné. Puisqu'il ne voyait pas la jeune fille comme un ennemi, il lui semblait inutile d'aller plus loin.
— D'acc'. J'vais t'laisser alors.
— Tu devrais privilégier tes heures de sommeil.
— Ah, ouais, maintenant que j'y pense, t'avais dit qu'il était quatre heures quand j'ai toqué.
Elle pointa du doigt l'horloge dont l'aiguille avait passé depuis un moment cinq heures et demie. En montrant l'incohérence, elle espérait qu'il l'aide à la résoudre. Elle doutait que ce soit juste une erreur de sa part, mais n'avait aucune certitude.
— Ah… C'est… Je me fie à mon horloge interne, depuis qu'on est arrivés ici. J'ai du mal à faire, avec le décalage horaire.
Helena fronça les sourcils, réalisant l'importance de l'information qu'elle venait de mettre à jour. Il ne lui manquait plus qu'une clé pour en débloquer toute la signification.
— T'habitais où ?
— Washington, D.C., pourquoi ?
Ce n'était que le deuxième jour qu'elle avait passé dans cet endroit, et elle avait déjà une vague idée de leur position géographique. Ils devaient être quelque part en Amérique du Nord, sans doute dans une base souterraine, ce qui expliquerait l'absence de lumière naturelle. Elle ne lui donna pas d'explications et le quitta en lui souhaitant une bonne fin de nuit. Il lui restait encore du temps avant que l'annonce fasse sortir d'autres joueurs de leur chambre, alors elle décida de visiter le hall. L'écran y était toujours actif et les informations des joueurs défilaient en continu à sa surface. Un nouvel onglet attira son intention, il était intitulé "statistiques" et n'était pas présent la veille, quand elle était repassée après son jeu avec Chloé. En appuyant dessus, une fenêtre se dévoila, et les informations qu'elle listait apparurent soudainement sous les yeux d'Helena.
— Défis lancés… Dix-sept. Joueurs éliminés… Huit ?
Elle réalisait à peine l'importance de ce chiffre. Elle ne savait pas combien avaient déclaré forfait ni combien avaient été éliminées en conséquence d'un défi. En tout cas, depuis son jeu, qui était le premier, d'autres personnes avaient été motivées à en organiser d'autres, qui n'avaient pas pu tous bien finir.
— Est-ce que c'est ma faute ?
Évidemment, si elle n'avait jamais essayé de tirer avantage des jeux, ces autres défis auraient quand même fini par être lancés à un moment ou un autre. Elle était l'élément déclencheur de cette série de jeux, mais n'avait en aucun cas été indispensable à leur réalisation.
— J'crois que Chloé a déteint sur moi… Ça m'ressemble pas de m'sentir coupable pour la stupidité des autres…
Elle vit défiler quelques profils sur l'écran qui étaient marqués par une croix rouge, signifiant la défaite. D'autres étaient marqués par un drapeau blanc, qui devait sûrement se référer aux personnes ayant déclaré forfait. Ces informations répondait au questionnement qui s'était imposé à elle en constatant le nombre d'éliminations totales. Au terme de cette excursion nocturne, Helena avait récolté plus d'informations qu'elle ne l'avait espéré, et elle s'était hâtée de retourner à sa chambre où elle pouvait les rentrer dans son ordinateur. Elle avait aussi besoin d'un peu de repos pour compenser son manque de sommeil. Malheureusement, certains sentiments ne s'effacent pas aussi facilement qu'elle l'aurait voulu, et elle ne parvint pas à trouver un sommeil paisible.