Le silence lourd et oppressant enveloppait la forêt comme un linceul funèbre. Chaque souffle de vent, à peine perceptible, portait en lui des murmures inquiétants, des secrets enfouis depuis des siècles, que les arbres noueux refusaient de révéler. Les feuilles mortes crissaient faiblement sous la brise, et tout autour de Gilles, la nature semblait figée dans une attente obscure, une tension palpable qui ne se dissipait jamais vraiment. Même les ombres paraissaient plus épaisses, plus menaçantes, comme si elles guettaient les moindres mouvements.
Gilles, encore inconscient, ressentait ce silence avant même de revenir à lui. C'était comme si ce mutisme oppressant s'était infiltré dans ses rêves, ou plutôt dans ce vide où son esprit errait. Un frisson glacé, aussi irréel qu'un souffle venu d'un autre monde, parcourut sa peau. Brusquement, ses paupières s'ouvrirent. Son regard, d'abord vague et flou, se focalisa lentement sur les ténèbres environnantes. Il émergeait d'une torpeur étrange, lourde, qui semblait avoir agrippé chaque muscle, chaque fibre de son corps.
L'air, épais et suffocant, était saturé d'une odeur âcre. La terre détrempée, imbibée d'humidité stagnante, dégageait des relents de feuilles en décomposition, un parfum presque agressif. Gilles fronça les sourcils, scrutant l'obscurité comme pour en percer le mystère, et secoua la tête avec une détermination brute, désespérée, tentant de dissiper cette brume qui engourdissait encore ses pensées. Cette odeur, banale en d'autres circonstances, lui semblait soudain plus hostile, comme si elle portait avec elle l'écho d'un désastre ancien.
Sous cette puanteur presque palpable, il percevait des réminiscences étranges : des fragments d'un temps révolu, des souvenirs d'une grandeur à jamais effacée par les siècles. Il y avait dans l'air quelque chose de spectral, d'insaisissable mais terriblement présent, comme si cet espace était imprégné de la mémoire des morts oubliés.
Pris d'une urgence soudaine, comme mû par une impulsion instinctive, Gilles roula sur le côté. Un éclat de douleur fulgurante traversa son épaule et irradia tout son bras, mais il serra les dents, refoulant cette souffrance. Ce n'était pas la première fois qu'il se retrouvait blessé, et il savait qu'il devait maîtriser son corps. Cependant, une autre terreur, plus pressante, s'insinuait en lui, et elle ne venait pas de la douleur physique.
Le ciel au-dessus de lui était en flammes. Les débris du dirigeable, projetés comme des étoiles déchues, tombaient en une pluie de métal incandescent. Chacun de ces éclats perforait la nuit avec un cri strident, brisant le silence accablant qui l'entourait. Gilles leva les yeux un instant. Les flammes rouges et jaunes dévoraient la carcasse suspendue dans le ciel, leurs langues ardentes léchant la noirceur de la nuit comme une bête affamée. Ce spectacle aurait pu être fascinant, presque hypnotique, mais pour Gilles, il incarnait un danger imminent, une menace impossible à ignorer.
Il se débattit contre les cordages qui l'entravaient encore, des liens traîtres qui, bien qu'ayant amorti sa chute, le retenaient désormais comme une proie vulnérable. Avec une rage instinctive, il arracha ces entraves, ses muscles tendus par l'urgence. Redressé, il prit une profonde inspiration, son cœur battant avec une intensité alarmante. Chaque pulsation résonnait dans sa poitrine comme le tambour d'un guerrier invisible, son corps entier vibrant de cette énergie brute qui parcourait ses veines. Ce n'était pas la peur qui l'animait, mais l'adrénaline, cette force primitive qui le poussait toujours à l'action, à la survie.
Sans un regard en arrière, il s'élança sous le couvert des arbres. Ses jambes fouettaient le sol avec une rapidité déconcertante, chaque muscle répondant à l'appel instinctif de la fuite. Celle-ci n'était pas une faiblesse, mais une stratégie. Et sous ces branches qui s'entrecroisaient comme les doigts d'une main géante, il sentait les ombres se refermer autour de lui, tandis que les débris enflammés crépitaient derrière.
Puis, une explosion retentit, si violente qu'elle sembla ébranler la terre elle-même. Les moteurs du dirigeable venaient d'exploser dans une gerbe de flammes et de métal. Gilles ne se retourna pas. Son instinct lui avait appris à ne jamais regarder en arrière. Pourtant, le souffle destructeur de la déflagration l'atteignit comme un coup de massue invisible.
Une pensée amère jaillit dans son esprit, aussi tranchante qu'un coup de poignard : pourquoi n'avait-il pas pris au sérieux les cours de protection à l'académie ? Pourquoi avait-il préféré les combats, les défis physiques et insensés aux sortilèges qui, aujourd'hui, auraient pu lui épargner cette déroute ? Il revit en un éclair les visages de ses camarades, entendit leurs rires, et une honte profonde s'empara de lui. Ses choix lui pesaient désormais comme un fardeau insupportable.
L'onde de choc le percuta ensuite avec une violence dévastatrice. Tout son corps fut projeté en avant, s'écrasant lourdement contre le sol. Il serra les poings, les dents, se recroquevilla sur lui-même, protégeant instinctivement sa tête de l'impact. L'air brûlait autour de lui, chargé d'une chaleur étouffante qui semblait dévorer tout sur son passage. Il attendit, immobile, que la prochaine vague de débris ou la prochaine explosion vienne l'achever. Mais rien ne vint. Rien, sinon un silence soudain, plus oppressant encore que le fracas du métal.
Gilles ouvrit lentement les yeux, sa respiration haletante et irrégulière. Il était à présent couché sur le dos, les yeux fixés sur le ciel, encore illuminé par les lueurs mourantes des flammes. Le silence, revenu brutalement, pesait sur lui, comme une menace invisible suspendue au-dessus de sa tête.
— Des pirates ? murmura-t-il d'une voix rauque, presque absurde dans cette nuit de chaos. Ici ? Dans le ciel de la Vangoriak ?
Ces quelques mots, à peine audibles, ne reflétaient ni crainte ni incompréhension. C'était plutôt un mélange d'étonnement et d'excitation. Des pirates, ici, dans cet endroit maudit ? La perspective d'un affrontement à venir le stimulait autant qu'elle l'interrogeait.
Soudain, un craquement sonore retentit, semblable à un coup de tonnerre venu de nulle part. Une odeur piquante d'ozone envahit ses narines, et dans un éclair de lumière vive, le professeur Stritodeli apparut à ses côtés. Son arrivée soudaine éclaboussa la boue glaciale qui macula le visage de Gilles et s'insinua dans son cou, mais il ne réagit pas, trop habitué aux démonstrations spectaculaires de cette vieille dame qui maîtrisait la magie avec une précision redoutable.
La boue contre sa peau le ramena brusquement à la réalité. Gilles réprima un frisson alors qu'il sentait cette sensation désagréable glisser dans son dos. Mais ce n'était rien comparé à ce qu'il venait de vivre. Sans un mot, il saisit la main que lui tendait la vieille dame. Une main ferme, ridée et marquée par les années, qui dégageait pourtant une force indiscutable.
— Dépêchons-nous de quitter cet endroit maudit, grogna Stritodeli d'une voix rocailleuse mais impérieuse. Tu peux marcher ?
Gilles hocha la tête sans un mot. Il ne s'attarda pas sur la douleur qui irradiait toujours dans son épaule, cette souffrance sourde qui pulsait avec chaque battement de cœur. Il pouvait la supporter. Ses jambes, bien qu'alourdies par l'épuisement, restaient solides sous lui, prêtes à le porter loin de cet endroit cauchemardesque. Ce n'était pas la douleur qui l'affaiblissait, mais le choc de tout ce qu'il venait de vivre. Cette violence soudaine, destructrice, qui l'avait frappé de plein fouet.
— Professeur… murmura-t-il, hésitant.
Elle se tourna vers lui brusquement, son regard perçant brilla dans l'obscurité comme une lame effilée. Ses yeux, chargés de colère froide, semblèrent le transpercer. Gilles baissa aussitôt les yeux, non par crainte, mais par un mélange de frustration et de honte. Il n'aimait pas se sentir traité comme un enfant pris en faute.
— Désolé… marmonna-t-il.
Le silence qui s'installa entre eux fut lourd, presque palpable, chargé de non-dits. Gilles sentait une tension étrange flotter dans l'air, comme une menace invisible rôdant autour d'eux. Le professeur Stritodeli, imposante malgré sa petite taille, était une présence presque intimidante dans cette nuit encore vibrante des restes du chaos. Pourtant, son attitude trahissait quelque chose de plus urgent, une précipitation inhabituelle qui ne venait pas seulement de la fuite.
— Suis-moi. Bellefosse doit se trouver dans cette direction.
Le ton du professeur ne laissait aucune place à la discussion. Gilles acquiesça d'un signe de tête et lui emboîta le pas sans un mot. Il n'avait pas d'autre choix. D'ordinaire impulsif, parfois tête brûlée, il sentait cette fois-ci l'urgence silencieuse qui flottait dans l'air, comme une ombre invisible les pressant de fuir avant qu'il ne soit trop tard.
Ils marchèrent rapidement, presque en courant. À seize ans, Gilles, malgré sa vigueur, peinait à suivre le rythme effréné du professeur Stritodeli. La vieille dame, pourtant courbée par l'âge, semblait dotée d'une énergie surnaturelle. Elle ne ralentissait pas, et sa détermination semblait inébranlable.
— Sais-tu où nous sommes, Crametout ? lança-t-elle brusquement, sans même se retourner.
— Oui, professeur, répondit Gilles, tentant de masquer son souffle court. En Vangoriak.
Le silence s'installa à nouveau, lourd de signification. Gilles savait que sa réponse ne suffirait pas.
— Sais-tu ce que cela signifie ? reprit-elle, sa voix plus basse, presque solennelle.
Gilles hésita. Il fouilla dans sa mémoire, cherchant désespérément une réponse. Il avait souvent négligé ces leçons à l'académie, mais les fragments qui lui restaient résonnaient avec une inquiétante clarté.
— La Vangoriak est… une terre maudite, finit-il par dire d'une voix hésitante. Une cicatrice inguérissable sur le continent. C'est ici que résident les spectres et que les morts se lèvent pour marcher à nouveau. C'est une terre interdite, ajouta-t-il, ses lèvres se pinçant dans une moue inquiète.
Le professeur ralentit enfin son pas, se tournant légèrement vers lui. Ses yeux perçants l'examinaient, comme pour sonder la profondeur de sa compréhension. Le vent, léger mais glacial, se leva soudain, soulevant légèrement ses cheveux blancs. Il y avait dans son regard quelque chose d'insondable, presque effrayant.
— Encore plus pour nous, Crametout… nous qui manipulons les arcanes de la magie, précisa-t-elle d'un ton où résonnait une mise en garde.
Un frisson glacé remonta le long de la colonne vertébrale de Gilles. Ce n'était pas seulement la gravité des paroles de son professeur qui l'effrayait, mais la manière dont elles résonnaient dans l'air, comme un avertissement.
Autour d'eux, la nuit semblait plus dense, chaque ombre se tordant sous les arbres comme les doigts d'une main invisible, cherchant à les happer. Gilles jeta un regard en arrière, vers la direction d'où ils venaient. Rien ne bougeait, et pourtant, il sentait peser sur eux une présence insidieuse, quelque chose d'indiscernable mais bien réel.
— Nous ne devons pas traîner ici, professeur, souffla-t-il d'une voix à peine audible.
— Non, en effet, répondit-elle, le regard fixé droit devant elle. Bellefosse ne doit pas être loin. Mais que les dieux nous protègent si nous ne parvenons pas à quitter cette terre avant l'aube.
Ses mots tombèrent comme un couperet, tranchant le silence autour d'eux. Gilles sentit son cœur s'emballer à nouveau, une montée d'adrénaline brutale. Il accéléra le pas, conscient que chaque seconde les rapprochait davantage d'un danger que même la magie du professeur Stritodeli ne pourrait peut-être pas conjurer.