Gunthar éternua et jura dans sa barbe. Le froid perçait jusqu'aux os, s'infiltrant sournoisement sous son lourd manteau, et même ses doigts, engourdis par le gel, peinaient à retrouver un semblant de chaleur. Il serra les pans de son vêtement autour de lui, mais en vain ; la morsure du vent glacé s'insinuait partout. Ses yeux, fatigués mais vigilants, balayaient la vaste plaine déserte depuis les remparts de Bellefosse, tandis que les lanternes suspendues aux murs vacillaient sous les bourrasques, projetant des ombres dansantes sur les fortifications.
Peu de voyageurs osaient encore s'aventurer dans cette région, surtout en ces temps troubles. Ceux qui bravaient encore la Vangoriak savaient qu'il fallait être rentré avant la nuit. Les autres, les imprudents, finissaient par nourrir les légendes que l'on chuchotait au coin du feu, des histoires de créatures tapies dans l'obscurité.
La ville elle-même avait une aura sinistre, comme un lieu figé dans le temps, alourdi par le poids des décennies écoulées. Jadis prospère, Pheim — désormais appelée Bellefosse — se dressait à la frontière du monde civilisé, une forteresse rongée par l'abandon, érodée par les années et la désolation. Ses murailles, construites de bois épais et renforcées de pierres usées, portaient les cicatrices d'anciens combats. Les éclats de flèches et les entailles profondes, vestiges d'un passé révolu, marquaient les remparts comme autant de cicatrices béantes. La mousse rampait peu à peu sur les parois, engloutissant les restes d'une gloire effacée, tandis que les pavés disjoints de la grande place témoignaient de l'abandon inexorable.
Les maisons en pierre, aux toits d'ardoise ternis par les intempéries, s'agglutinaient autour du cœur du village, leurs façades usées rappelant une colonie assiégée par le temps. La lumière des fenêtres paraissait fragile, vacillante, comme si elle luttait elle aussi contre l'obscurité ambiante. Tout dans ce village semblait figé dans une attente anxieuse, une tension palpable, comme si les habitants retenaient leur souffle, craignant que le pire ne se reproduise à nouveau.
Gunthar jeta un coup d'œil à ses compagnons, Geralt et Huebald. Tous deux portaient des mousquets en bandoulière, des armes venues du Sud, récemment adoptées par les gardes. Des armes efficaces, mais capricieuses, qui pouvaient cracher la mort... ou se bloquer au pire moment. Une technologie avec laquelle les hommes de Bellefosse n'étaient pas encore entièrement à l'aise.
— On devrait bientôt être relevés, grogna Huebald en consultant sa montre à gousset. J'ai hâte de retrouver mon lit, et ma bouteille. Fichu temps.
Geralt, fidèle à son habitude, hocha la tête sans un mot, tandis que Gunthar, tendu, fixait toujours l'horizon avec méfiance. Ses doigts se resserraient inconsciemment autour du canon de son mousquet, cherchant dans le poids rassurant de l'arme un réconfort qui, pourtant, semblait de plus en plus lointain. Quelque chose clochait, une inquiétude insidieuse grandissait en lui, se mélangeant au vent froid qui sifflait entre les remparts de cette nuit trop silencieuse.
Un léger frémissement, presque imperceptible, troubla l'obscurité. Était-ce un de ces loups monstrueux, une bête descendue des montagnes, ou pire, une goule ? Gunthar frissonna malgré lui, sentant la sueur froide couler dans son dos. Ici, dans l'ombre des remparts fatigués de Bellefosse, tout pouvait être une menace. Les histoires qu'on murmurait autour du feu, ces légendes de morts-vivants errants et de goules mangeuses de chair, avaient perdu leur côté mythique en Vangoriak. Ces créatures n'étaient pas des fables, elles faisaient partie du quotidien.
Puis, il les aperçut. Deux silhouettes se détachaient faiblement sur le chemin, leur démarche hésitante, découpée par la lumière vacillante d'un orbe lumineux flottant au-dessus d'eux. Gunthar fronça les sourcils. Des voyageurs, à cette heure ? Sur ces routes maudites ? Le frisson d'inquiétude qu'il réprimait jusque-là explosa soudain dans sa poitrine, envahissant tout son être d'une sensation de malaise grandissant. Rien dans cette vision n'était normal.
— Regardez là-bas, lâcha-t-il d'une voix rauque, étranglée par la tension. Ses deux compagnons se retournèrent aussitôt, alertés par le ton inhabituel de son appel.
Geralt et Huebald, jusque-là nonchalants, se redressèrent d'un même mouvement. Leurs visages se durcirent à la vue des deux silhouettes mystérieuses. Même Huebald, qui passait le plus clair de son temps à maugréer contre le froid, sentit son cœur s'accélérer.
— Qu'est-ce qu'ils fichent ici à cette heure ? murmura Huebald, la voix tremblante d'une nervosité palpable. Ses doigts, d'ordinaire lents et engourdis par le froid, s'agitaient nerveusement autour de la gâchette de son mousquet.
Gunthar ne répondit pas immédiatement, ses yeux toujours fixés sur les étrangers. Leur approche était trop lente, trop calculée pour de simples voyageurs égarés. Il ignorait ce qu'ils étaient, ni ce qu'ils cherchaient, mais il sentait, au plus profond de lui, que leur arrivée n'augurait rien de bon.
— Garde ton mousquet prêt, Huebald. Geralt, fais chauffer l'arbalète. On va les renvoyer d'où ils viennent, mais pas de geste brusque avant que j'aie parlé.
Gunthar descendit des remparts, ses pas résonnant lourdement dans le calme glacial de la nuit. Le silence, épais et oppressant, semblait peser sur ses épaules comme une menace invisible. Ses compagnons, restés en hauteur, tenaient les deux silhouettes en joue. Les lourdes portes en bois renforcé de métal se dressaient devant lui, austères, marquées par le poids des ans. Elles étaient le seul obstacle entre Bellefosse et les ténèbres qui rôdaient au-delà.
La lumière de l'orbe des étrangers vacilla, les silhouettes s'arrêtèrent à quelques mètres, immobiles, comme figées dans une attente angoissante. Gunthar sentit une tension monter en lui, une alerte silencieuse, glissant sous sa peau comme une angoisse sourde.
— Halte ! hurla-t-il d'une voix forte, perçant la nuit comme une lame. Personne ne passe après la tombée de la nuit ! Quelles sont vos intentions ?
Le silence qui suivit ses paroles était presque assourdissant. La lumière vacilla encore une fois avant de disparaître, plongeant les étrangers dans une obscurité inquiétante. Gunthar sentit son cœur battre plus fort. Pourquoi diable éteindraient-ils leur lumière ? Ce n'était pas le comportement de simples voyageurs.
— Nous ne sommes que des voyageurs, résonna enfin une voix féminine. Calme, presque trop calme. Je suis Chione Stritodeli, magicienne de l'Académie de Rimes. Je voyage avec un élève, et nous cherchons refuge pour la nuit.
Gunthar échangea un regard avec Geralt, qui haussa les épaules. Une magicienne ? Ici, à cette heure ? La Vangoriak attirait son lot d'aventuriers et de fous, mais les mages de l'Académie de Rimes ne se déplaçaient jamais sans raison. Il y avait là quelque chose d'étrange.
— Magicienne ou pas, vous n'entrerez pas ! répliqua Gunthar, sa voix se durcissant. C'est interdit par décret du bourgmestre Gnibbrim. Les portes ne s'ouvrent qu'à l'aube. Revenez au matin.
Le silence retomba, plus lourd encore que précédemment. Gunthar s'attendait à ce que la magicienne insiste, comme tant d'autres voyageurs avant elle. Mais ce fut une autre voix qui s'éleva, plus jeune, presque désinvolte, mais teintée d'un défi à peine voilé.
— Je ne suis pas sûr que ces portes puissent nous retenir longtemps, professeur, murmura-t-il.
Gunthar se figea. Une menace ? Pas tout à fait. Mais l'assurance tranquille du garçon le déstabilisa, bien plus que les vents glacés de la nuit.
— Tais-toi, répliqua sèchement Chione, avant que le garde n'ait eu le temps de réagir.
Chione avança d'un pas, son visage à peine visible dans l'obscurité, mais sa présence imposante transperça l'atmosphère tendue comme une lame. L'orbe lumineux réapparut au-dessus de sa tête, tremblant sous l'effort de concentration qu'elle devait maintenir. Les protections magiques gravées dans les murs de Bellefosse affaiblissaient sa connexion aux arcanes, rendant chaque sort plus coûteux, comme si les murs eux-mêmes repoussaient la magie, défendant la ville non seulement des ténèbres extérieures, mais aussi de ce qui pouvait se tapir à l'intérieur.
L'orbe finit par s'établir, brillant comme un petit soleil suspendu au-dessus d'elle. La lumière blanche, presque aveuglante dans l'obscurité profonde, révélait les traits sévères de Chione, fixés avec une intensité glaciale sur Gunthar.
D'un mouvement mesuré, elle sortit de sa robe un objet que Gunthar reconnut immédiatement. Le sceau de l'Académie. Un éclat surnaturel bleu foncé enveloppa l'objet, capturant la lumière avant de la libérer dans une vague d'aura mystique. Ce symbole était connu dans tout le continent, même dans les recoins les plus reculés, là où les légendes des mages de Rimes couraient dans les tavernes comme des histoires effrayantes.
Face à ce sceau, rois et empereurs pliaient. Le sceau de l'Académie n'était pas un simple insigne de pouvoir : il incarnait la menace voilée de centaines de mages capables de remodeler la réalité. Ceux qui avaient défié cette autorité n'étaient plus que des noms effacés des cartes.
Gunthar déglutit, sentant la sueur froide perler dans son dos. Geralt et Huebald, figés derrière lui, fixaient le sceau avec une crainte palpable, comme s'ils craignaient que le simple fait de le regarder trop longtemps ne leur attire quelque malédiction.
Gilles, de son côté, commençait à sérieusement s'ennuyer. La nuit s'étirait, et il sentait l'aube approcher. Son lien à la magie élémentaire le protégeait du froid mordant, mais pas de la faim qui lui tordait l'estomac.
Lorsque Gunthar finit par ordonner l'ouverture des portes, Gilles grogna d'approbation. Il trottina derrière Chione, soulagé de quitter enfin cette attente interminable.
Les lourdes portes de Bellefosse s'écartèrent dans un grincement sinistre. Le garçon, suivant le professeur, jeta un coup d'œil autour de lui. Les ruelles étaient désertes, les maisons fermées. Même les fenêtres, d'où filtrait une faible lumière, semblaient sur le point de s'éteindre.
Quel drôle d'endroit, se dit-il.