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Chapter 2 - La Lisière des Ombres

Chione Stritodeli était passablement énervée. Et, pour être tout à fait honnête, un brin effrayée. Ce qui n'était au départ qu'une simple mission d'escorte, une tâche banale qu'elle aurait pu accomplir les yeux fermés, s'était métamorphosé en une épreuve bien plus complexe qu'elle ne l'avait anticipé. Tout avait basculé dès l'instant où l'archimage Chaeremon — directeur austère de la prestigieuse académie de magie de Rimes — lui avait confié Gilles Crametout.

À la seule mention de ce nom, ses mâchoires s'étaient instantanément contractées. Les Crametout... une lignée aussi illustre qu'inquiétante. Depuis deux siècles, ces mages de guerre avaient marqué l'histoire de la république. Tous des prodiges. Tous des dangers potentiels. Leurs noms étaient gravés dans la mémoire collective comme ceux d'hommes capables de renverser des batailles à eux seuls. Depuis Mundus Crametout, leur fondateur, chaque génération s'était illustrée par une maîtrise presque absolue de la magie élémentaire, en particulier du feu. Mais pour Chione, leur légende n'était qu'une vaste exagération… Des pyromanes impétueux et arrogants, portés par leur propre puissance.

Des fous furieux... tout bonnement, pensa-t-elle en serrant un peu plus son manteau contre le froid.

Elle jeta un rapide coup d'œil à l'enfant qui marchait docilement à ses côtés. Gilles avançait d'un pas calme, ses yeux grands ouverts, absorbant la nuit sans la moindre trace d'inquiétude. À première vue, il avait tout du garçon ordinaire. Mais sous cette apparente tranquillité, Chione savait que bouillonnait une force prodigieuse, encore partiellement maîtrisée. Elle ne pouvait s'empêcher de se demander à quel point ce gamin allait compliquer sa mission. Ou, peut-être, la lui rendre plus simple. Avec un Crametout, on ne savait jamais. Et un Crametout adolescent... les surprises pouvaient être d'autant plus grandes. Ce garçon n'avait certainement pas encore révélé tout ce qu'il était capable de faire.

Il fallait cependant admettre qu'il avait déjà prouvé son utilité. Lorsque les pirates avaient attaqué le dirigeable de l'académie, tout aurait pu basculer dans le chaos. Mais Gilles était intervenu. Sa magie élémentaire, brutale, sauvage, avait surpassé de loin les capacités que l'on attendait d'un garçon de son âge. Ce n'était pas une magie élégante ni raffinée, comme celle apprise à l'académie. Non, ce qui émanait de lui ressemblait plus à un brasier incontrôlable, à une force primale qui refusait de se soumettre à des règles. Une magie brute, indomptée, semblable à un ouragan qui balaie tout sur son passage sans se soucier des conséquences.

Elle se souvenait encore de la panique des pirates. En quelques minutes, leur arrogance s'était évaporée, remplacée par une terreur palpable. Gilles les avait terrassés avec une facilité déconcertante. Pour lui, ils n'étaient que des insectes, balayés d'un revers de la main. Elle se souvenait de leurs visages déformés par la peur, comme s'ils avaient vu l'enfer lui-même. Mais Gilles, lui, n'avait montré aucune émotion particulière. Un simple sourire amusé avait effleuré ses lèvres, comme si tout cela n'était qu'un jeu. Un spectacle divertissant.

Chione, qui avait pourtant vu de nombreuses choses au cours de sa vie, ne pouvait s'empêcher de frissonner en pensant à ce que ce garçon deviendrait en grandissant. Lorsqu'il maîtriserait pleinement la force titanesque qui bouillonnait en lui, il serait capable d'accomplir des exploits prodigieux… ou de provoquer des désastres sans nom. Cela la rendait nerveuse. Très nerveuse.

Elle resserra instinctivement son manteau autour de ses épaules, mais ce n'était pas seulement le froid mordant de la Vangoriak qui lui donnait des frissons.

 

Le paysage autour d'eux s'étirait, sombre et indistinct, comme avalé par la nuit elle-même. Ils longeaient l'orée de la forêt, et chaque souffle de vent soulevait des feuilles mortes qui virevoltaient autour de leurs jambes comme des ombres affamées. La lumière froide de la lune, cachée derrière un voile de nuages lourds, éclairait à peine leur chemin, rendant chaque pas incertain. Les silhouettes tordues des arbres se découpaient dans le ciel, telles des sentinelles sinistres, guettant silencieusement.

L'atmosphère pesait lourdement sur les épaules de Gilles, mais il ne laissait rien paraître. Pourtant, il percevait clairement la menace invisible qui semblait rôder autour d'eux. Il était habitué à la tension avant les combats, mais ici, c'était autre chose. Quelque chose de plus profond, de plus ancien. La forêt elle-même semblait être une entité consciente, observant, épiant chacun de leurs mouvements. Chione, quant à elle, marchait d'un pas rapide, ses pensées aussi sombres que le paysage. Le chemin menant à Bellefosse ne devait plus être très loin, mais dans cette obscurité écrasante, tout se confondait. Même ses certitudes.

Soudain, un cri déchira la nuit. Un hurlement guttural, rauque, comme venu des entrailles de la terre elle-même. Gilles s'immobilisa, tout son corps se tendit instinctivement, ses muscles prêts à bondir. Chione leva brusquement la main, imposant le silence d'un geste tranchant. Le cri s'éteignit lentement, mais son écho continuait de résonner dans l'air, comme une menace suspendue, flottant entre eux.

— Un spectre, murmura Chione, ses yeux sondant les ténèbres mouvantes autour d'eux.

Un frisson remonta la colonne vertébrale de Gilles, mais ce n'était pas de la peur. Il connaissait bien ce sentiment. Cette montée d'adrénaline qui précède chaque affrontement, cette excitation à l'idée d'un défi à relever. Il serra les poings, sentant la chaleur familière de la magie crépiter sous sa peau, prête à jaillir. Une partie de lui se réjouissait à l'idée de cette confrontation inattendue.

Chione, l'apercevant du coin de l'œil, se tourna vers lui. Ses traits étaient tirés par la gravité de la situation.

— Ne bouge pas, Crametout. Pas cette fois, dit-elle d'un ton sec et autoritaire.

Le ton de la magicienne n'admettait aucune discussion. Pourtant, il y avait dans sa voix une note inhabituelle, presque une hésitation. Un avertissement, plutôt qu'un ordre. Gilles fronça les sourcils, surpris par ce changement de ton. D'ordinaire, Stritodeli n'était jamais inquiète. Mais ici, dans la Vangoriak, rien ne semblait obéir aux règles ordinaires.

Les spectres qui hantaient ces terres n'étaient pas de simples esprits errants. Ils étaient plus anciens, plus sournois, et liés à des forces qu'on ne pouvait comprendre pleinement. Gilles sentait leur présence, comme des chasseurs traquant une proie invisible, des créatures capables de sentir la magie, de la flairer dans l'air.

Un second cri retentit, cette fois plus proche, plus menaçant. Autour d'eux, les arbres frémirent, leurs branches tordues semblant craquer sous un poids invisible. L'air lui-même semblait s'être épaissi, se transformant en une brume oppressante, presque irrespirable. Gilles jeta un regard à Chione, cherchant une explication, mais son visage restait fermé, concentré.

— Nous devons nous éloigner de la lisière, souffla Chione, sa voix basse mais pressante.

Ils commencèrent à avancer, mais à cet instant, une silhouette émergea des ténèbres, se matérialisant comme une ombre à quelques mètres d'eux. Une forme indistincte, floue, enveloppée de lambeaux flottants, qui semblait défier la gravité en flottant au-dessus du sol. Ses contours tremblotaient, se dissolvant parfois dans la nuit avant de réapparaître.

Gilles sentit un frisson glacial le parcourir, mais ce n'était pas de la peur. Ce qu'il ressentait, c'était l'appel du danger. Ce moment où chaque fibre de son être vibrait d'une impatience quasi sauvage. Le spectre poussa un râle sinistre, un son étouffé, comme venu d'un autre temps. Chione recula légèrement, chuchotant des mots dans une langue que Gilles ne comprenait pas. Mais la silhouette restait immobile, ses orbites creuses fixées sur lui. Comme si elle attendait quelque chose.

— Ne bouge pas, répéta Chione, sa voix tranchante comme une lame.

Mais Gilles, mû par cet élan irrépressible de défi, fit un pas en avant. Sa magie, cette énergie bouillonnante qui brûlait en lui, s'agitait, cherchant à s'échapper. Il savait qu'il pouvait l'anéantir d'un seul geste. Il le sentait dans chaque muscle, chaque nerf de son corps. Un sourire effleura ses lèvres.

— Je peux le faire disparaître en une seconde, souffla-t-il, ses poings serrés, vibrants d'énergie.

— Tu n'as aucune idée de ce que tu affrontes, répliqua Chione, son ton glacial comme la nuit autour d'eux. Ce n'est pas un combat que tu peux gagner par la force brute. Ici, c'est leur territoire, pas le tien.

Le visage de Gilles se crispa. Pour la première fois, il percevait la gravité de la situation. Ce spectre n'était pas un simple adversaire qu'il pouvait balayer comme les pirates. C'était autre chose. Quelque chose d'antique, de profondément enraciné dans les forces obscures de ce monde.

— On court, maintenant, murmura Chione avec une urgence froide.

Sans attendre de réponse, elle se retourna et s'élança dans la plaine. Gilles, pris de court, mit une seconde avant de la suivre. L'énergie brûlante en lui pulsait toujours, refusant de s'éteindre, mais quelque chose dans la voix de Chione lui avait fait comprendre que ce n'était pas le moment. Ils coururent à travers la plaine, sentant derrière eux le cri du spectre s'effacer dans l'obscurité, comme une menace en suspens.

 

Ils continuèrent à courir longtemps, ou du moins, c'est ce qu'il leur sembla. Le spectre ne les avait pas suivis, mais son hurlement lugubre résonnait encore dans leurs esprits comme une ombre qui ne voulait pas s'effacer. Finalement, Chione ralentit, scrutant les alentours. Ils avaient quitté l'emprise oppressante de la forêt pour se retrouver dans une plaine dégagée, où le ciel, bien que toujours couvert de nuages sombres, semblait leur offrir un peu d'espace pour respirer.

Elle s'arrêta enfin, haletante, mais ses sens restaient en alerte. Gilles, de son côté, avait déjà retrouvé son calme habituel. Ses yeux, pourtant toujours aux aguets, balayèrent le paysage, mais rien ne bougeait.

— Je crois que nous sommes hors de danger, dit-elle, sa voix plus posée. Le spectre ne nous suivra pas ici.

Gilles hocha la tête, un sourire léger effleurant ses lèvres.

Chione leva la main, et une petite orbe lumineuse apparut dans l'air, flottant comme une étoile, projetant une lumière douce mais puissante autour d'eux. La nuit s'éclaira légèrement, révélant un chemin pavé, ancien et usé par le temps, serpentant à travers la plaine.

— Enfin, nous sommes sur la bonne route, dit-elle, ajustant la luminosité de l'orbe.

Gilles cligna des yeux, ébloui par l'éclat soudain.

— Vous auriez pu faire ça plus tôt, non ? lança-t-il avec un brin d'humour, un sourire dans la voix.

Chione ne répondit pas. Même si la lumière éclairait leur chemin, elle savait que les dangers n'étaient jamais bien loin dans ces terres maudites. Ici, le répit n'était jamais qu'une illusion.

Ils reprirent leur marche, plus sereinement, mais sans jamais relâcher leur vigilance. Les pierres disjointes sous leurs pieds racontaient des histoires oubliées, et au loin, les premières formes indistinctes d'un village se dessinaient — Bellefosse, à peine visible dans l'obscurité.

— On y est presque, murmura Chione en ralentissant légèrement. Mais reste sur tes gardes, Crametout. Nous ne savons pas ce qui nous attend là-bas.

Gilles acquiesça, prêt à affronter tout ce qui viendrait.