Kael traversait la ville de silice, suivant les indications vagues et souvent contradictoires des consciences errantes qu'il avait croisées. Chaque pas—si tant est qu'on puisse encore appeler ça des pas—lourdait son esprit, comme un sac plein de cailloux. Cette cité cristalline, à la fois belle et silencieuse, c'était un peu comme ces vieilles photos sépia qu'on trouve dans des greniers : fascinante mais avec un fond de tristesse indéfinissable. Un reflet d'un autre temps, peut-être d'une autre vie, tout ça perdu dans un univers miniature. Les esprits anciens qui avaient appris à fusionner avec le sable ne s'étaient pas seulement transformés ; ils s'étaient oubliés quelque part en chemin.
À mesure qu'il approchait des confins de la ville, les structures s'éparpillaient, comme si elles se perdaient elles aussi. Les cristaux faisaient place aux dunes mouvantes, et le sol vibrait différemment, d'une manière plus chaotique, comme un vieux transistor qui grésille entre deux stations. Ici, c'était la frontière, le no man's land entre l'ordre des bâtiments et le foutoir des sables. C'est là que les Ancêtres l'attendaient, ces vieilles consciences fusionnées qui, selon la rumeur, avaient un pied dans le passé et l'autre quelque part hors du temps.
La première chose qu'il sentit, ce fut leur présence : lourde, écrasante, comme un sac de plâtre sur la tête. Pas besoin de les voir pour comprendre qu'ils étaient là, partout à la fois, des sortes de juges invisibles. Ils n'étaient pas seulement fusionnés au sable, mais aussi au temps lui-même, piégés dans une espèce de cycle infini où tout se confond. Ça te donnait la chair de poule, même quand t'as plus de corps pour ressentir quoi que ce soit.
« Qui es-tu pour venir à notre rencontre ? » La question claqua dans son esprit comme une gifle. C'était pas juste une question polie ; c'était un scan en règle, un dépouillage de ses souvenirs, de ses intentions. Kael se sentait nu, exposé devant ces consciences qui fouillaient dans sa tête comme des gamins curieux dans une boîte à outils.
Il rassembla ses pensées tant bien que mal. « Je suis Kael. Un scientifique du monde extérieur. Je suis coincé ici à cause d'une erreur, et je cherche un moyen de… de revenir, de retrouver mon corps. »
Les Ancêtres restèrent silencieux, ou du moins, ils le semblaient. Kael sentait leurs pensées se mêler, comme un vieux réseau câblé qui crachote des informations en continu. Ils n'étaient ni tout à fait unis ni complètement séparés ; c'était un peu comme une vieille équipe de foot où chacun a sa propre idée du jeu, mais tout le monde court dans la même direction. Enfin, plus ou moins.
« On te connaît, Kael, » dit finalement une autre voix, plus douce mais tout aussi pesante. « T'es pas le premier à arriver ici sans comprendre les règles. Beaucoup ont voulu maîtriser le sable, mais c'est le sable qui les a avalés. »
Kael sentit une vague de désespoir. C'était comme s'ils lui enfonçaient la tête sous l'eau et qu'ils la maintenaient là, sans espoir de remonter. « Il doit y avoir un moyen de défaire ça, de... je sais pas, de désactiver la fusion. Vous savez forcément comment faire ! »
Les Ancêtres apparurent enfin, des formes lumineuses et mouvantes, comme des fantômes sortis d'un film de série B mal cadré. Ce n'étaient pas des corps, c'était plus des impressions visuelles, des images mentales projetées dans son esprit. Des silhouettes de lumière et d'ombre qui ne tenaient jamais en place, changeant de forme comme des flaques d'huile sur l'asphalte en plein été. Chacun de leurs mouvements provoquait des ondes dans l'espace, des sortes de cercles concentriques qui s'étendaient et se perdaient dans le sable.
« Ici, les lois sont différentes, » déclara l'un des Ancêtres, sa forme tourbillonnant comme un vortex nerveux. « L'énergie, la matière, et la conscience, c'est tout la même tambouille. Le sable, c'est pas juste un décor, c'est la trame de ce qu'on est devenus. En fusionnant, t'as abandonné ton ancien toi pour te fondre dans ce cycle. Vouloir revenir en arrière, c'est comme vouloir effacer l'encre d'un vieux livre. »
Kael essayait de comprendre, mais tout ça lui paraissait complètement tordu, une aberration d'expérimentation scientifique qui aurait mal tourné. « Alors quoi, je suis juste coincé ici pour toujours ? À flotter comme une conscience perdue, un truc sans but, comme vous ? »
Le silence retomba, pesant et glacé. Les Ancêtres, bien qu'éthérés, se consultaient en un échange rapide, presque frénétique. Kael sentait une sorte de débat silencieux, une discussion qui tournait à la fois autour de lui et au-dessus de sa tête. Finalement, une figure plus distincte s'avança, une conscience qui semblait briller un peu plus fort, un peu plus sûre d'elle que les autres. Kael l'apercevait comme une sorte de leader naturel parmi ces esprits millénaires, un vieux sage avec une barbe de lumière—si ça avait eu du sens, bien sûr.
« Y'a toujours une option, » dit-il avec une gravité qui te foutait les jetons. « Mais ça vient avec un prix. Pour comprendre ce monde, pour maîtriser ce qu'on a appelé la fusion, tu vas devoir affronter les vérités que nous-mêmes avons dû encaisser. Et pour ça, tu devras aller au-delà de la ville, dans le vide, là où rôdent les Épurateurs. »
Kael sentit un frisson d'angoisse lui traverser la conscience. Les Épurateurs, il en avait entendu parler dans des murmures flippants des consciences locales : des gardiens implacables, des genres de flics cosmiques chargés de maintenir l'équilibre en supprimant les esprits instables. Kael ne savait pas ce qu'ils étaient exactement, mais rien que l'idée de les croiser te foutait un stress énorme. « C'est quoi ces Épurateurs ? »
L'Ancêtre se contracta brièvement, comme en écho à sa propre peur ou peut-être un souvenir désagréable. « Ce sont des entités programmées pour préserver l'ordre. Des sentinelles créées pour réguler ce cycle. Elles effacent ceux qui deviennent un danger pour le système. Si tu veux les réponses, tu devras les affronter, car elles protègent ce que le sable garde de plus précieux. »
Kael sentit qu'il était au pied du mur. Plus de retour en arrière possible, juste un saut dans l'inconnu. « Je ferai ce qu'il faut, » dit-il finalement, d'un ton qui se voulait déterminé. « Dites-moi où aller. J'irai. »
Les Ancêtres semblèrent approuver silencieusement, leurs formes oscillant comme des algues lumineuses sous l'eau. « Va au-delà des dunes, là où le sable devient noir et que les ombres bougent toutes seules. Tu trouveras les Épurateurs. Survis à leur jugement, et tu pourras peut-être espérer comprendre ce que signifie vraiment transcender. »
Kael acquiesça, prêt à affronter ce nouveau défi, même s'il ne savait pas exactement dans quoi il s'embarquait. Les Ancêtres se dissipèrent lentement, retournant à leur veille éternelle, mais leur présence restait gravée dans son esprit, une sorte de marque indélébile. Ce n'était que le début de son périple, et les épreuves à venir mettraient à l'épreuve non seulement son courage, mais aussi sa propre idée de ce qu'il était devenu. Parce qu'au fond, il n'était pas encore prêt à lâcher l'affaire. Pas tant qu'il restait un espoir, aussi minime soit-il.