Okundé avait presque capitulé. Le monstre était proche de la porte occidentale du village. Et bientôt il devait pénétrer dans la cité impériale, Ékulé, par sa porte orientale et assujettir les habitants à des peines insupportables et d'une laideur à nulle autre pareille.
Le Grand Batang IV était loin d'être épargné. Le palais impérial sis à l'ouest de la capitale, à la rue dite Baba, n'était plus du tout un sanctuaire.
Alerté, l'empereur décréta que tous les hommes de la ville suprême - soldats et civils -, progressassent en direction de la porte de l'est et promit de distinguer et d'élever au plus haut rang militaire ou non-militaire, toute personne qui trancherait la tête du monstre et la lui apporterait dans un plateau en argent.
L'empereur était un vieil homme de la soixantaine d'années et était très souffrant. Cela faisait deux décennies qu'il régnait sans partage sur la nation. Son accession au pouvoir fut à la suite de l'abdication de son père, le Grand Batang III.
Il avait remporté de nombreuses batailles mais aucune ne mit autant en péril l'existence de l'empire que la guerre contre le monstre de la montagne interdite. Son armée était décimée. Deux cents braves soldats manquaient à l'appel et il n'en restait plus que trois cents pour protéger l'ensemble des cinquante mille habitants du pays. La moitié de la population était concentrée dans la cité impériale, Ékulé.
Les hommes de courage entendirent l'exortation de Sa Majesté et marchèrent vers la porte de l'est de la capitale. Parmi eux se trouvait l'adolescent de dix sept ans, Babida, lequel était déjà doté de mensurations hors norme. Il était apprenti-bûcheron. Il apprit les rouages du métier auprès de son oncle Doda, mort une année auparavant des suites de diabète aigu.
Contrairement à la plupart des combattants de la troupe qui étaient munis d'un sabre, Babida tenait dans sa main droite une hache herculéenne en acier faisant deux fois le poids d'une ordinaire, soit environ cinq kilogrammes. Sa longueur approchait cent centimètres.
Cependant, comme il était de coutume pour les guerriers, il arborait un pantalon en soie, un bracelet en acier sur chaque bras et enfin un collier d'ivoire d'éléphant qui pendait sur sa poitrine découverte.
Le bûcheron se pavanait au milieu des hommes de courage. Ensemble ils entonnaient à l'unisson des chants de bataille pour se donner de la témérité.
Ils defiaient le monstre de la montagne interdite de poser les pattes à la cité impériale, Ékulé. Ils criaient combien ils seraient sans pitié lorsque l'heure d'ôter la tête du monstre avec la lame aiguisée de leur glaive, serait venue. Ils proferaient tellement de choses.
Et subitement…ils furent renversés par un tremblement de terre. Leur enthousiasme s'estompa et le mur de la barrière orientale de la cité impériale se fissura, puis chavira. En arrière-plan, l'ombre d'une espèce encore non identifiée se mit à grossir.
"Mais c'est le monstre de la montagne interdite !" S'exclama un soldat du bataillon en montrant du doigt la direction de la bête.
Les troupes s'affolèrent et se dispersèrent. Le jeune homme Babida par contre, campa étonnamment sur sa position. Il ne bougea pas d'un seul centimètre. Il tendit haut son bras droit, tenant fermement sa hache dans la paume de la main.
"Viens par ici, minable monstre ! Ta date d'expiration est aujourd'hui." Babida défia le vilain qui dandinait de façon incontrôlable.
Excitée, la bête hurla tout en déployant ses grandes ailes qu'elle utilisa ensuite pour attiser le vent et créer un tourbillon de sable immense.
Babida et ses camarades furent propulsés dans les airs avant de s'écraser contre la surface du sol. Nombre d'entre eux moururent sur le champ. Leurs armes s'éparpillèrent sur la zone de combat.
Étendu à même le sol et grièvement blessé, Babida leva les yeux vers le ciel. Sa hache se trouvait à cent mètres de lui. Sentant sa mort prochaine, il fit son dernier vœu.
"Si seulement nos ancêtres, les dieux du peuple Batang pouvaient me prêter un peu de leur pouvoir surnaturel afin que j'extermine le monstre, je promets de leur laisser exploiter en retour mon lopin de terre pendant la décennie à venir. Et dans le même temps je serais hors de l'empire," souhaita-t-il .
Aussitôt avait-il fini de mentionner le nom des aïeux qu'une voix transperça le ciel et lui ordonna en ces mots : "Babida, Babida ! Remets-toi sur tes jambes et reprends ton arme! Ton vœu a été accepté."
Une étoile filante descendit du ciel et roula le long de son corps pour le guérir miraculeusement avant de s'évaporer.
Dans la plus grande forme de sa vie, le garçon de dix-sept ans se mit à nouveau debout. Le monstre rugit de plus belle mais il ne fut point intimidé. Il accélérera le pas, ramassa sa hache et la lança avec une force et une précision phénoménales sur la patte de l'oiseau géant.
"Bingo! La bête était touchée et elle saignait abondamment. L'animal devint fou de rage et vrilla comme une tornade en direction du centre de la cité impériale. Il perdit l'équilibre et détruisit tout sur son passage avant de s'effondrer sur une maison.
"Annaaaa, Suzieeee!" aboya un homme qui courait vers le lieu de la chute du monstre. C'était Bibi, l'oncle maternel de Suzie.
Malheureusement, il heurta le pied contre une pierre et se tordit la cheville. Il resta ainsi au sol et souffrit le martyre.
Babida se précipita également vers le point terminal de la bête en sang où émanaient du sous-sol des voix en détresse.
"Au secours, au secours, Bibi! Nous sommes bloquées dans la cave." Anna beugla tandis que Suzie était en sanglots.
Le monstre gémissait. Babida finalement arriva au niveau de sa patte, escalada jusqu'à sa tête et déclara avec toute la fureur du monde : "Meurs, oiseau de mauvaise augure!"
L'apprenti-bûcheron arracha ensuite sa hache plantée dans la cuisse de l'animal et dirigea avec une brutalité sans précédent la lame tranchante de son arme sur le long cou du monstre. Celui-ci poussa instantanément son dernier souffle.
"Hourra, hourra! Nous sommes sauvés. Le monstre de la montagne interdite est vaincu. Il a succombé à la frappe chirurgicale de notre vaillant défenseur." Oncle Bibi entonna malgré sa grande peine en raison de sa blessure au pied.
La foule accourut sur le lieu de décès de la bête et répéta le slogan à la gloire du jeune et brave Babida.
Alors qu'il venait de tuer la bête et que les gens célébraient ses prouesses, le héro du moment les pria de renvoyer la fête à plus tard et dégager aussi vite que possible le monstre du chemin de la grotte en bas de son corps massif. Il y était calé deux personnes et il fallait d'abord les en délivrer.
Anna en sortit, portant dans ses bras sa fillette Suzie qui était endormie. Elle remercia le jeune homme Babida et le reste des secouristes, puis marcha jusqu'à la position de son frère aîné, Bibi, blessé. Elle le réconforta pendant qu'il se faisait ausculter par un médecin traditionaliste.
Et comme l'empereur avait décrété, Babida lui apporta dans un plateau en argent la tête du monstre décédé et le monarque lui décerna la plus haute médaille d'honneur et de mérite.
Quelques jours plus tard, Babida quitta la cité impériale, Ékulé, pour une destination inconnue afin d'accomplir le pacte qu'il signât avec les ancêtres.
Tout ce temps, la jeune adulte Suzie resta écouter sous la pluie battante son oncle, Bibi, qui lui racontait une histoire rocambolesque qui se déroula quinze ans plus tôt et dans laquelle Babida le bûcheron était en vedette.
Elle était à présent en admiration devant celui qu'elle confondait à un homme sans manières, un harceleur. Elle regarda autour d'elle et…
"Mais où est-il, oncle Bibi?" demanda Suzie d'un ton colérique.
"Où est qui?" réagit l'oncle.
"Le bûcheron !" cria-t-elle.
Ils baladèrent leurs yeux tout autour de la maison mais l'élagueur avait disparu…trop tard, Suzie! Trop tard !
À SUIVRE…