Elle rassembla les affaires dont elle avait besoin pour ces quelques jours puis descendit doucement au rez-de-chaussée. L'avantage quand on a des parents qui travaillent tôt le matin ou de nuit, c'est qu'ils se couchent tôt ou rentrent tard. Elle ne risquait pas d'attirer leur attention. Elle se glissa dehors en frissonnant. Cette nuit d'octobre était un peu fraîche. Elle remonta le col de sa veste et s'enfonça dans le noir.
Arrivée devant la maison d'Adrien, elle sauta par-dessus la clôture et se dirigea vers l'arrière de la maison. Il lui avait assuré que seule sa chambre donnait sur le jardin. Aussi, ses parents ne risquaient pas de l'apercevoir. Elle grimpa à la gouttière qui longeait le balcon et sauta avec aisance sur le béton, avant de se glisser par la porte-fenêtre.
Il l'attendait, allongé sur son lit, un sac à dos posé à côté de sa table de chevet. Elle jeta un coup d'œil autour d'elle. Visiblement, le jeune homme ne partageait pas le goût pour la décoration zen et épurée de ses parents. Des posters de groupes de métal et de rock tapissaient un mur entier, des souvenirs de voyage étaient déposés çà et là. Il semblait avoir visité beaucoup de pays.
S'apercevant de la curiosité d'Eowyn, il lui apprit que ses parents étaient des commerciaux qui passaient beaucoup de temps dans les avions. Quand le voyage se prolongeait quelques jours, ils en profitaient toujours pour lui ramener un cadeau typique du pays.
— Dis-moi, lui demanda-t-elle, est-il possible d'enlever un poster et de tracer à la craie sur ton mur ?
— C'est de la peinture lavable, alors j'imagine que oui.
— En fait il faudrait que tu laisses la craie, du moins, tant que tu ne sauras pas refaire le dessin seul. Tu pourras remettre le poster par-dessus à chaque fois que tu repasseras le portail.
Très intrigué, Adrien commença à décrocher un poster d'ACDC. Eowyn s'empara d'une craie rouge qu'elle avait emportée et traça un cercle. Elle dessina à l'intérieur un R avec une sorte de traîne. Elle lui apprit qu'il s'agissait d'un glyphe de runes liées : Raidho et Eohl. La combinaison des deux permettait d'ouvrir le portail et d'effectuer le voyage. Elle alluma ensuite deux bougies blanches devant le cercle et prit la main du jeune homme. Ils avaient tous les deux hissé leur sac sur leurs épaules.
Il regarda sa montre. Plus que trois minutes avant vingt-deux heures. Il commençait à appréhender. Il n'avait pas pensé à lui demander ce qui allait se passer. Sentant son malaise, Eowyn resserra son étreinte et lui sourit.
— Tant que tu ne me lâcheras pas la main, on arrivera ensemble.
— Où ?
— Chez moi, là où se trouve le dernier portail que j'ai créé.
— Comment ça ? Tu habites là-bas ?
— Soixante-douze heures toutes les vingt-quatre heures, lui répondit-elle en rigolant.
— Mais tes parents…
— Je vis dans une maison, je travaille pour me payer le loyer avec quatre amis. Quand j'étais mineure, je dormais dans un internat, mon maître venait me chercher tous les matins et m'y remmenait le soir.
— Quand tu étais mineure ? Tu as dix-huit ans ?
— La majorité est à dix-sept ans là-bas. J'ai donc décidé de faire de la collocation depuis quelques mois. Tu verras, ils sont sympas !
Adrien n'eut pas le loisir de poursuivre la conversation, le cercle rouge tracé au mur commença à onduler, dégageant chaleur et lumière. Le mur se transforma en une spirale et les deux adolescents furent aspirés à l'intérieur du cercle tourbillonnant. Lorsque l'environnement cessa de tournoyer, une chambre apparut, éclairée par de multiples bougies.
Un grand lit à baldaquin tapissé de mousseline verte pâle dominait le centre de la pièce. Un bureau sur tréteaux occupait tout un côté de la chambre encadré par de gigantesques bibliothèques en bois clair débordant de livres de différentes tailles. Une malle en bois massif de la même couleur que les bibliothèques étaient disposées au pied du lit et deux petites étagères faisaient office de table de nuit. De longs rideaux chocolat encadraient une grande fenêtre en bois et retombaient sur le parquet. Celui-ci semblait ancien, mais en bon état. Des tapis épais beige, écru et marron étaient répartis autour du lit. Les murs peints en blanc donnaient l'impression d'être de la pierre. L'ensemble avait plus l'air d'une pièce de château rénovée que d'une chambre d'étudiant.
La pièce disposait de trois ouvertures, deux portes se trouvaient de chaque côté des bibliothèques et une autre à côté du lit. C'était sur cette porte qu'était dessiné le pendant du portail magique qu'ils venaient de franchir.
Adrien s'était attendu à se sentir nauséeux, mais il n'eut aucun haut-le-cœur. La curiosité de découvrir ce monde inconnu prenait le pas sur l'inquiétude. Eowyn lui tenait toujours la main guettant sa réaction. Lorsqu'il croisa son regard, il y vit de la bienveillance et une lueur d'excitation. Elle aussi semblait pressée. Elle ouvrit la porte peinturlurée et l'entraîna à sa suite.
Ils se trouvaient désormais dans un grand salon chaleureux. Une table basse et trois canapés en cuir marron foncé à moitié recouvert de plaids à motifs amérindiens occupaient le centre de la pièce. Sur un côté, se trouvait une cheminée massive en pierre. Le sol était recouvert de dalles beiges et de divers tapis épais marrons. Les murs, du même blanc que la chambre, étaient décorés de photos des différents occupants de l'habitation. Du moins, Adrien le supposa, car il reconnut à plusieurs endroits Eowyn. Elle y avait l'air très détendue et souriante.
Des rideaux épais de couleur chocolat étaient tirés, assombrissant la pièce, qui n'était éclairée que par des bougies disposées çà et là sur des consoles et des étagères. De nombreuses portes en bois marron tranchaient avec les murs clairs. Toutes les portes étaient closes. Cette pièce encore, bien que décorée avec quelques meubles modernes, semblait avoir traversée les ages.
— Eowyn, c'est toi ? appela une voix masculine
— Je suis là Mark ! répondit-elle aussitôt. Et j'ai une surprise !
Une porte s'ouvrit à la volée et un jeune homme brun, grand et costaud apparut sur son seuil. Le nouveau venu eut un mouvement de recul en voyant la « surprise » et fit une grimace en regardant les doigts du lycéen entremêlés à ceux d'Eowyn, ce dont s'aperçut Adrien. Visiblement, le fameux Mark en pinçait pour sa voisine. Il lui lâcha la main, histoire de ne pas provoquer de malentendus. Eowyn ne s'était rendu compte de rien. Elle se précipita pour embrasser sur les deux joues son colocataire, qui parut ravi, puis fit les présentations.
— Enchanté ! claironna une voix derrière eux
Cette fois-ci, c'était une jeune fille gracile et petite à peine plus âgée qu'eux, qui passa le pas d'une des portes. Ses cheveux blonds tirés en un chignon élaboré ornaient un visage doux et souriant. Ses yeux bleus pétillaient de malice. Elle s'élança avec grâce vers son amie, l'enlaçant de bon cœur. Elle était accompagnée d'un homme brun du même âge, mince et au visage aimable, qui semblait plus réservé. Il regardait avec tendresse la tornade blonde qui tenait toujours dans ses bras Eowyn.
— Adrien, je te présente Katherine et Yohan.
— Enchanté, fit timidement le jeune homme
— Ravis de te rencontrer … enfin ! lui répondit amusé Yohan.
Adrien lança un regard surpris à Eowyn qui rougit. Elle allait lui dire quelque chose pour le rassurer quand l'avant-dernière porte s'ouvrit à la volée.
— J'aime pas les surprises ! grogna le nouveau venu.
Il tenait plus de l'ours que de l'homme. Sa barbe brune épaisse et sa tignasse désordonnée de la même couleur étaient accordées à son ton bourru. Son torse large et musculeux était mis en valeur par un sweat-shirt ajusté. Sa peau mate et son pas lourd renforçaient encore l'impression de dangerosité. Pourtant, ce fut sans hésitation qu'Eowyn le tacla :
— Oh, arrête de râler Jonathan ! T'es plus grognon qu'un grizzli en fin d'hibernation.
— C'est peut-être parce que j'ai faim moi aussi, lui répondit-il plus chaleureusement.
— S'il n'y a que ça, on va te faire à manger. Un sandwich jambon, beurre, emmental, salade et tomate ça te va ?
Ce fut après quelques bouchées de sandwich que le grizzli… enfin… Jonathan, se détendit enfin. Eowyn expliqua rapidement à ses colocataires comment ils en étaient arrivés à comprendre leur secret commun et tous regardèrent avec curiosité le tatouage nouvellement dessiné d'Adrien.
Celui-ci s'inquiétait. Il ne pourrait pas cacher éternellement à ses parents le dessin, mais Yohan le rassura. Il suffisait de se concentrer et de penser à la disparition du tatouage pour que celui-ci s'efface. Cela pouvait être un peu difficile au début, mais avec de l'entraînement il y arriverait en quelques secondes.
— Pourquoi ton tatouage était-il apparent à la bibliothèque le premier jour où on y a passé notre pause, s'enquit Adrien. Pourquoi ne l'as-tu pas fait disparaître ?
— Parce que lorsqu'il est présent, nous percevons mieux la magie autour de nous. Il apparaît d'ailleurs souvent spontanément à la proximité de celle-ci, comme c'est arrivé dans le bus pour toi et moi. J'étais curieuse de connaître la source de cette magie… Maintenant cela me paraît évident ...
Adrien allait lui demander ce qui était évident, quand Mark décréta :
— Je pense qu'il vaudrait mieux que l'on dorme un peu avant de faire découvrir notre monde à Adrien.
— Excellente idée, fit Jonathan en baillant.
— Bonne hibernation, le taquina Eowyn.
— Ha ! Ha !
Yohan conduisit Adrien à sa chambre, lui, dormait avec Katherine, il n'en avait donc pas l'usage, sauf quand il étudiait.
— Au fait, s'enquit Adrien, les décharges électriques accompagnent toujours l'apparition du tatouage ?
— Non, c'est plus une sensation de démangeaison, répondit Yohan avant de lui souhaiter bonne nuit.
Il se retourna en marmonnant si bas qu'Adrien ne fut pas sûr de l'avoir bien compris.
— Curieux…lui aussi… je me demande si…